CHAPITRE XIV
L’état de sommeil profond
ou la condition de Prâjnaप्राज्ञ

« Quand l’être qui dort n’éprouve aucun désir et n’est sujet à aucun rêve, son état est celui du sommeil profond (sushupta-sthânaसुषुप्त स्थान) ; celui (c’est-à-dire Âtmâआत्मा lui-même dans cette condition) qui dans cet état est devenu un (sans aucune distinction ou différenciation)(1), qui s’est identifié soi-même avec un ensemble synthétique (unique et sans détermination particulière) de Connaissance intégrale (Prajnâna-ghanaप्रज्ञान घन)(2), qui est rempli (par pénétration et assimilation intime) de la Béatitude (ânandamayaआनन्दमय), jouissant véritablement de cette Béatitude (Ânandaआनन्द, comme de son domaine propre), et dont la bouche (l’instrument de connaissance) est (uniquement) la Conscience totale (Chitचित्) elle-même (sans intermédiaire ni particularisation d’aucune sorte), celui-là est appelé Prâjnaप्राज्ञ (Celui qui connaît en dehors et au delà de toute condition spéciale) : ceci est la troisième condition »(3).

Comme on peut s’en rendre compte immédiatement, le véhicule d’Âtmâआत्मा dans cet état est le kârana-sharîraकारण शरीर, puisque celui-ci est ânandamaya-koshaआनन्दमय कोश ; et, bien qu’on en parle analogiquement comme d’un véhicule ou d’une enveloppe, ce n’est rien qui soit véritablement distinct d’Âtmâआत्मा lui-même, puisque nous sommes ici au delà de la distinction. La Béatitude est faite de toutes les possibilités d’Âtmâआत्मा, elle est, pourrait-on dire, la somme même de ces possibilités ; et, si Âtmâआत्मा, en tant que Prâjnaप्राज्ञ, jouit de cette Béatitude comme de son domaine propre, c’est qu’elle n’est en réalité autre chose que la plénitude de son être, ainsi que nous l’avons déjà indiqué précédemment. C’est là un état essentiellement informel et supra-individuel ; il ne saurait donc aucunement s’agir d’un état « psychique » ou « psychologique », comme l’ont cru quelques orientalistes. Ce qui est proprement « psychique », en effet, c’est l’état subtil ; et, en faisant cette assimilation, nous prenons le mot « psychique » dans son sens primitif, celui qu’il avait pour les anciens, sans nous préoccuper des diverses acceptions beaucoup plus spécialisées qui lui ont été données ultérieurement, et avec lesquelles il ne pourrait même plus s’appliquer à l’état subtil tout entier. Pour ce qui est de la psychologie des Occidentaux modernes, elle ne concerne qu’une partie fort restreinte de l’individualité humaine, celle où le « mental » se trouve en relation immédiate avec la modalité corporelle, et, étant données les méthodes qu’elle emploie, elle est incapable d’aller plus loin ; en tout cas, l’objet même qu’elle se propose, et qui est exclusivement l’étude des phénomènes mentaux, la limite strictement au domaine de l’individualité, de sorte que l’état dont il s’agit maintenant échappe nécessairement à ses investigations, et l’on pourrait même dire qu’il lui est doublement inaccessible, d’abord parce qu’il est au delà du « mental » ou de la pensée discursive et différenciée, et ensuite parce qu’il est également au delà de tout « phénomène » quel qu’il soit, c’est-à-dire de toute manifestation formelle.

