CHAPITRE XIII
L’état de rêve
ou la condition de Taijasaतैजस
« La seconde condition est Taijasaतैजस (le « Lumineux », nom dérivé de Têjasतेजस्, qui est la désignation de l’élément igné), dont le siège est dans l’état de rêve (swapna-sthânaस्वप्न स्थान), qui a la connaissance des objets internes (mentaux), qui a sept membres et dix-neuf bouches, et dont le domaine est le monde de la manifestation subtile »(1).
Dans cet état, les facultés externes, tout en subsistant potentiellement, se résorbent dans le sens interne (manasमनस्), qui est leur source commune, leur support et leur fin immédiate, et qui réside dans les artères lumineuses (nâdîsनाडि) de la forme subtile, où il est répandu d’une façon indivisée, à la manière d’une chaleur diffuse. D’ailleurs, l’élément igné lui-même, considéré dans ses propriétés essentielles, est à la fois lumière et chaleur ; et, comme l’indique le nom même de Taijasaतैजस appliqué à l’état subtil, ces deux aspects, convenablement transposés (puisqu’il ne s’agit plus alors de qualités sensibles), doivent se retrouver également dans cet état. Tout ce qui se rapporte à celui-ci, comme nous avons eu déjà l’occasion de le faire remarquer en d’autres circonstances, touche de très près à la nature même de la vie, qui est inséparable de la chaleur ; et nous rappellerons que, sur ce point comme sur bien d’autres, les conceptions d’Aristote s’accordent pleinement avec celles des Orientaux. Quant à la luminosité dont il vient d’être question, il faut entendre par là la réflexion et la diffraction de la Lumière intelligible dans les modalités extra-sensibles de la manifestation formelle (dont nous n’avons d’ailleurs à considérer en tout ceci que ce qui concerne l’état humain). D’autre part, la forme subtile elle-même (sûkshma-sharîraसूक्ष्म शरीर ou linga-sharîraलिङ्ग शरीर), dans laquelle réside Taijasaतैजस, est assimilée aussi à un véhicule igné(2), bien que devant être distinguée du feu corporel (l’élément Têjasतेजस् ou ce qui en procède) qui est perçu par les sens de la forme grossière (sthûla-sharîraस्थूल शरीर), véhicule de Vaishwânaraवैश्वानर, et plus spécialement par la vue, puisque la visibilité, supposant nécessairement la présence de la lumière, est, parmi les qualités sensibles, celle qui appartient en propre à Têjasतेजस् ; mais, dans l’état subtil, il ne peut plus s’agir aucunement des bhûtasभूत, mais seulement des tanmâtrasतन्मात्र correspondants, qui sont leurs principes déterminants immédiats. Pour ce qui est des nâdîsनाडि ou artères de la forme subtile, elles ne doivent point être confondues avec les artères corporelles par lesquelles s’effectue la circulation sanguine, et elles correspondent plutôt, physiologiquement, aux ramifications du système nerveux, car elles sont expressément décrites comme lumineuses ; or, comme le feu est en quelque sorte polarisé en chaleur et lumière, l’état subtil est lié à l’état corporel de deux façons différentes et complémentaires, par le sang quant à la qualité calorique, et par le système nerveux quant à la qualité lumineuse(3). Toutefois, il doit être bien entendu que, entre les nâdîsनाडि et les nerfs, il n’y a encore qu’une simple correspondance, et non une identification, puisque les premières ne sont pas corporelles, et qu’il s’agit en réalité de deux domaines différents dans l’individualité intégrale. De même, quand on établit un rapport entre les fonctions de ces nâdîsनाडि et la respiration(4), parce que celle-ci est essentielle à l’entretien de la vie et correspond véritablement à l’acte vital principal, il ne faut point en conclure qu’on peut se les représenter comme des sortes de canaux dans lesquels l’air circulerait ; ce serait confondre avec un élément corporel le « souffle vital » (prânaप्राण), qui appartient proprement à l’ordre de la manifestation subtile(5). Il est dit que le nombre total des nâdîsनाडि est de soixante-douze mille ; d’après d’autres textes, cependant, il serait de sept cent vingt millions ; mais la différence est ici plus apparente que réelle, car, ainsi qu’il arrive toujours en pareil cas, ces nombres doivent être pris symboliquement, et non littéralement ; et il est facile de s’en rendre compte si l’on remarque qu’ils sont en relation évidente avec les nombres cycliques(6). Nous aurons encore par la suite l’occasion de donner d’autres développements sur cette question des artères subtiles, ainsi que sur le processus des divers degrés de résorption des facultés individuelles, résorption qui, comme nous l’avons dit, s’effectue en sens inverse du développement de ces mêmes facultés.
