CHAPITRE XXI
Le « voyage divin »
de l’être en voie de libération

La suite du voyage symbolique accompli par l’être dans son processus de libération graduelle, depuis la terminaison de l’artère coronale (sushumnâसुषुम्न), communiquant constamment avec un rayon du Soleil spirituel, jusqu’à sa destination finale, s’effectue en suivant la Voie qui est marquée par le trajet de ce rayon parcouru en sens inverse (suivant sa direction réfléchie) jusqu’à sa source, qui est cette destination même. Cependant, si l’on considère qu’une description de ce genre peut s’appliquer aux états posthumes parcourus successivement, d’une part, par les êtres qui obtiendront la « Délivrance » à partir de l’état humain, et, d’autre part, par ceux qui, après la résorption de l’individualité humaine, auront au contraire à passer dans d’autres états de manifestation individuelle, il devra y avoir deux itinéraires différents correspondant à ces deux cas : il est dit, en effet, que les premiers suivent la « Voie des Dieux » (dêva-yânaदेव यान), tandis que les seconds suivent la « Voie des Ancêtres » (pitri-yânaपितृ यान). Ces deux itinéraires symboliques sont résumés dans le passage suivant de la Bhagavad-Gîtâ : « À quels moments ceux qui tendent à l’Union (sans l’avoir effectivement réalisée) quittent l’existence manifestée, soit sans retour, soit pour y revenir, je vais te l’enseigner, ô Bhârata. Feu, lumière, jour, lune croissante, semestre ascendant du soleil vers le nord, c’est sous ces signes lumineux que vont à Brahmaब्रह्म les hommes qui connaissent Brahmaब्रह्म. Fumée, nuit, lune décroissante, semestre descendant du soleil vers le sud, c’est sous ces signes d’ombre qu’ils vont à la Sphère de la Lune (littéralement : « atteignent la lumière lunaire ») pour revenir ensuite (à de nouveaux états de manifestation). Ce sont les deux Voies permanentes, l’une claire, l’autre obscure, du monde manifesté (jagatजगत्) ; par l’une il n’est pas de retour (du non-manifesté au manifesté) ; par l’autre on revient en arrière (dans la manifestation) »(1).

Le même symbolisme est exposé, avec plus de détails, en divers passages du Vêdaवेद ; et d’abord, pour ce qui est du pitri-yânaपितृ यान, nous ferons seulement remarquer qu’il ne conduit pas au delà de la Sphère de la Lune, de sorte que, par là, l’être n’est pas libéré de la forme, c’est-à-dire de la condition individuelle entendue dans son sens le plus général, puisque, comme nous l’avons déjà dit, c’est précisément la forme qui définit l’individualité comme telle(2). Suivant des correspondances que nous avons indiquées plus haut, cette Sphère de la Lune représente la « mémoire cosmique »(3) ; c’est pourquoi elle est le séjour des Pitrisपितृ, c’est-à-dire des êtres du cycle antécédent, qui sont considérés comme les générateurs du cycle actuel, en raison de l’enchaînement causal dont la succession des cycles n’est que le symbole ; et c’est de là que vient la dénomination du pitri-yânaपितृ यान, tandis que celle du dêva-yânaदेव यान désigne naturellement la Voie qui conduit vers les états supérieurs de l’être, donc vers l’assimilation à l’essence même de la Lumière intelligible. C’est dans la Sphère de la Lune que se dissolvent les formes qui ont accompli le cours complet de leur développement ; et c’est là aussi que sont contenus les germes des formes non encore développées, car, pour la forme comme pour toute autre chose, le point de départ et le point d’aboutissement se situent nécessairement dans le même ordre d’existence. Pour préciser davantage ces considérations, il faudrait pouvoir se référer expressément à la théorie des cycles ; mais il nous suffit de redire ici que, chaque cycle étant en réalité un état d’existence, la forme ancienne que quitte un être non affranchi de l’individualité et la forme nouvelle dont il se revêt appartiennent forcément à deux états différents (le passage de l’un à l’autre s’effectuant dans la Sphère de la Lune, où se trouve le point commun aux deux cycles), car un être, quel qu’il soit, ne peut passer deux fois par le même état, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs en montrant l’absurdité des théories « réincarnationnistes » inventées par certains Occidentaux modernes(4).

