CHAPITRE XVII
L’évolution posthume de l’être humain
Jusqu’ici, nous avons envisagé la constitution de l’être humain et les différents états dont il est susceptible tant qu’il subsiste comme composé des divers éléments que nous avons eu à distinguer dans cette constitution, c’est-à-dire pendant la durée de sa vie individuelle. Il est nécessaire d’insister sur ce point, que les états qui appartiennent véritablement à l’individu comme tel, c’est-à-dire non seulement l’état grossier ou corporel pour lequel la chose est évidente, mais aussi l’état subtil (à la condition, bien entendu, de n’y comprendre que les modalités extra-corporelles de l’état humain intégral, et non les autres états individuels de l’être), sont proprement et essentiellement des états de l’homme vivant. Ce n’est pas à dire qu’il faille admettre que l’état subtil cesse à l’instant même de la mort corporelle, et du seul fait de celle-ci ; nous verrons plus loin qu’il se produit alors, au contraire, un passage de l’être dans la forme subtile, mais ce passage ne constitue qu’une phase transitoire dans la résorption des facultés individuelles du manifesté au non-manifesté, phase dont l’existence s’explique tout naturellement par le caractère intermédiaire que nous avons déjà reconnu à l’état subtil. On peut cependant, il est vrai, avoir à envisager en un certain sens, et dans certains cas tout au moins, un prolongement, et même un prolongement indéfini, de l’individualité humaine, que l’on devra forcément rapporter aux modalités subtiles, c’est-à-dire extra-corporelles, de cette individualité ; mais ce prolongement n’est plus du tout la même chose que l’état subtil tel qu’il existait pendant la vie terrestre. Il faut bien se rendre compte, en effet, que, sous cette même dénomination d’« état subtil », on se trouve obligé de comprendre des modalités fort diverses et extrêmement complexes, même si l’on se borne à la considération du seul domaine des possibilités proprement humaines ; c’est pourquoi nous avons pris soin, dès le début, de prévenir qu’elle devait toujours être entendue par rapport à l’état corporel pris comme point de départ et comme terme de comparaison, de sorte qu’elle n’acquiert un sens précis que par opposition à cet état corporel ou grossier, lequel, de son côté, nous apparaît comme suffisamment défini par lui-même parce qu’il est celui où nous nous trouvons présentement. On aura pu remarquer aussi que, parmi les cinq enveloppes du « Soi », il en est trois qui sont regardées comme constitutives de la forme subtile (alors qu’une seule correspond à chacun des deux autres états conditionnés d’Âtmâआत्मा : pour l’un, parce qu’il n’est en réalité qu’une modalité spéciale et déterminée de l’individu ; pour l’autre, parce qu’il est un état essentiellement unifié et « non-distingué ») ; et cela est encore une preuve manifeste de la complexité de l’état dans lequel le « Soi » a cette forme pour véhicule, complexité dont il faut toujours se souvenir si l’on veut comprendre ce qui peut en être dit suivant qu’on l’envisagera sous des points de vue divers.
Nous devons maintenant aborder la question de ce qu’on appelle ordinairement l’« évolution posthume » de l’être humain, c’est-à-dire des conséquences qu’entraîne, pour cet être, la mort ou, pour mieux préciser comment nous entendons ce mot, la dissolution de ce composé dont nous avons parlé et qui constitue son individualité actuelle. Il faut remarquer, d’ailleurs, que, lorsque cette dissolution a eu lieu, il n’y a plus d’être humain à proprement parler, puisque c’est essentiellement le composé qui est l’homme individuel ; le seul cas où l’on puisse continuer à l’appeler humain en un certain sens est celui où, après la mort corporelle, l’être demeure dans quelqu’un de ces prolongements de l’individualité auxquels nous avons fait allusion, parce que, dans ce cas, bien que cette individualité ne soit plus complète sous le rapport de la manifestation (puisque l’état corporel lui manque désormais, les possibilités qui y correspondent pour elle ayant terminé le cycle entier de leur développement), certains de ses éléments psychiques ou subtils subsistent d’une certaine façon sans se dissocier. Dans tout autre cas, l’être ne peut plus être dit humain, puisque, de l’état auquel s’applique ce nom, il est passé à un autre état, individuel ou non ; ainsi, l’être qui était humain a cessé de l’être pour devenir autre chose, de même que, par la naissance, il était devenu humain en passant d’un autre état à celui qui est présentement le nôtre. Du reste, si l’on entend la naissance et la mort au sens le plus général, c’est-à-dire comme changements d’état, on se rend compte immédiatement que ce sont là des modifications qui se