CHAPITRE XXIII
Vidêha-muktiविदेह मुक्ति et jîvan-muktiजीवन् मुक्ति

La Délivrance, dans le cas dont il vient d’être parlé en dernier lieu, est proprement la libération hors de la forme corporelle (vidêha-muktiविदेह मुक्ति), obtenue à la mort d’une façon immédiate, la Connaissance étant déjà virtuellement parfaite avant le terme de l’existence terrestre ; elle doit donc être distinguée de la libération différée et graduelle (krama-muktiक्रम मुक्ति), mais elle doit l’être aussi de la libération obtenue par le Yogîयोगी dès la vie actuelle (jîvan-muktiजीवन् मुक्ति), en vertu de la Connaissance, non plus seulement virtuelle et théorique, mais pleinement effective, c’est-à-dire réalisant véritablement l’« Identité Suprême ». Il faut bien comprendre, en effet, que le corps, non plus qu’aucune autre contingence, ne peut être un obstacle à l’égard de la Délivrance ; rien ne peut entrer en opposition avec la totalité absolue, vis-à-vis de laquelle toutes les choses particulières sont comme si elles n’étaient pas ; par rapport au but suprême, il y a une parfaite équivalence entre tous les états d’existence, de sorte que, entre l’homme vivant et l’homme mort (en entendant ces expressions au sens terrestre), aucune distinction ne subsiste plus ici. Nous voyons là encore une différence essentielle entre la Délivrance et le « salut » : celui-ci, tel que l’envisagent les religions occidentales, ne peut être obtenu effectivement, ni même assuré (c’est-à-dire obtenu virtuellement), avant la mort ; ce que l’action permet d’atteindre, l’action peut aussi toujours le faire perdre ; et il peut y avoir incompatibilité entre certaines modalités d’un même état individuel, du moins accidentellement et sous des conditions particulières(1), tandis qu’il n’y a plus rien de tel dès qu’il s’agit d’états supra-individuels, ni à plus forte raison pour l’état inconditionné. Envisager les choses autrement, c’est attribuer à un mode spécial de manifestation une importance qu’il ne saurait avoir, et que même la manifestation tout entière n’a pas davantage ; seule, la prodigieuse insuffisance des conceptions occidentales relatives à la constitution de l’être humain peut rendre possible une semblable illusion, et seule aussi elle peut faire trouver étonnant que la Délivrance puisse s’accomplir dans la vie terrestre aussi bien que dans tout autre état.

La Délivrance ou l’Union, ce qui est une seule et même chose, implique « par surcroît », nous l’avons déjà dit, la possession de tous les états, puisqu’elle est la réalisation parfaite (sâdhanaसाधन) et la totalisation de l’être ; peu importe d’ailleurs que ces états soient actuellement manifestés ou qu’ils ne le soient pas, car c’est seulement en tant que possibilités permanentes et immuables qu’ils doivent être envisagés métaphysiquement. « Maître de plusieurs états par le simple effet de sa volonté, le Yogîयोगी n’en occupe qu’un seul, laissant les autres vides du souffle animateur (prânaप्राण), comme autant d’instruments inutilisés ; il peut animer plus d’une forme, de la même manière qu’une seule lampe peut alimenter plus d’une mèche »(2). « Le Yogîयोगी, dit Aniruddha, est en connexion immédiate avec le principe primordial de l’Univers, et par conséquent (secondairement) avec tout l’ensemble de l’espace, du temps et des choses », c’est-à-dire avec la manifestation, et plus particulièrement avec l’état humain dans toutes ses modalités(3).

