CHAPITRE XV
L’état inconditionné d’Âtmâआत्मा

« Veille, rêve, sommeil profond, et ce qui est au delà, tels sont les quatre états d’Âtmâआत्मा ; le plus grand (mahattaraमहत्तर) est le Quatrième (Turîyaतुरीय). Dans les trois premiers, Brahmaब्रह्म réside avec un de ses pieds ; il a trois pieds dans le dernier »(1). Ainsi, les proportions établies précédemment à un certain point de vue se trouvent renversées à un autre point de vue : des quatre « pieds » (pâdasपाद) d’Âtmâआत्मा, les trois premiers quant à la distinction des états n’en sont qu’un pour l’importance métaphysique, et le dernier en est trois à lui seul sous le même rapport. Si Brahmaब्रह्म n’était pas « sans parties » (akhandaअखण्ड), on pourrait dire qu’un quart de Lui seulement est dans l’Être (y compris tout ce qui en dépend, c’est-à-dire la manifestation universelle dont il est le principe), tandis que Ses trois autres quarts sont au delà de l’Être(2). Ces trois quarts peuvent être envisagés de la façon suivante : 1o la totalité des possibilités de manifestation en tant qu’elles ne se manifestent pas, donc à l’état absolument permanent et inconditionné, comme tout ce qui est du « Quatrième » (en tant qu’elles se manifestent, elles appartiennent aux deux premiers états ; en tant que « manifestables », au troisième, principiel par rapport à ceux-là) ; 2o la totalité des possibilités de non-manifestation (dont nous ne parlons d’ailleurs au pluriel que par analogie, car elles sont évidemment au delà de la multiplicité, et même au delà de l’unité) ; 3o enfin, le Principe Suprême des unes et des autres, qui est la Possibilité Universelle, totale, infinie et absolue(3).

« Les Sages pensent que le Quatrième (Chaturthaचतुर्थ)(4), qui n’est connaissant ni des objets internes ni des objets externes (d’une façon distinctive et analytique), ni à la fois des uns et des autres (envisagés synthétiquement et en principe), et qui n’est pas (même) un ensemble synthétique de Connaissance intégrale, n’étant ni connaissant ni non-connaissant, est invisible (adrishtaअदृष्ट, et également non-perceptible par quelque faculté que ce soit), non-agissant (avyavahâryaअव्यवहार्य, dans Son immuable identité), incompréhensible (agrâhyaअग्राह्य, puisqu’Il comprend tout), indéfinissable (alakshanaअलक्षण, puisqu’Il est sans aucune limite), impensable (achintyaअचिन्त्य, ne pouvant être revêtu d’aucune forme), indescriptible (avyapadêshyaअव्यपदेश्य, ne pouvant être qualifié par aucune attribution ou détermination particulière), l’unique essence fondamentale (pratyaya-sâraप्रत्यय सार) du “Soi” (Âtmâआत्मा, présent dans tous les états), sans aucune trace du développement de la manifestation (prapancha-upashamaप्रपञ्चसार उपशम, et par suite absolument et totalement affranchi des conditions spéciales de quelque mode d’existence que ce soit), plénitude de la Paix et de la Béatitude, sans dualité : Il est Âtmâआत्मा (Lui-même, en dehors et indépendamment de toute condition), (ainsi) Il doit être connu »(5).

On remarquera que tout ce qui concerne cet état inconditionné d’Âtmâआत्मा est exprimé sous une forme négative ; et il est facile de comprendre qu’il en soit ainsi, car, dans le langage, toute affirmation directe est forcément une affirmation particulière et déterminée, l’affirmation de quelque chose qui exclut autre chose, et qui limite ainsi ce dont on peut l’affirmer(6). Toute détermination est une limitation, donc une négation(7) ; par suite, c’est la négation d’une détermination qui est une véritable affirmation, et les termes d’apparence négative que nous rencontrons ici sont, dans leur sens réel, éminemment affirmatifs. D’ailleurs, le mot « Infini », dont la forme est semblable, exprime la négation de toute limite, de sorte qu’il équivaut à l’affirmation totale et absolue, qui comprend ou enveloppe toutes les affirmations particulières, mais qui n’est aucune de celles-ci à l’exclusion des autres, précisément parce qu’elle les implique toutes également et « non-distinctivement » ; et c’est ainsi que la Possibilité Universelle comprend absolument toutes les possibilités. Tout ce qui peut s’exprimer sous forme affirmative est nécessairement enfermé dans le domaine de l’Être, puisque celui-ci est lui-même la première affirmation ou la première détermination, celle dont procèdent toutes les autres, de même que l’unité est le premier des nombres et que ceux-ci en dérivent tous ; mais, ici, nous sommes dans la « non-dualité », et non plus dans l’unité, ou, en d’autres termes, nous sommes au delà de l’Être, par là même que nous sommes au delà de toute détermination, même principielle(8).

