CHAPITRE XX
L’artère coronale et le « rayon solaire »

Nous devons revenir maintenant à ce qui se produit pour l’être qui, n’étant pas « délivré » au moment même de la mort, doit parcourir une série de degrés, représentés symboliquement comme les étapes d’un voyage, et qui sont autant d’états intermédiaires, non définitifs, par lesquels il lui faut passer avant de parvenir au terme final. Il importe de remarquer, d’ailleurs, que tous ces états, étant encore relatifs et conditionnés, n’ont aucune commune mesure avec celui qui est seul absolu et inconditionné ; si élevés que puissent être certains d’entre eux quand on les compare à l’état corporel, il semble donc que leur obtention ne rapproche aucunement l’être de son but dernier, qui est la « Délivrance » ; et, au regard de l’Infini, la manifestation tout entière étant rigoureusement nulle, les différences entre les états qui la constituent doivent évidemment l’être aussi, quelque considérables qu’elles soient en elles-mêmes et tant qu’on envisage seulement les divers états conditionnés qu’elles séparent les uns des autres. Cependant, il n’en est pas moins vrai que le passage à certains états supérieurs constitue comme un acheminement vers la « Délivrance », qui est alors « graduelle » (krama-muktiक्रम मुक्ति), de la même façon que l’emploi de certains moyens appropriés, tels que ceux du Hatha-Yogaहठ योग, est une préparation efficace, bien qu’il n’y ait assurément aucune comparaison possible entre ces moyens contingents et l’« Union » qu’il s’agit de réaliser en les prenant comme « supports »(1). Mais il doit être bien entendu que la « Délivrance », lorsqu’elle sera réalisée, impliquera toujours une discontinuité par rapport à l’état dans lequel se trouvera l’être qui l’obtiendra, et que, quel que soit cet état, cette discontinuité n’en sera ni plus ni moins profonde, puisque, dans tous les cas, il n’y a, entre l’état de l’être « non-délivré » et celui de l’être « délivré », aucun rapport comme il en existe entre différents états conditionnés. Cela est vrai même pour les états qui sont tellement au-dessus de l’état humain que, envisagés de celui-ci, ils pourraient être pris pour le terme auquel l’être doit tendre finalement ; et cette illusion est possible même pour des états qui ne sont en réalité que des modalités de l’état humain, mais très éloignées à tous égards de la modalité corporelle ; nous avons pensé qu’il était nécessaire d’attirer l’attention sur ce point, afin de prévenir toute méprise et toute erreur d’interprétation, avant de reprendre notre exposé des modifications posthumes auxquelles peut être soumis l’être humain.

« L’“âme vivante” (jîvâtmâजीवात्मा), avec les facultés vitales résorbées en elle (et y demeurant en tant que possibilités, ainsi qu’il a été expliqué précédemment), s’étant retirée dans son propre séjour (le centre de l’individualité, désigné symboliquement comme le cœur, ainsi que nous l’avons vu au début, et où elle réside en effet en tant que, dans son essence et indépendamment de ses conditions de manifestation, elle est réellement identique à Purushaपुरुष, dont elle ne se distingue qu’illusoirement), le sommet (c’est-à-dire la portion la plus sublimée) de cet organe subtil (figuré comme un lotus à huit pétales) étincelle(2) et illumine le passage par lequel l’âme doit partir (pour atteindre les divers états dont il va être question dans la suite) : la couronne de la tête, si l’individu est un Sage (vidwânविद्वान्), et une autre région de l’organisme (correspondant physiologiquement au plexus solaire)(3), s’il est un ignorant (avidwânअविद्वान्)(4). Cent une artères (nâdîsनाडि, également subtiles et lumineuses)(5) sortent du centre vital (comme les rais d’une roue sortent de son moyeu), et l’une de ces artères (subtiles) passe par la couronne de la tête (région considérée comme correspondant aux états supérieurs de l’être, quant à leurs possibilités de communication avec l’individualité humaine, comme on l’a vu dans la description des membres de Vaishwânaraवैश्वानर) ; elle est appelée sushumnâसुषुम्न »(6). Outre celle-ci, qui occupe une situation centrale, il y a deux autres nâdîsनाडि qui jouent un rôle particulièrement important (notamment pour la correspondance de la respiration dans l’ordre subtil, et par suite pour les pratiques du Hatha-Yogaहठ योग) : l’une, située à sa droite, est appelée pingalâपिङ्गल ; l’autre, à sa gauche, est appelée idâइडा. De plus, il est dit que la pingalâपिङ्गल correspond au Soleil et l’idâइडा à la Lune ; or on a vu plus haut que le Soleil et la Lune sont désignés comme les deux yeux de Vaishwânaraवैश्वानर ; ceux-ci sont donc respectivement en relation avec les deux nâdîsनाडि dont il s’agit, tandis que la sushumnâसुषुम्न, étant au milieu, est en rapport avec le « troisième œil », c’est-à-dire avec l’œil frontal de Shivaशिव(7) ; mais nous ne pouvons qu’indiquer en passant ces considérations, qui sortent du sujet que nous avons à traiter présentement.