Nous insisterons un peu plus sur le dêva-yânaदेव यान, qui se rapporte à l’identification effective du centre de l’individualité(5), où toutes les facultés ont été précédemment résorbées dans l’« âme vivante » (jîvâtmâजीवात्मा), avec le centre même de l’être total, résidence de l’Universel Brahmaब्रह्म. Le processus dont il s’agit ne s’applique donc, nous le répétons, qu’au cas où cette identification n’a pas été réalisée pendant la vie terrestre, ni au moment même de la mort ; lorsqu’elle est accomplie, d’ailleurs, il n’y a plus d’« âme vivante » distincte du « Soi », puisque l’être est désormais sorti de la condition individuelle : cette distinction, qui n’a jamais existé qu’en mode illusoire (illusion qui est inhérente à cette condition même), cesse pour lui dès lors qu’il atteint la réalité absolue ; l’individualité disparaît avec toutes les déterminations limitatives et contingentes, et la personnalité seule demeure dans la plénitude de l’être, contenant en soi, principiellement, toutes ses possibilités à l’état permanent et non-manifesté.

Suivant le symbolisme vêdique, tel que nous le trouvons dans plusieurs textes des Upanishadsउपनिषद्(6), l’être qui accomplit le dêva-yânaदेव यान, ayant quitté la Terre (Bhûभू, c’est-à-dire le monde corporel ou le domaine de la manifestation grossière), est d’abord conduit à la lumière (archisअर्चिस्), par laquelle il faut entendre ici le Royaume du Feu (Têjasतेजस्), dont le Régent est Agniअग्नि, appelé aussi Vaishwânaraवैश्वानर, dans une signification spéciale de ce nom. Il faut bien remarquer, d’ailleurs, que, quand nous rencontrons dans l’énumération de ces stades successifs la désignation des éléments, celle-ci ne peut être que symbolique, puisque les bhûtasभूत appartiennent tous proprement au monde corporel, qui est représenté tout entier par la Terre (laquelle, en tant qu’élément, est Prithvîपृथ्वी) ; il s’agit donc en réalité de différentes modalités de l’état subtil. Du Royaume du Feu, l’être est conduit aux divers domaines des régents (dêvatâsदेवता, « déités ») ou distributeurs du jour, de la demi-lunaison claire (période croissante ou première moitié du mois lunaire)(7), des six mois d’ascension du soleil vers le nord, et enfin de l’année, tout ceci devant s’entendre de la correspondance de ces divisions du temps (les « moments » dont parle la Bhagavad-Gîtâ) transposées analogiquement dans les prolongements extra-corporels de l’état humain, et non de ces divisions elles-mêmes, qui ne sont littéralement applicables qu’à l’état corporel(8). De là, il passe au Royaume de l’Air (Vâyuवायु), dont le Régent (désigné par le même nom) le dirige du côté de la Sphère du Soleil (Sûrya सूर्य ou Âdityaआदित्य), à partir de la limite supérieure de son domaine, par un passage comparé au moyeu de la roue d’un chariot, c’est-à-dire à un axe fixe autour duquel s’effectue la rotation ou la mutation de toutes les choses contingentes (il ne faut pas oublier que Vâyuवायु est essentiellement le principe « mouvant »), mutation à laquelle l’être va échapper désormais(9). Il passe ensuite dans la Sphère de la Lune (Chandraचन्द्र ou Somaसोम), où il ne reste pas comme celui qui a suivi le pitri-yânaपितृ यान, mais d’où il monte à la région de l’éclair (vidyutविद्युत्)(10), au-dessus de laquelle est le Royaume de l’Eau (Apअप्), dont le Régent est Varunaवरुण(11) (comme analogiquement, la foudre éclate au-dessous des nuages de pluie). Il s’agit ici des Eaux supérieures ou célestes, représentant l’ensemble des possibilités informelles(12), par opposition aux Eaux inférieures, qui représentent l’ensemble des possibilités formelles ; il ne peut plus être question de ces dernières dès que l’être a dépassé la Sphère de la Lune, puisque celle-ci est, comme nous le disions tout à l’heure, le milieu cosmique où s’élaborent les germes de toute la manifestation formelle. Enfin, le reste du voyage s’effectue par la région lumineuse intermédiaire (Antarikshaअन्तरिक्ष, dont il a été parlé précédemment dans la description des sept membres de Vaishwânaraवैश्वानर, mais avec une application quelque peu différente)(13), qui est le Royaume d’Indraइन्द्र(14), et qui est occupée par l’Éther (Âkâshaआकाश, représentant ici l’état primordial d’équilibre indifférencié), jusqu’au Centre spirituel où réside Prajâpatiप्रजापति, le « Seigneur des êtres produits », qui est, comme nous l’avons déjà indiqué, la manifestation principielle et l’expression directe de Brahmaब्रह्म même par rapport au cycle total ou au degré d’existence auquel appartient l’état humain, car celui-ci doit être encore envisagé ici, bien qu’en principe seulement, comme étant l’état où l’être a pris son point de départ, et avec lequel, même sorti de la forme ou de l’individualité, il garde certains liens tant qu’il n’a pas atteint l’état absolument inconditionné, c’est-à-dire tant que la « Délivrance », pour lui, n’est pas pleinement effective.

