CHAPITRE II
La divergence

Si l’on considère ce qu’on est convenu d’appeler l’antiquité classique, et si on la compare aux civilisations orientales, on constate facilement qu’elle en est moins éloignée, à certains égards tout au moins, que ne l’est l’Europe moderne. La différence entre l’Orient et l’Occident semble avoir été toujours en augmentant, mais cette divergence est en quelque sorte unilatérale, en ce sens que c’est l’Occident seul qui a changé, tandis que l’Orient, d’une façon générale, demeurait sensiblement tel qu’il était à cette époque que l’on est habitué à regarder comme antique, et qui est pourtant encore relativement récente. La stabilité, on pourrait même dire l’immutabilité, est un caractère que l’on s’accorde assez volontiers à reconnaître aux civilisations orientales, à celle de la Chine notamment, mais sur l’interprétation duquel il est peut-être moins aisé de s’entendre : les Européens, depuis qu’ils se sont mis à croire au « progrès » et à l’« évolution », c’est-à-dire depuis un peu plus d’un siècle, veulent voir là une marque d’infériorité, tandis que nous y voyons au contraire, pour notre part, un état d’équilibre auquel la civilisation occidentale s’est montrée incapable d’atteindre. Cette stabilité s’affirme d’ailleurs dans les petites choses aussi bien que dans les grandes, et l’on peut en trouver un exemple frappant dans ce fait que la « mode », avec ses variations continuelles, n’existe que dans les pays occidentaux. En somme, l’Occidental, et surtout l’Occidental moderne, apparaît comme essentiellement changeant et inconstant, n’aspirant qu’au mouvement et à l’agitation, au lieu que l’Oriental présente exactement le caractère opposé.

Si l’on voulait figurer schématiquement la divergence dont nous parlons, il ne faudrait donc pas tracer deux lignes allant en s’écartant de part et d’autre d’un axe ; mais l’Orient devrait être représenté par l’axe lui-même, et l’Occident par une ligne partant de cet axe et s’en éloignant à la façon d’un rameau qui se sépare du tronc, ainsi que nous le disions précédemment. Ce symbole serait d’autant plus juste que, au fond, depuis les temps dits historiques tout au moins, l’Occident n’a jamais vécu intellectuellement, dans la mesure où il a eu une intellectualité, que d’emprunts faits à l’Orient, directement ou indirectement. La civilisation grecque elle-même est bien loin d’avoir eu cette originalité que se plaisent à proclamer ceux qui sont incapables de voir rien au delà, et qui iraient volontiers jusqu’à prétendre que les Grecs se sont calomniés lorsqu’il leur est arrivé de reconnaître ce qu’ils devaient à l’Égypte, à la Phénicie, à la Chaldée, à la Perse, et même à l’Inde. Toutes ces civilisations ont beau être incomparablement plus anciennes que celle des Grecs, certains, aveuglés par ce que nous pouvons appeler le « préjugé classique », sont tout disposés à soutenir, contre toute évidence, que ce sont elles qui ont fait des emprunts à cette dernière et qui en ont subi l’influence, et il est fort difficile de discuter avec ceux-là, précisément parce que leur opinion ne repose que sur des préjugés ; mais nous reviendrons plus amplement sur cette question. Il est vrai que les Grecs ont eu pourtant une certaine originalité, mais qui n’est pas du tout ce que l’on croit d’ordinaire, et qui ne consiste guère que dans la forme sous laquelle ils ont présenté et exposé ce qu’ils empruntaient, en le modifiant de façon plus ou moins heureuse pour l’adapter à leur propre mentalité, tout autre que celle des Orientaux, et même déjà opposée à celle-ci par plus d’un côté.