D’ailleurs, ce serait une erreur de croire que la libération « hors de la forme » (vidêha-muktiविदेह मुक्ति) soit plus complète que la libération « dans la vie » (jîvan-muktiजीवन् मुक्ति) ; si certains Occidentaux l’ont commise, c’est toujours en raison de l’importance excessive qu’ils accordent à l’état corporel, et ce que nous venons de dire nous dispense d’y insister davantage(4). Le Yogîयोगी n’a plus rien à obtenir ultérieurement, puisqu’il a véritablement réalisé la « transformation » (c’est-à-dire le passage au delà de la forme) en soi-même, sinon extérieurement ; peu lui importe alors que l’apparence formelle subsiste dans le monde manifesté, dès lors que, pour lui, elle ne peut désormais exister autrement qu’en mode illusoire. À vrai dire, c’est seulement pour les autres que les apparences subsistent ainsi sans changement extérieur par rapport à l’état antécédent, et non pour lui, puisqu’elles sont maintenant incapables de le limiter ou de le conditionner ; ces apparences ne l’affectent et ne le concernent pas plus que tout le reste de la manifestation universelle. « Le Yogîयोगी, ayant traversé la mer des passions(5), est uni avec la Tranquillité(6) et possède dans sa plénitude le “Soi” (Âtmâआत्मा inconditionné, auquel il est identifié). Ayant renoncé à ces plaisirs qui naissent des objets externes périssables (et qui ne sont eux-mêmes que des modifications extérieures et accidentelles de l’être), et jouissant de la Béatitude (Ânandaआनन्द, qui est le seul objet permanent et impérissable, et qui n’est rien de différent du « Soi »), il est calme et serein comme le flambeau sous un éteignoir(7), dans la plénitude de sa propre essence (qui n’est plus distinguée du Suprême Brahmaब्रह्म). Pendant sa résidence (apparente) dans le corps, il n’est pas affecté par les propriétés de celui-ci, pas plus que le firmament n’est affecté par ce qui flotte dans son sein (car, en réalité, il contient en soi tous les états et n’est contenu dans aucun d’eux) ; connaissant toutes choses (et étant toutes choses par là même, non « distinctivement », mais comme totalité absolue), il demeure immuable, “non-affecté” par les contingences »(8).

Il n’y a donc et il ne peut y avoir évidemment aucun degré spirituel qui soit supérieur à celui du Yogîयोगी ; celui-ci, envisagé dans sa concentration en soi-même, est aussi désigné comme le Muniमुनि, c’est-à-dire le « Solitaire »(9), non au sens vulgaire et littéral du mot, mais celui qui réalise dans la plénitude de son être la Solitude parfaite, qui ne laisse subsister en l’Unité Suprême (nous devrions plutôt, en toute rigueur, dire la « Non-Dualité ») aucune distinction de l’extérieur et de l’intérieur, ni aucune diversité extra-principielle quelconque. Pour lui, l’illusion de la « séparativité » a définitivement cessé, et avec elle toute confusion engendrée par l’ignorance (avidyâअविद्या) qui produit et entretient cette illusion(10), car, « s’imaginant d’abord qu’il est l’“âme vivante” individuelle (jîvâtmâजीवात्मा), l’homme devient effrayé (par la croyance à quelque être autre que lui-même), comme une personne qui prend par erreur(11) un morceau de corde pour un serpent ; mais sa crainte est éloignée par la certitude qu’il n’est point en réalité cette “âme vivante”, mais Âtmâआत्मा même (dans Son universalité inconditionnée) »(12).

Shankarâchârya énumère trois attributs qui correspondent en quelque sorte à autant de fonctions du Sannyâsîसंन्यासी possesseur de la Connaissance, lequel, si cette Connaissance est pleinement effective, n’est autre que le Yogîयोगी(13) : ces trois attributs sont, dans l’ordre ascendant, bâlyaबाल्य, pândityaपाण्डित्य et maunaमौन(14). Le premier de ces mots désigne littéralement un état comparable à celui d’un enfant (bâlaबाल)(15) : c’est un stade de « non-expansion », si l’on peut ainsi parler, où toutes les puissances de l’être sont pour ainsi dire concentrées en un point, réalisant par leur unification une simplicité indifférenciée, apparemment semblable à la potentialité embryonnaire(16). C’est aussi, en un sens un peu différent, mais qui complète le précédent (car il y a là à la fois résorption et plénitude), le retour à l’« état primordial » dont parlent toutes les traditions, et sur lequel insistent plus spécialement le Taoïsme et l’ésotérisme islamique ; ce retour est effectivement une étape nécessaire sur la voie qui mène à l’Union, car c’est seulement à partir de cet « état primordial » qu’il est possible de franchir les limites de l’individualité humaine pour s’élever aux états supérieurs(17).