Il existe, dans les divers textes où est décrit le « voyage divin », quelques variations, d’ailleurs peu importantes et plus apparentes que réelles au fond, quant au nombre et à l’ordre d’énumération des stations intermédiaires ; mais l’exposé qui précède est celui qui résulte d’une comparaison générale de ces textes, et ainsi il peut être regardé comme la stricte expression de la doctrine traditionnelle sur cette question(15). Du reste, notre intention n’est pas de nous étendre outre mesure sur l’explication plus détaillée de tout ce symbolisme, qui est, somme toute, assez clair par lui-même, dans son ensemble, pour quiconque a tant soit peu l’habitude des conceptions orientales (nous pourrions même dire des conceptions traditionnelles sans restriction) et de leurs modes généraux d’expression ; son interprétation se trouve d’ailleurs encore facilitée par toutes les considérations que nous avons déjà exposées, et où l’on aura rencontré un assez grand nombre de ces transpositions analogiques qui constituent le fond de tout symbolisme(16). Ce que nous rappellerons seulement une fois de plus, au risque de nous répéter, et parce que c’est tout à fait essentiel pour la compréhension de ces choses, c’est ceci : il doit être bien entendu que, lorsqu’il est question, par exemple, des Sphères du Soleil et de la Lune, il ne s’agit jamais du soleil et de la lune en tant qu’astres visibles, qui appartiennent simplement au domaine corporel, mais bien des principes universels que ces astres représentent en quelque façon dans le monde sensible, ou tout au moins de la manifestation de ces principes à des degrés divers, en vertu des correspondances analogiques qui relient entre eux tous les états de l’être(17). En effet, les différents Mondes (Lokasलोक), Sphères planétaires et Royaumes élémentaires, qui sont décrits symboliquement (mais symboliquement seulement, puisque l’être qui les parcourt n’est plus soumis à l’espace) comme autant de régions, ne sont en réalité que des états différents(18) ; et ce symbolisme spatial (de même que le symbolisme temporel qui sert notamment à exprimer la théorie des cycles) est assez naturel et d’un usage assez généralement répandu pour ne pouvoir tromper que ceux qui sont incapables de voir autre chose que le sens le plus grossièrement littéral ; ceux-là ne comprendront jamais ce qu’est un symbole, car leurs conceptions sont irrémédiablement bornées à l’existence terrestre et au monde corporel, où, par la plus naïve des illusions, ils veulent enfermer toute réalité.

La possession effective des états dont il s’agit peut être obtenue par l’identification avec les principes qui sont désignés comme leurs Régents respectifs, identification qui, dans tous les cas, s’opère par la connaissance, à la condition que celle-ci ne soit pas simplement théorique ; la théorie ne doit être regardée que comme la préparation, d’ailleurs indispensable, de la réalisation correspondante. Mais, pour chacun de ces principes considéré en particulier et isolément, les résultats d’une telle identification ne s’étendent pas au delà de son propre domaine, de sorte que l’obtention de tels états, encore conditionnés, ne constitue qu’une étape préliminaire, une sorte d’acheminement (dans le sens que nous avons précisé plus haut et avec les restrictions qu’il convient d’apporter à une semblable façon de parler) vers l’« Identité Suprême », but ultime atteint par l’être dans sa complète et totale universalisation, et dont la réalisation, pour ceux qui ont à accomplir préalablement le dêva-yânaदेव यान, peut, ainsi qu’il a été dit précédemment, être différée jusqu’au pralayaप्रलय, le passage de chaque stade au suivant ne devenant possible que pour l’être qui a obtenu le degré correspondant de connaissance effective(19).

