CHAPITRE XXIV
L’état spirituel du Yogîयोगी :
l’« Identité Suprême »

En ce qui concerne l’état du Yogîयोगी, qui, par la Connaissance, est « délivré dans la vie » (jîvan-muktaजीवन् मुक्त) et a réalisé l’« Identité Suprême », nous citerons encore Shankarâchârya(1), et ce qu’il en dit, montrant les possibilités les plus hautes auxquelles l’être peut atteindre, servira en même temps de conclusion à cette étude.

« Le Yogîयोगी, dont l’intellect est parfait, contemple toutes choses comme demeurant en lui-même (dans son propre « Soi », sans aucune distinction de l’extérieur et de l’intérieur), et ainsi, par l’œil de la Connaissance (Jnâna-chakshusज्ञान चक्षुस्, expression qui pourrait être rendue assez exactement par « intuition intellectuelle »), il perçoit (ou plutôt conçoit, non rationnellement ou discursivement, mais par une prise de conscience directe et un « assentiment » immédiat) que toute chose est Âtmâआत्मा.

« Il connaît que toutes les choses contingentes (les formes et les autres modalités de la manifestation) ne sont pas autres qu’Âtmâआत्मा (dans leur principe), et que hors d’Âtmâआत्मा il n’est rien, “les choses différant simplement (suivant une parole du Vêdaवेद) en désignation, accident et nom, comme les ustensiles terrestres reçoivent divers noms, quoique ce soient seulement différentes formes de terre”(2) ; et ainsi il perçoit (ou conçoit, dans le même sens que ci-dessus) que lui-même est toutes choses (car il n’y a aucune chose qui soit un être autre que lui-même ou que son propre « Soi »)(3).

« Quand les accidents (formels et autres, comprenant la manifestation subtile aussi bien que la manifestation grossière) sont supprimés (n’existant qu’en mode illusoire, de telle sorte qu’ils ne sont véritablement rien au regard du Principe), le Muniमुनि (pris ici comme synonyme de Yogîयोगी) entre, avec tous les êtres (en tant qu’ils ne sont plus distingués de lui-même), dans l’Essence qui pénètre tout (et qui est Âtmâआत्मा)(4).

« Il est sans qualités (distinctes) et sans action(5) ; impérissable (aksharaअक्षार, non sujet à la dissolution, qui n’a de prise que sur le multiple), sans volition (appliquée à un acte défini ou à des circonstances déterminées) ; plein de Béatitude, immuable, sans forme ; éternellement libre et pur (ne pouvant être contraint ni atteint ou affecté en quelque façon que ce soit par un autre que lui-même, puisque cet autre n’existe pas, ou du moins n’a qu’une existence illusoire, tandis que lui-même est dans la réalité absolue).

« Il est comme l’Éther (Âkâshaआकाश), qui est répandu partout (sans différenciation), et qui pénètre simultanément l’extérieur et l’intérieur des choses(6) ; il est incorruptible, impérissable ; il est le même dans toutes choses (aucune modification n’affectant son identité), pur, impassible, inaltérable (dans son immutabilité essentielle).

« Il est (selon les termes mêmes du Vêdaवेद) “le Suprême Brahmaब्रह्म, qui est éternel, pur, libre, seul (dans Sa perfection absolue), incessamment rempli de Béatitude, sans dualité, Principe (inconditionné) de toute existence, connaissant (sans que cette Connaissance implique aucune distinction de sujet et d’objet, ce qui serait contraire à la « non-dualité »), et sans fin”.

« Il est Brahmaब्रह्म, après la possession duquel il n’y a rien à posséder ; après la jouissance de la Béatitude duquel il n’y a point de félicité qui puisse être désirée ; et après l’obtention de la Connaissance duquel il n’y a point de connaissance qui puisse être obtenue.

« Il est Brahmaब्रह्म, lequel ayant été vu (par l’œil de la Connaissance), aucun objet n’est contemplé ; avec lequel étant identifié, aucune modification (telle que la naissance ou la mort) n’est éprouvée ; lequel étant perçu (mais non cependant comme un objet perceptible par une faculté quelconque), il n’y a plus rien à percevoir (puisque toute connaissance distinctive est dès lors dépassée et comme annihilée).

« Il est Brahmaब्रह्म, qui est répandu partout, dans tout (puisqu’il n’y a rien hors de Lui et que tout est nécessairement contenu dans Son Infinité)(7) : dans l’espace intermédiaire, dans ce qui est au-dessus et dans ce qui est au-dessous (c’est-à-dire dans l’ensemble des trois mondes) ; le véritable, plein de Béatitude, sans dualité, indivisible et éternel.