correspondent analogiquement, étant le commencement et la fin d’un cycle d’existence individuelle ; et même, quand on sort du point de vue spécial d’un état déterminé pour envisager l’enchaînement des divers états entre eux, on voit que, en réalité, ce sont des phénomènes rigoureusement équivalents, la mort à un état étant en même temps la naissance dans un autre. En d’autres termes, c’est la même modification qui est mort ou naissance suivant l’état ou le cycle d’existence par rapport auquel on la considère, puisque c’est proprement le point commun aux deux états, ou le passage de l’un à l’autre ; et ce qui est vrai ici pour des états différents l’est aussi, à un autre degré, pour des modalités diverses d’un même état, si l’on regarde ces modalités comme constituant, quant au développement de leurs possibilités respectives, autant de cycles secondaires qui s’intègrent dans l’ensemble d’un cycle plus étendu(1). Enfin, il est nécessaire d’ajouter expressément que la « spécification », au sens où nous avons pris ce mot plus haut, c’est-à-dire le rattachement à une espèce définie, telle que l’espèce humaine, qui impose à un être certaines conditions générales constituant la nature spécifique, ne vaut que dans un état déterminé et ne peut s’étendre au delà ; il ne peut en être autrement, dès lors que l’espèce n’est nullement un principe transcendant par rapport à cet état individuel, mais relève exclusivement du domaine de celui-ci, étant elle-même soumise aux conditions limitatives qui le définissent ; et c’est pourquoi l’être qui est passé à un autre état n’est plus humain, n’appartenant plus aucunement à l’espèce humaine(2).
Nous devons encore faire des réserves sur l’expression d’« évolution posthume », qui pourrait donner lieu trop facilement à diverses équivoques ; et, tout d’abord, la mort étant conçue comme la dissolution du composé humain, il est bien évident que le mot « évolution » ne peut être pris ici dans le sens d’un développement individuel, puisqu’il s’agit, au contraire, d’une résorption de l’individualité dans l’état non-manifesté(3) ; ce serait donc plutôt une « involution » au point de vue spécial de l’individu. Étymologiquement, en effet, ces termes d’« évolution » et d’« involution » ne signifient rien de plus ni d’autre que « développement » et « enveloppement »(4) ; mais nous savons bien que, dans le langage moderne, le mot « évolution » a reçu couramment une tout autre acception, qui en a fait à peu près un synonyme de « progrès ». Nous avons eu déjà l’occasion de nous expliquer suffisamment sur ces idées très récentes de « progrès » ou d’« évolution », qui, en s’amplifiant au delà de toute mesure raisonnable, en sont arrivées à fausser complètement la mentalité occidentale actuelle ; nous n’y reviendrons pas ici. Nous rappellerons seulement qu’on ne peut valablement parler de « progrès » que d’une façon toute relative, en ayant toujours soin de préciser sous quel rapport on l’entend et entre quelles limites on l’envisage ; réduit à ces proportions, il n’a plus rien de commun avec ce « progrès » absolu dont on a commencé à parler vers la fin du xviiie siècle, et que nos contemporains se plaisent à décorer du nom d’« évolution », soi-disant plus « scientifique ». La pensée orientale, comme la pensée ancienne de l’Occident, ne saurait admettre cette notion de « progrès », sinon dans le sens relatif que nous venons d’indiquer, c’est-à-dire comme une idée tout à fait secondaire, d’une portée extrêmement restreinte et sans aucune valeur métaphysique, puisqu’elle est de celles qui ne peuvent s’appliquer qu’à des possibilités d’ordre particulier et ne sont pas transposables au delà de certaines limites. Le point de vue « évolutif » n’est pas susceptible d’universalisation, et il n’est pas possible de concevoir l’être véritable comme quelque chose qui « évolue » entre deux points définis, ou qui « progresse », même indéfiniment, dans un sens déterminé ; de telles conceptions sont entièrement dépourvues de toute signification, et elles prouveraient une complète ignorance des données les plus élémentaires de la métaphysique. On pourrait tout au plus, d’une certaine façon, parler d’« évolution » pour l’être dans le sens de passage à un état supérieur ; mais encore faudrait-il faire alors une restriction qui conserve à ce terme toute sa relativité, car, en ce qui concerne l’être envisagé en soi et dans sa totalité, il ne peut jamais être question ni d’« évolution » ni d’« involution », en quelque sens qu’on veuille l’entendre, puisque son identité essentielle n’est aucunement altérée par les modifications particulières et contingentes, quelles qu’elles soient, qui affectent seulement tel ou tel de ses états conditionnés.