Donc, dans le cas envisagé présentement et qui est celui de krama-muktiक्रम मुक्ति, l’être, jusqu’au pralayaप्रलय, peut demeurer dans l’ordre cosmique et ne pas atteindre la possession effective d’états transcendants, en laquelle consiste proprement la vraie réalisation métaphysique ; mais il n’en a pas moins obtenu dès lors, et du fait même qu’il a dépassé la Sphère de la Lune (c’est-à-dire qu’il est sorti du « courant des formes »), cette « immortalité virtuelle » que nous avons définie plus haut. C’est pourquoi le Centre spirituel dont il a été question n’est encore que le centre d’un certain état ou d’un certain degré d’existence, celui auquel appartenait l’être en tant qu’humain, et auquel il continue d’appartenir d’une certaine façon, puisque sa totale universalisation, en mode supra-individuel, n’est pas actuellement réalisée ; et c’est aussi pourquoi il a été dit que, dans une telle condition, les entraves individuelles ne peuvent être encore complètement détruites. C’est très exactement à ce point que s’arrêtent les conceptions que l’on peut dire proprement religieuses, qui se réfèrent toujours à des extensions de l’individualité humaine, de sorte que les états qu’elles permettent d’atteindre doivent forcément conserver quelque rapport avec le monde manifesté, même quand ils le dépassent, et ne sont point ces états transcendants auxquels il n’est pas d’autre accès que par la Connaissance métaphysique pure. Ceci peut s’appliquer notamment aux « états mystiques » ; et, pour ce qui est des états posthumes, il y a précisément la même différence, entre l’« immortalité » ou le « salut » entendus au sens religieux (le seul qu’envisagent d’ordinaire les Occidentaux) et la « Délivrance », qu’entre la réalisation mystique et la réalisation métaphysique accomplie pendant la vie terrestre ; on ne peut donc parler ici, en toute rigueur, que d’« immortalité virtuelle » et, comme aboutissement ultime, de « réintégration en mode passif » ; ce dernier terme échappe d’ailleurs au point de vue religieux tel qu’on l’entend communément, et pourtant c’est par là seulement que se justifie l’emploi qui y est fait du mot « immortalité » dans un sens relatif, et que peut s’établir une sorte de rattachement ou de passage de ce sens relatif au sens absolu et métaphysique où le même terme est pris par les Orientaux. Tout cela, d’ailleurs, ne nous empêche pas d’admettre que les conceptions religieuses sont susceptibles d’une transposition par laquelle elles reçoivent un sens supérieur et plus profond, et cela parce que ce sens est aussi dans les Écritures sacrées sur lesquelles elles reposent ; mais, par une telle transposition, elles perdent leur caractère spécifiquement religieux, parce que ce caractère est attaché à certaines limitations, hors desquelles on est dans l’ordre métaphysique pur. D’autre part, une doctrine traditionnelle qui, comme la doctrine hindoue, ne se place pas au point de vue des religions occidentales, n’en reconnaît pas moins l’existence des états qui sont envisagés plus spécialement par ces dernières, et il doit forcément en être ainsi, dès lors que ces états sont effectivement des possibilités de l’être ; mais elle ne peut leur accorder une importance égale à celle que leur donnent les doctrines qui ne vont pas au delà (la perspective, si l’on peut dire, changeant avec le point de vue), et, parce qu’elle les dépasse, elle les situe à leur place exacte dans la hiérarchie totale.