« Il est Brahmaब्रह्म, affirmé dans le Vêdântaवेदान्त comme absolument distinct de ce qu’Il pénètre (et qui, par contre, n’est point distinct de Lui, ou du moins ne s’en distingue qu’en mode illusoire)(8), incessamment rempli de Béatitude et sans dualité.

« Il est Brahmaब्रह्म, “par qui (selon le Vêdaवेद) sont produits la vie (jîvaजीव), le sens interne (manasमनस्), les facultés de sensation et d’action (jnânêndriyasज्ञानेन्द्रिय et karmêndriyasकर्मेन्द्रिय), et les éléments (tanmâtras तन्मात्र et bhûtasभूत) qui composent le monde manifesté (tant dans l’ordre subtil que dans l’ordre grossier)”.

« Il est Brahmaब्रह्म, en qui toutes choses sont unies (au delà de toute distinction, même principielle), de qui tous les actes dépendent (et qui est Lui-même sans action) ; c’est pourquoi Il est répandu en tout (sans division, dispersion ou différenciation d’aucune sorte).

« Il est Brahmaब्रह्म, qui est sans grandeur ou dimensions (inconditionné), inétendu (étant indivisible et sans parties), sans origine (étant éternel), incorruptible, sans figure, sans qualités (déterminées), sans assignation ou caractère quelconque.

« Il est Brahmaब्रह्म, par lequel toutes choses sont éclairées (participant à Son essence selon leurs degrés de réalité), dont la Lumière fait briller le soleil et tous les corps lumineux, mais qui n’est point rendu manifeste par leur lumière(9).

« Il pénètre lui-même sa propre essence éternelle (qui n’est pas différente du Suprême Brahmaब्रह्म), et (simultanément) il contemple le Monde entier (manifesté et non-manifesté) comme étant (aussi) Brahmaब्रह्म, de même que le feu pénètre intimement un boulet de fer incandescent, et (en même temps) se montre aussi lui-même extérieurement (en se manifestant aux sens par sa chaleur et sa luminosité).

« Brahmaब्रह्म ne ressemble point au Monde(10), et hors Brahmaब्रह्म il n’y a rien (car, s’il y avait quelque chose hors de Lui, Il ne pourrait être infini) ; tout ce qui semble exister en dehors de Lui ne peut exister (de cette façon) qu’en mode illusoire, comme l’apparence de l’eau (le mirage) dans le désert (marûमरू)(11).

« De tout ce qui est vu, de tout ce qui est entendu (et de tout ce qui est perçu ou conçu par une faculté quelconque), rien n’existe (véritablement) hors de Brahmaब्रह्म ; et, par la Connaissance (principielle et suprême), Brahmaब्रह्म est contemplé comme seul véritable, plein de Béatitude, sans dualité.

« L’œil de la Connaissance contemple le véritable Brahmaब्रह्म, plein de Béatitude, pénétrant tout ; mais l’œil de l’ignorance ne Le découvre point, ne L’aperçoit point, comme un homme aveugle ne voit point la lumière sensible.

« Le “Soi” étant éclairé par la méditation (quand une connaissance théorique, donc encore indirecte, le fait apparaître comme s’il recevait la Lumière d’une source autre que lui-même, ce qui est encore une distinction illusoire), puis brûlant du feu de la Connaissance (réalisant son identité essentielle avec la Lumière Suprême), il est délivré de tous les accidents (ou modifications contingentes), et brille dans sa propre splendeur, comme l’or qui est purifié dans le feu(12).

« Quand le Soleil de la Connaissance spirituelle se lève dans le ciel du cœur (c’est-à-dire au centre de l’être, qui est désigné comme Brahma-puraब्रह्म पुर), il chasse les ténèbres (de l’ignorance voilant l’unique réalité absolue), il pénètre tout, enveloppe tout, et illumine tout.

« Celui qui a fait le pèlerinage de son propre “Soi”, un pèlerinage dans lequel il n’y a rien concernant la situation, la place ou le temps (ni aucune circonstance ou condition particulière)(13), qui est partout(14) (et toujours, dans l’immutabilité de l’« éternel présent »), dans lequel ni le chaud ni le froid ne sont éprouvés (non plus qu’aucune autre impression sensible ou même mentale), qui procure une félicité permanente et une délivrance définitive de tout trouble (ou de toute modification) ; celui-là est sans action, il connaît toutes choses (en Brahmaब्रह्म), et il obtient l’Éternelle Béatitude. »