Cet état d’indifférenciation, dans lequel toute la connaissance, y compris celle des autres états, est centralisée synthétiquement dans l’unité essentielle et fondamentale de l’être, est l’état non-manifesté ou « non-développé » (avyaktaअव्यक्त), principe et cause (kâranaकारण) de toute la manifestation, et à partir duquel celle-ci est développée dans la multiplicité de ses divers états, et plus particulièrement, en ce qui concerne l’être humain, dans ses états subtil et grossier. Ce non-manifesté, conçu comme racine du manifesté (vyaktaव्यक्त) qui n’est que son effet (kâryaकार्य), est identifié sous ce rapport à Mûla-Prakritiमूल प्रकृति, la « Nature primordiale » ; mais, en réalité, il est à la fois Purushaपुरुष et Prakritiप्रकृति, les contenant l’un et l’autre dans son indifférenciation même, car il est cause au sens total de ce mot, c’est-à-dire tout à la fois « cause efficiente » et « cause matérielle », pour nous servir de la terminologie ordinaire, à laquelle nous préférerions d’ailleurs de beaucoup les expressions de « cause essentielle » et « cause substantielle », puisque c’est bien à l’« essence » et à la « substance », définies comme nous l’avons fait précédemment, que se rapportent respectivement ces deux aspects complémentaires de la causalité. Si Âtmâआत्मा, dans ce troisième état, est ainsi au delà de la distinction de Purushaपुरुष et de Prakritiप्रकृति, ou des deux pôles de la manifestation, c’est qu’il est, non plus dans l’existence conditionnée, mais bien au degré de l’Être pur ; cependant, nous devons en outre y comprendre Purushaपुरुष et Prakritiप्रकृति, qui sont encore non-manifestés, et même en un sens, comme nous le verrons tout à l’heure, les états informels de manifestation, que nous avons dû déjà rattacher à l’Universel, puisque ce sont véritablement des états supra-individuels de l’être ; et d’ailleurs, rappelons-le encore, tous les états manifestés sont contenus, en principe et synthétiquement, dans l’Être non-manifesté.

Dans cet état, les différents objets de la manifestation, même ceux de la manifestation individuelle, tant externes qu’internes, ne sont d’ailleurs point détruits, mais subsistent en mode principiel, étant unifiés par là même qu’ils ne sont plus conçus sous l’aspect secondaire et contingent de la distinction ; ils se retrouvent nécessairement parmi les possibilités du « Soi », et celui-ci demeure conscient par lui-même de toutes ces possibilités, envisagées « non-distinctivement » dans la Connaissance intégrale, dès lors qu’il est conscient de sa propre permanence dans l’« éternel présent »(4). S’il en était autrement, et si les objets de la manifestation ne subsistaient pas ainsi principiellement (supposition qui est d’ailleurs impossible en elle-même, car ces objets ne seraient alors qu’un pur néant, qui ne saurait exister en aucune façon, pas même en mode illusoire), il ne pourrait y avoir aucun retour de l’état de sommeil profond aux états de rêve et de veille, puisque toute manifestation formelle serait irrémédiablement détruite pour l’être dès qu’il est entré dans le sommeil profond ; or un tel retour est toujours possible, au contraire, et se produit effectivement, du moins pour l’être qui n’est pas actuellement « délivré », c’est-à-dire affranchi définitivement des conditions de l’existence individuelle.

Le terme Chitचित् doit être entendu, non pas, comme l’était précédemment son dérivé chittaचित्त, au sens restreint de la pensée individuelle et formelle (cette détermination restrictive, qui implique une modification par réflexion, étant marquée dans le dérivé par le suffixe ktaक्त, qui est la terminaison du participe passif), mais bien au sens universel, comme la Conscience totale du « Soi » envisagée dans son rapport avec son unique objet, lequel est Ânandaआनन्द ou la Béatitude(5). Cet objet, tout en constituant alors en quelque façon l’enveloppe du « Soi » (ânandamaya-koshaआनन्दमय कोश), ainsi que nous l’avons expliqué plus haut, est identique au sujet lui-même, qui est Satसत् ou l’Être pur, et n’en est point véritablement distinct, ne pouvant pas l’être en effet là où il n’y a plus aucune distinction réelle(6). Ainsi ces trois, Satसत्, Chitचित् et Ânandaआनन्द (généralement réunis en Sachchidânandaसच्चिदानन्द)(7), ne sont absolument qu’un seul et même être, et cet « un » est Âtmâआत्मा, considéré en dehors et au delà de toutes les conditions particulières qui déterminent chacun de ses divers états de manifestation.