Un stade ultérieur est représenté par pândityaपाण्डित्य, c’est-à-dire le « savoir », attribut qui se rapporte à une fonction d’enseignement : celui qui possède la Connaissance est qualifié pour la communiquer aux autres, ou, plus exactement, pour éveiller en eux des possibilités correspondantes, car la Connaissance, en elle-même, est strictement personnelle et incommunicable. Le Panditaपण्डित a donc plus particulièrement le caractère de Guruगुरु ou « Maître spirituel »(18) ; mais il peut n’avoir que la perfection de la Connaissance théorique, et c’est pourquoi il faut envisager, comme un dernier degré qui vient encore après celui-là, maunaमौन ou l’état du Muniमुनि, comme étant la seule condition dans laquelle l’Union peut se réaliser véritablement. D’ailleurs, il est un autre terme, celui de Kaivalyaकैवल्य, qui signifie aussi « isolement »(19), et qui exprime en même temps les idées de « perfection » et de « totalité » ; et ce terme est souvent employé comme un équivalent de Mokshaमोक्ष : kêvalaकेवल désigne l’état absolu et inconditionné, qui est celui de l’être « délivré » (muktaमुक्त).

Nous venons d’envisager les trois attributs dont il s’agit comme caractérisant autant de stades préparatoires à l’Union ; mais, naturellement, le Yogîयोगी, parvenu au but suprême, les possède à plus forte raison, comme il possède tous les états dans la plénitude de son essence(20). Ces trois attributs sont d’ailleurs impliqués dans ce qui est appelé aishwaryaऐश्वर्य, c’est-à-dire la participation à l’essence d’Îshwaraईश्वर, car ils correspondent respectivement aux trois Shaktisशक्ति de la Trimûrtiत्रिमूर्ति : si l’on remarque que l’« état primordial » se caractérise fondamentalement par l’« Harmonie », on voit immédiatement que bâlyaबाल्य correspond à Lakshmîलक्ष्मी, tandis que pândityaपाण्डित्य correspond à Saraswatîसरस्वती et maunaमौन à Pârvatîपार्वती(21). Ce point est d’une importance particulière lorsqu’on veut comprendre ce que sont les « pouvoirs » qui appartiennent au jîvan-muktaजीवन् मुक्त, à titre de conséquences secondaires de la parfaite réalisation métaphysique.

D’autre part, nous trouvons aussi dans la tradition extrême-orientale une théorie qui équivaut exactement à celle que nous venons d’exposer : cette théorie est celle des « quatre Bonheurs », dont les deux premiers sont la « Longévité », qui, nous l’avons déjà dit, n’est pas autre chose que la perpétuité de l’existence individuelle, et la « Postérité », qui consiste dans les prolongements indéfinis de l’individu à travers toutes ses modalités. Ces deux « Bonheurs » ne concernent donc que l’extension de l’individualité, et ils se résument dans la restauration de l’« état primordial », qui en implique le plein achèvement ; les deux suivants, qui se rapportent au contraire aux états supérieurs et extra-individuels de l’être(22), sont le « Grand Savoir » et la « Parfaite Solitude », c’est-à-dire pândityaपाण्डित्य et maunaमौन. Enfin, ces « quatre Bonheurs » obtiennent leur plénitude dans le « cinquième », qui les contient tous en principe et les unit synthétiquement dans leur essence unique et indivisible ; ce « cinquième Bonheur » n’est point nommé (non plus que le « quatrième état » de la Mândûkya Upanishad), étant inexprimable et ne pouvant être l’objet d’aucune connaissance distinctive ; mais il est facile de comprendre que ce dont il s’agit ici n’est autre que l’Union même ou l’« Identité Suprême », obtenue dans et par la réalisation complète et totale de ce que d’autres traditions appellent l’« Homme Universel », car le Yogîयोगी, au vrai sens de ce mot, ou l’« homme transcendant » (cheun-jen神人) du Taoïsme, est aussi identique à l’« Homme Universel »(23).