« Par ce passage (la sushumnâसुषुम्न et la couronne de la tête où elle aboutit), en vertu de la Connaissance acquise et de la conscience de la Voie méditée (conscience qui est essentiellement d’ordre extra-temporel, puisqu’elle est, même en tant qu’on l’envisage dans l’état humain, un reflet des états supérieurs)(8), l’âme du Sage, douée (en vertu de la régénération psychique qui a fait de lui un homme « deux fois né », dwijaद्विज)(9) de la Grâce spirituelle (Prasâdaप्रसाद) de Brahmaब्रह्म, qui réside dans ce centre vital (par rapport à l’individu humain considéré), cette âme s’échappe (s’affranchit de tout lien qui peut subsister encore avec la condition corporelle) et rencontre un rayon solaire (c’est-à-dire, symboliquement, une émanation du Soleil spirituel, qui est Brahmaब्रह्म même, envisagé cette fois dans l’Universel : ce rayon solaire n’est autre chose qu’une particularisation, en rapport avec l’être considéré, ou, si l’on préfère, une « polarisation » du principe supra-individuel Buddhiबुद्धि ou Mahatमहत्, par lequel les multiples états manifestés de l’être sont reliés entre eux et mis en communication avec la personnalité transcendante, Âtmâआत्मा, qui est identique au Soleil spirituel lui-même) ; c’est par cette route (indiquée comme le trajet du « rayon solaire ») qu’elle se dirige, soit la nuit ou le jour, l’hiver ou l’été(10). Le contact d’un rayon du Soleil (spirituel) avec la sushumnâसुषुम्न est constant, aussi longtemps que le corps subsiste (en tant qu’organisme vivant et véhicule de l’être manifesté)(11) : les rayons de la Lumière (intelligible), émanés de ce Soleil, parviennent à cette artère (subtile), et, réciproquement (en mode réfléchi), s’étendent de l’artère au Soleil (comme un prolongement indéfini par lequel est établie la communication, soit virtuelle, soit effective, de l’individualité avec l’Universel) »(12).

Ce qui vient d’être dit est complètement indépendant des circonstances temporelles et de toutes autres contingences similaires qui accompagnent la mort ; ce n’est pas que ces circonstances soient toujours sans influence sur la condition posthume de l’être, mais elles ne sont à considérer que dans certains cas particuliers, que nous ne pouvons d’ailleurs qu’indiquer ici sans autre développement. « La préférence de l’été, dont on cite en exemple le cas de Bhîshma, qui attendit pour mourir le retour de cette saison favorable, ne concerne pas le Sage qui, dans la contemplation de Brahmaब्रह्म, a accompli les rites (relatifs à l’« incantation »)(13) tels qu’ils sont prescrits par le Vêdaवेद, et qui a, par conséquent, acquis (au moins virtuellement) la perfection de la Connaissance Divine(14) ; mais elle concerne ceux qui ont suivi les observances enseignées par le Sânkhyaसांख्य ou le Yoga-Shâstraयोग शास्त्र, d’après lequel le temps du jour et celui de la saison de l’année ne sont pas indifférents, mais ont (pour la libération de l’être sortant de l’état corporel après une préparation accomplie conformément aux méthodes dont il s’agit) une action effective en tant qu’éléments inhérents au rite (dans lequel ils interviennent comme des conditions dont dépendent les effets qui peuvent en être obtenus) »(15). Il va de soi que, dans ce dernier cas, la restriction envisagée s’applique seulement à des êtres qui n’ont atteint que des degrés de réalisation correspondant à des extensions de l’individualité humaine ; pour celui qui a effectivement dépassé les limites de l’individualité, la nature des moyens employés au point de départ de la réalisation ne saurait plus influer en rien sur sa condition ultérieure.