En Soi-même, Âtmâआत्मा n’est donc ni manifesté (vyaktaव्यक्त), ni non-manifesté (avyaktaअव्यक्त), du moins si l’on regarde seulement le non-manifesté comme le principe immédiat du manifesté (ce qui se réfère à l’état de Prâjnaप्राज्ञ) ; mais Il est à la fois le principe du manifesté et du non-manifesté (bien que ce Principe Suprême puisse d’ailleurs aussi être dit non-manifesté en un sens supérieur, ne fût-ce que pour affirmer par là Son immutabilité absolue et l’impossibilité de Le caractériser par aucune attribution positive). « Lui (le Suprême Brahmaब्रह्म, auquel Âtmâआत्मा inconditionné est identique), l’œil ne L’atteint point(9), ni la parole, ni le “mental”(10) ; nous ne Le reconnaissons point (comme compréhensible par autre que Lui-même), et c’est pourquoi nous ne savons comment enseigner Sa nature (par une description quelconque). Il est supérieur à ce qui est connu (distinctivement, ou à l’Univers manifesté), et Il est même au delà de ce qui n’est pas connu (distinctivement, ou de l’Univers non-manifesté, un avec l’Être pur)(11) ; tel est l’enseignement que nous avons reçu des Sages d’autrefois. On doit considérer que Ce qui n’est point manifesté par la parole (ni par aucune autre chose), mais par quoi la parole est manifestée (ainsi que toutes choses), est Brahmaब्रह्म (dans Son Infinité), et non ce qui est envisagé (en tant qu’objet de méditation) comme “ceci” (un être individuel ou un monde manifesté, suivant que le point de vue se rapporte au « microcosme » ou au « macrocosme ») ou “cela” (Îshwaraईश्वर ou l’Être Universel lui-même, en dehors de toute individualisation et de toute manifestation) »(12).

Shankarâchârya ajoute à ce passage le commentaire suivant : « Un disciple qui a suivi attentivement l’exposition de la nature de Brahmaब्रह्म doit être amené à penser qu’il connaît parfaitement Brahmaब्रह्म (du moins théoriquement) ; mais, malgré les raisons apparentes qu’il peut avoir de penser ainsi, ce n’en est pas moins une opinion erronée. En effet, la signification bien établie de tous les textes concernant le Vêdântaवेदान्त est que le “Soi” de tout être qui possède la Connaissance est identique à Brahmaब्रह्म (puisque, par cette Connaissance même, l’« Identité Suprême » est réalisée). Or, de toute chose qui est susceptible de devenir un objet de connaissance, une connaissance distincte et définie est possible ; mais il n’en est pas ainsi de Ce qui ne peut devenir un tel objet. Cela est Brahmaब्रह्म, car Il est le Connaisseur (total), et le Connaisseur peut connaître les autres choses (les renfermant toutes dans Son infinie compréhension, qui est identique à la Possibilité Universelle), mais non Se faire Lui-même l’objet de Sa propre Connaissance (car, dans Son identité qui ne résulte d’aucune identification, on ne peut pas même faire, comme dans la condition de Prâjnaप्राज्ञ, la distinction principielle d’un sujet et d’un objet qui sont cependant « le même », et Il ne peut pas cesser d’être Soi-même, « tout-connaissant », pour devenir « tout-connu », qui serait un autre Soi-même), de la même façon que le feu peut brûler d’autres choses, mais non se brûler lui-même (sa nature essentielle étant indivisible, comme, analogiquement, Brahmaब्रह्म est « sans dualité »)(13). D’autre part, il ne peut pas être dit non plus que Brahmaब्रह्म puisse être un objet de connaissance pour un autre que Lui-même, car, en dehors de Lui, il n’est rien qui soit connaissant (toute connaissance, même relative, n’étant qu’une participation de la Connaissance absolue et suprême) »(14).

C’est pourquoi il est dit dans la suite du texte : « Si tu penses que tu connais bien (Brahmaब्रह्म), ce que tu connais de Sa nature est en réalité peu de chose ; pour cette raison, Brahmaब्रह्म doit encore être plus attentivement considéré par toi. (La réponse est celle-ci :) Je ne pense pas que je Le connais ; par là je veux dire que je ne Le connais pas bien (d’une façon distincte, comme je connaîtrais un objet susceptible d’être décrit ou défini) ; et cependant je Le connais (suivant l’enseignement que j’ai reçu concernant Sa nature). Quiconque parmi nous comprend ces paroles (dans leur véritable signification) : “Je ne Le connais pas, et cependant je Le connais”, celui-là Le connaît en vérité. Par celui qui pense que Brahmaब्रह्म est non-compris (par une faculté quelconque), Brahmaब्रह्म est compris (car, par la Connaissance de Brahmaब्रह्म, celui-là est devenu réellement et effectivement identique à Brahmaब्रह्म même) ; mais celui qui pense que Brahmaब्रह्म est compris (par quelque faculté sensible ou mentale) ne Le connaît point. Brahmaब्रह्म (en Soi-même, dans Son incommunicable essence) est inconnu à ceux qui Le connaissent (à la façon d’un objet quelconque de connaissance, que ce soit un être particulier ou l’Être Universel), et Il est connu à ceux qui ne Le connaissent point (comme « ceci » ou « cela ») »(15).