Dans l’état de rêve, l’« âme vivante » individuelle (jîvâtmâजीवात्मा) « est à elle-même sa propre lumière », et elle produit, par l’effet de son seul désir (kâmaकाम), un monde qui procède tout entier d’elle-même, et dont les objets consistent exclusivement dans des conceptions mentales, c’est-à-dire dans des combinaisons d’idées revêtues de formes subtiles, dépendant substantiellement de la forme subtile de l’individu lui-même, dont ces objets idéaux ne sont en somme qu’autant de modifications accidentelles et secondaires(7). Cette production, d’ailleurs, a toujours quelque chose d’incomplet et d’incoordonné ; c’est pourquoi elle est regardée comme illusoire (mâyâmayaमायामय) ou comme n’ayant qu’une existence apparente (prâtibhâsikaप्रातिभासिक), tandis que, dans le monde sensible où elle se situe à l’état de veille, la même « âme vivante » a la faculté d’agir dans le sens d’une production « pratique » (vyâvahârikaव्यावहारिक), illusoire aussi sans doute au regard de la réalité absolue (paramârthaपरमार्थ), et transitoire comme toute manifestation, mais possédant néanmoins une réalité relative et une stabilité suffisantes pour servir aux besoins de la vie ordinaire et « profane » (laukikaलौकिक, mot dérivé de lokaलोक, le « monde », qui doit être entendu ici dans un sens tout à fait comparable à celui qu’il a habituellement dans l’Évangile). Toutefois, il convient de remarquer que cette différence, quant à l’orientation respective de l’activité de l’être dans les deux états, n’implique pas une supériorité effective de l’état de veille sur l’état de rêve lorsque chaque état est considéré en lui-même ; du moins, une supériorité qui ne vaut que d’un point de vue « profane » ne peut pas, métaphysiquement, être considérée comme une vraie supériorité ; et même, sous un autre rapport, les possibilités de l’état de rêve sont plus étendues que celles de l’état de veille, et elles permettent à l’individu d’échapper, dans une certaine mesure, à quelques-unes des conditions limitatives auxquelles il est soumis dans sa modalité corporelle(8). Quoi qu’il en soit, ce qui est absolument réel (pâramârthikaपारमार्थिक), c’est le « Soi » (Âtmâआत्मा), exclusivement ; c’est ce que ne peut atteindre en aucune façon toute conception qui, sous quelque forme que ce soit, se renferme dans la considération des objets externes et internes, dont la connaissance constitue respectivement l’état de veille et l’état de rêve, et qui ainsi, n’allant pas plus loin que l’ensemble de ces deux états, tient tout entière dans les limites de la manifestation formelle et de l’individualité humaine.
Le domaine de la manifestation subtile peut, en raison de sa nature « mentale », être désigné comme un monde idéal, afin de le distinguer par là du monde sensible, qui est le domaine de la manifestation grossière ; mais il ne faudrait pas prendre cette désignation dans le sens de celle du « monde intelligible » de Platon, car les « idées » de celui-ci sont les possibilités à l’état principiel, qui doivent être rapportées au domaine informel ; dans l’état subtil, il ne peut être question encore que des idées revêtues de formes, puisque les possibilités qu’il comporte ne dépassent pas l’existence individuelle(9). Surtout, il ne faudrait pas songer ici à une opposition comme celle que certains philosophes modernes se plaisent à établir entre « idéal » et « réel », opposition qui n’a pour nous aucune signification : tout ce qui est, sous quelque mode que ce soit, est réel par là même, et possède précisément le genre et le degré de réalité qui conviennent à sa nature propre ; ce qui consiste en idées (c’est là tout le sens que nous donnons au mot « idéal ») n’est ni plus ni moins réel pour cela que ce qui consiste en autre chose, toute possibilité trouvant place nécessairement au rang que sa détermination même lui assigne hiérarchiquement dans l’Univers.
Dans l’ordre de la manifestation universelle, de même que le monde sensible, dans son ensemble, est identifié à Virâjविराज्, ce monde idéal dont nous venons de parler est identifié à Hiranyagarbhaहिरण्यगर्भ (c’est-à-dire littéralement l’« Embryon d’or »)(10), qui est Brahmâब्रह्मा (détermination de Brahmaब्रह्म comme effet, kâryaकार्य)(11) s’enveloppant dans l’« Œuf du Monde » (Brahmândaब्रह्माण्ड)(12), à partir duquel se développera, suivant son mode de réalisation, toute la manifestation formelle qui y est virtuellement contenue comme conception de ce Hiranyagarbhaहिरण्यगर्भ, germe primordial de la Lumière cosmique(13). En outre, Hiranyagarbhaहिरण्यगर्भ est désigné comme « ensemble synthétique de vie » (jîva-ghanaजीव घन)(14) ; en effet, il est véritablement la « Vie Universelle »(15), en raison de cette connexion déjà signalée de l’état subtil avec la vie, laquelle, même envisagée dans toute l’extension dont elle est susceptible (et non pas limitée à la seule vie organique ou corporelle à laquelle se borne le point de vue physiologique)(16), n’est d’ailleurs qu’une des conditions spéciales de l’état d’existence auquel appartient l’individualité humaine ; le domaine de la vie ne dépasse donc pas les possibilités que comporte cet état, qui, bien entendu, doit être pris ici intégralement, et dont les modalités subtiles font partie tout aussi bien que la modalité grossière.
Que l’on se place au point de vue « macrocosmique », comme nous venons de le faire en dernier lieu, ou au point de vue « microcosmique » que nous avions envisagé tout d’abord, le monde idéal dont il s’agit est conçu par des facultés qui correspondent analogiquement à celles par lesquelles est perçu le monde sensible, ou, si l’on préfère, qui sont les mêmes facultés que celles-ci en principe (puisque ce sont toujours les facultés individuelles), mais considérées dans un autre mode d’existence et à un autre degré de développement, leur activité s’exerçant dans un domaine différent. C’est pourquoi Âtmâआत्मा, dans cet état de rêve, c’est-à-dire en tant que Taijasaतैजस, a le même nombre de membres et de bouches (ou instruments de connaissance) que dans l’état de veille, en tant que Vaishwânaraवैश्वानर(17) ; il est d’ailleurs inutile d’en répéter l’énumération, car les définitions que nous en avons données précédemment peuvent s’appliquer également, par une transposition appropriée, aux deux domaines de la manifestation grossière ou sensible et de la manifestation subtile ou idéale.