Une autre réserve doit encore être faite au sujet de l’emploi du mot « posthume » : ce n’est que du point de vue spécial de l’individualité humaine, et en tant que celle-ci est conditionnée par le temps, que l’on peut parler de ce qui se produit « après la mort », aussi bien d’ailleurs que de ce qui a eu lieu « avant la naissance », du moins si l’on entend garder à ces mots « avant » et « après » la signification chronologique qu’ils ont d’ordinaire. En eux-mêmes, les états dont il s’agit, s’ils sont en dehors du domaine de l’individualité humaine, ne sont aucunement temporels et ne peuvent par conséquent être situés chronologiquement ; et cela est vrai même pour ceux qui peuvent avoir parmi leurs conditions un certain mode de durée, c’est-à-dire de succession, dès lors que ce n’est plus la succession temporelle. Quant à l’état non-manifesté, il va de soi qu’il est affranchi de toute succession, de sorte que les idées d’antériorité et de postériorité, même entendues avec la plus grande extension dont elles soient susceptibles, ne peuvent aucunement s’y appliquer ; et l’on peut remarquer à cet égard que, même pendant la vie, l’être n’a plus la notion du temps lorsque sa conscience est sortie du domaine individuel, comme il arrive dans le sommeil profond ou dans l’évanouissement extatique : tant qu’il est dans de tels états, qui sont véritablement non-manifestés, le temps n’existe plus pour lui. Il resterait à considérer le cas où l’état « posthume » est un simple prolongement de l’individualité humaine : à la vérité, ce prolongement peut se situer dans la « perpétuité », c’est-à-dire dans l’indéfinité temporelle, ou, en d’autres termes, dans un mode de succession qui est encore du temps (puisqu’il ne s’agit pas d’un état soumis à d’autres conditions que le nôtre), mais un temps qui n’a plus de commune mesure avec celui dans lequel s’accomplit l’existence corporelle. D’ailleurs, un tel état n’est pas ce qui nous intéresse particulièrement au point de vue métaphysique, puisqu’il nous faut au contraire envisager essentiellement, à ce point de vue, la possibilité de sortir des conditions individuelles, et non celle d’y demeurer indéfiniment ; si nous devons cependant en parler, c’est surtout pour tenir compte de tous les cas possibles, et aussi parce que, comme on le verra par la suite, ce prolongement de l’existence humaine réserve à l’être une possibilité d’atteindre la « Délivrance » sans passer par d’autres états individuels. Quoi qu’il en soit, et en laissant de côté ce dernier cas, nous pouvons dire ceci : si l’on parle d’états non-humains comme situés « avant la naissance » et « après la mort », c’est d’abord parce qu’ils apparaissent ainsi par rapport à l’individualité ; mais il faut d’ailleurs avoir bien soin de remarquer que ce n’est pas l’individualité qui passe dans ces états ou qui les parcourt successivement, puisque ce sont des états qui sont en dehors de son domaine et qui ne la concernent pas en tant qu’individualité. D’autre part, il y a un sens dans lequel on peut appliquer les idées d’antériorité et de postériorité, en dehors de tout point de vue de succession temporelle ou autre : nous voulons parler de cet ordre, à la fois logique et ontologique, dans lequel les divers états s’enchaînent et se déterminent les uns les autres ; si un état est ainsi la conséquence d’un autre, on pourra dire qu’il lui est postérieur, en employant dans une telle façon de parler le même symbolisme temporel qui sert à exprimer toute la théorie des cycles, et bien que, métaphysiquement, il y ait une parfaite simultanéité entre tous les états, un point de vue de succession effective ne s’appliquant qu’à l’intérieur d’un état déterminé.
Tout cela étant dit pour qu’on ne soit pas tenté d’accorder à l’expression d’« évolution posthume », si l’on tient à l’employer à défaut d’une autre plus adéquate et pour se conformer à certaines habitudes, une importance et une signification qu’elle n’a pas et ne saurait avoir en réalité, nous en viendrons à l’étude de la question à laquelle elle se rapporte, question dont la solution, d’ailleurs, résulte presque immédiatement de toutes les considérations qui précèdent. L’exposé qui va suivre est emprunté aux Brahma-Sûtrasब्रह्म सूत्र(5) et à leur commentaire traditionnel (et par là nous entendons surtout celui de Shankarâchârya), mais nous devons avertir qu’il n’en est pas une traduction littérale ; il nous arrivera parfois de résumer le commentaire(6), et parfois aussi de le commenter à son tour, sans quoi le résumé demeurerait à peu près incompréhensible, ainsi qu’il arrive le plus souvent lorsqu’il s’agit de l’interprétation des textes orientaux(7).