Ainsi, quand il est dit que le terme du « voyage divin » est le Monde de Brahmaब्रह्म (Brahma-Lokaब्रह्म लोक), ce dont il s’agit n’est pas, immédiatement du moins, le Suprême Brahmaब्रह्म, mais seulement sa détermination comme Brahmâब्रह्मा, lequel est Brahmaब्रह्म « qualifié » (sagunaसगुण) et, comme tel, considéré comme « effet de la Volonté productrice (Shaktiशक्ति) du Principe Suprême » (Kârya-Brahmaकार्य ब्रह्म)(20). Lorsqu’il est question ici de Brahmâब्रह्मा, il faut le considérer, en premier lieu, comme identique à Hiranyagarbhaहिरण्यगर्भ, principe de la manifestation subtile, donc de tout le domaine de l’existence humaine dans son intégralité ; et, en effet, nous avons dit précédemment que l’être qui a obtenu l’« immortalité virtuelle » se trouve pour ainsi dire « incorporé », par assimilation, à Hiranyagarbhaहिरण्यगर्भ ; et cet état, dans lequel il peut demeurer jusqu’à la fin du cycle (pour lequel seulement Brahmâब्रह्मा existe comme Hiranyagarbhaहिरण्यगर्भ), est ce qu’on envisage le plus ordinairement comme le Brahma-Lokaब्रह्म लोक(21). Cependant, de même que le centre de tout état d’un être a la possibilité de s’identifier avec le centre de l’être total, le centre cosmique où réside Hiranyagarbhaहिरण्यगर्भ s’identifie virtuellement avec le centre de tous les mondes(22) ; nous voulons dire que, pour l’être qui a franchi un certain degré de connaissance, Hiranyagarbhaहिरण्यगर्भ apparaît comme identique à un aspect plus élevé du « Non-Suprême »(23), qui est Îshwaraईश्वर ou l’Être Universel, principe premier de toute manifestation. À ce degré, l’être n’est plus dans l’état subtil, même en principe seulement, il est dans le non-manifesté ; mais il conserve pourtant certains rapports avec l’ordre de la manifestation universelle, puisque Îshwaraईश्वर est proprement le principe de celle-ci, bien qu’il ne soit plus rattaché par des liens spéciaux à l’état humain et au cycle particulier dont celui-ci fait partie. Ce degré correspond à la condition de Prâjnaप्राज्ञ, et c’est l’être qui ne va pas plus loin qui est dit n’être uni à Brahmaब्रह्म, même lors du pralayaप्रलय, que de la même façon que dans le sommeil profond ; de là, le retour à un autre cycle de manifestation est encore possible ; mais, puisque l’être est affranchi de l’individualité (contrairement à ce qui a lieu pour celui qui a suivi le pitri-yânaपितृ यान), ce cycle ne pourra être qu’un état informel et supra-individuel(24). Enfin, dans le cas où la « Délivrance » doit être obtenue à partir de l’état humain, il y a plus encore que ce que nous venons de dire, et alors le terme véritable n’est plus l’Être Universel, mais le Suprême Brahmaब्रह्म Lui-même, c’est-à-dire Brahmaब्रह्म « non-qualifié » (nirgunaनिर्गुण) dans Sa totale Infinité, comprenant à la fois l’Être (ou les possibilités de manifestation) et le Non-Être (ou les possibilités de non-manifestation), et principe de l’un et de l’autre, donc au delà de tous deux(25), en même temps qu’il les contient également, suivant l’enseignement que nous avons déjà rapporté au sujet de l’état inconditionné d’Âtmâआत्मा, qui est précisément ce dont il s’agit maintenant(26). C’est en ce sens que le séjour de Brahmaब्रह्म (ou d’Âtmâआत्मा dans cet état inconditionné) est même « au delà du Soleil spirituel » (qui est Âtmâआत्मा dans sa troisième condition, identique à Îshwaraईश्वर)(27), comme il est au delà de toutes les sphères des états particuliers d’existence, individuels ou extra-individuels ; mais ce séjour ne peut être atteint directement par ceux qui n’ont médité sur Brahmaब्रह्म qu’à travers un symbole (pratîkaप्रतीक), chaque méditation (upâsanâउपासना) ayant seulement alors un résultat défini et limité(28).

L’« Identité Suprême » est donc la finalité de l’être « délivré », c’est-à-dire affranchi des conditions de l’existence individuelle humaine, ainsi que de toutes autres conditions particulières et limitatives (upâdhisउपाधि), qui sont regardées comme autant de liens(29). Lorsque l’homme (ou plutôt l’être qui était précédemment dans l’état humain) est ainsi « délivré », le « Soi » (Âtmâआत्मा) est pleinement réalisé dans sa propre nature « non-divisée », et il est alors, suivant Audulomi, une conscience omniprésente (ayant pour attribut chaitanyaचैतन्य) ; c’est ce qu’enseigne aussi Jaimini, mais en spécifiant en outre que cette conscience manifeste les attributs divins (aishwaryaऐश्वर्य), comme des facultés transcendantes, par là même qu’elle est unie à l’Essence Suprême(30). C’est là le résultat de la libération complète, obtenue dans la plénitude de la Connaissance Divine ; quant à ceux dont la contemplation (dhyânaध्यान) n’a été que partielle, quoique active (réalisation métaphysique demeurée incomplète), ou a été purement passive (comme l’est celle des mystiques occidentaux), ils jouissent de certains états supérieurs(31), mais sans pouvoir arriver dès lors à l’Union parfaite (Yogaयोग), qui ne fait qu’un avec la « Délivrance »(32).