Dans cet état, qui est encore désigné parfois sous le nom de samprasâdaसम्प्रसाद ou « sérénité »(8), la Lumière intelligible est saisie directement, ce qui constitue l’intuition intellectuelle, et non plus par réflexion à travers le « mental » (manasमनस्) comme dans les états individuels. Nous avons appliqué précédemment cette expression d’« intuition intellectuelle » à Buddhiबुद्धि, faculté de connaissance supra-rationnelle et supra-individuelle, bien que déjà manifestée ; sous ce rapport, il faut donc inclure d’une certaine façon Buddhiबुद्धि dans l’état de Prâjnaप्राज्ञ, qui comprendra ainsi tout ce qui est au delà de l’existence individuelle. Nous avons alors à considérer dans l’Être un nouveau ternaire, qui est constitué par Purushaपुरुष, Prakritiप्रकृति et Buddhiबुद्धि, c’est-à-dire par les deux pôles de la manifestation, « essence » et « substance », et par la première production de Prakritiप्रकृति sous l’influence de Purushaपुरुष, production qui est la manifestation informelle. Il faut ajouter, d’ailleurs, que ce ternaire ne représente que ce qu’on pourrait appeler l’« extériorité » de l’Être, et qu’ainsi il ne coïncide nullement avec l’autre ternaire principiel que nous venons d’envisager, et qui se rapporte véritablement à son « intériorité », mais qu’il en serait plutôt comme une première particularisation en mode distinctif(9) ; il va de soi que, en parlant ici d’« extérieur » et d’« intérieur », nous n’employons qu’un langage purement analogique, basé sur un symbolisme spatial, et qui ne saurait littéralement s’appliquer à l’Être pur. D’autre part, le ternaire de Sachchidânandaसच्चिदानन्द, qui est coextensif à l’Être, se traduit encore, dans l’ordre de la manifestation informelle, par celui que l’on distingue en Buddhiबुद्धि, et dont nous avons déjà parlé : le Matsya-Purâna, que nous citions alors, déclare que, « dans l’Universel, Mahatमहत् (ou Buddhiबुद्धि) est Îshwaraईश्वर » ; et Prâjnaप्राज्ञ est aussi Îshwaraईश्वर, auquel appartient proprement le kârana-sharîraकारण शरीर. On peut dire encore que la Trimûrtiत्रिमूर्ति ou « triple manifestation » est seulement l’« extériorité » d’Îshwaraईश्वर ; en soi, celui-ci est indépendant de toute manifestation, dont il est le principe, étant l’Être même ; et tout ce qui est dit d’Îshwaraईश्वर, aussi bien en soi que par rapport à la manifestation, peut être dit également de Prâjnaप्राज्ञ qui lui est identifié. Ainsi, en dehors du point de vue spécial de la manifestation et des divers états conditionnés qui dépendent de lui dans cette manifestation, l’intellect n’est point différent d’Âtmâआत्मा, car celui-ci doit être considéré comme « se connaissant soi-même par soi-même », puisqu’il n’y a plus alors aucune réalité qui soit véritablement distincte de lui, tout étant compris dans ses propres possibilités ; et c’est dans cette « Connaissance de Soi » que réside proprement la Béatitude.

« Celui-ci (Prâjnaप्राज्ञ) est le Seigneur (Îshwaraईश्वर) de tout (sarvaसर्व, mot qui implique ici, dans son extension universelle, l’ensemble des « trois mondes », c’est-à-dire de tous les états de manifestation compris synthétiquement dans leur principe) ; Il est omniscient (car tout Lui est présent dans la Connaissance intégrale, et Il connaît directement tous les effets dans la cause principielle totale, laquelle n’est aucunement distincte de Lui)(10) ; Il est l’ordonnateur interne (antar-yâmîअन्तर् यामी, qui, résidant au centre même de l’être, régit et contrôle toutes les facultés correspondant à ses divers états, tout en demeurant Lui-même « non-agissant » dans la plénitude de Son activité principielle)(11) ; Il est la source (yoniयोनि, matrice ou racine primordiale, en même temps que principe ou cause première) de tout (ce qui existe sous quelque mode que ce soit) ; Il est l’origine (prabhavaप्रभव, par Son expansion dans la multitude indéfinie de Ses possibilités) et la fin (apyayaअप्यय, par Son repliement en l’unité de Soi-même)(12) de l’universalité des êtres (étant Soi-même l’Être Universel) »(13).