Avant d’aller plus loin, nous préciserons que nous n’entendons pas contester l’originalité de la civilisation hellénique à tel ou tel point de vue plus ou moins secondaire à notre sens, au point de vue de l’art par exemple, mais seulement au point de vue proprement intellectuel, qui s’y trouve d’ailleurs beaucoup plus réduit que chez les Orientaux. Cet amoindrissement de l’intellectualité, ce rapetissement pour ainsi dire, nous pouvons l’affirmer nettement par rapport aux civilisations orientales qui subsistent et que nous connaissons directement ; et il en est vraisemblablement de même par rapport à celles qui ont disparu, d’après tout ce que nous pouvons en savoir, et surtout d’après les analogies qui ont existé manifestement entre celles-ci et celles-là. En effet, l’étude de l’Orient tel qu’il est encore aujourd’hui, si on voulait l’entreprendre d’une façon vraiment directe, serait susceptible d’aider dans une large mesure à comprendre l’antiquité, en raison de ce caractère de fixité et de stabilité que nous avons indiqué ; elle aiderait même à comprendre l’antiquité grecque, pour laquelle nous n’avons pas la ressource d’un témoignage immédiat, car il s’agit là encore d’une civilisation qui est bien réellement éteinte, et les Grecs actuels ne sauraient à aucun titre être regardés comme les légitimes continuateurs des anciens, dont ils ne sont sans doute même pas les descendants authentiques.

Il faut bien prendre garde, cependant, que la pensée grecque est malgré tout, dans son essence, une pensée occidentale, et qu’on y trouve déjà, parmi quelques autres tendances, l’origine et comme le germe de la plupart de celles qui se sont développées, longtemps après, chez les Occidentaux modernes. Il ne faudrait donc pas pousser trop loin l’emploi de l’analogie que nous venons de signaler ; mais, maintenue dans de justes limites, elle peut rendre encore des services considérables à ceux qui veulent comprendre vraiment l’antiquité et l’interpréter de la façon la moins hypothétique qu’il est possible, et d’ailleurs tout danger sera évité si l’on a soin de tenir compte de tout ce que nous savons de parfaitement certain sur les caractères spéciaux de la mentalité hellénique. Au fond, les tendances nouvelles qu’on rencontre dans le monde gréco-romain sont surtout des tendances à la restriction et à la limitation, de sorte que les réserves qu’il y a lieu d’apporter dans une comparaison avec l’Orient doivent procéder presque exclusivement de la crainte d’attribuer aux anciens de l’Occident plus qu’ils n’ont pensé vraiment : lorsque l’on constate qu’ils ont pris quelque chose à l’Orient, il ne faudrait pas croire qu’ils se le soient complètement assimilé, ni se hâter d’en conclure qu’il y a là identité de pensée. Il y a des rapprochements nombreux et intéressants à établir, rapprochements qui n’ont pas d’équivalent en ce qui concerne l’Occident moderne ; mais il n’en est pas moins vrai que les modes essentiels de la pensée orientale sont tout à fait autres, et que, en ne sortant pas des cadres de la mentalité occidentale, même ancienne, on se condamne fatalement à négliger et à méconnaître les aspects de cette pensée orientale qui sont précisément les plus importants et les plus caractéristiques. Comme il est évident que le « plus » ne peut pas sortir du « moins », cette seule différence devrait suffire, à défaut de toute autre considération, à montrer de quel côté se trouve la civilisation qui a fait des emprunts aux autres.

Pour en revenir au schéma que nous indiquions plus haut, nous devons dire que son principal défaut, d’ailleurs inévitable en tout schéma, est de simplifier un peu trop les choses, en représentant la divergence comme ayant été en croissant d’une façon continue depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. En réalité, il y a eu des temps d’arrêt dans cette divergence, et il y a eu même des époques moins éloignées où l’Occident a reçu de nouveau l’influence directe de l’Orient : nous voulons parler surtout de la période alexandrine, et aussi de ce que les Arabes ont apporté à l’Europe au moyen âge, et dont une partie leur appartenait en propre, tandis que le reste était tiré de l’Inde ; leur influence est bien connue quant au développement des mathématiques, mais elle fut loin de se limiter à ce domaine particulier. La divergence reprit à la Renaissance, où se produisit une rupture très nette avec l’époque précédente, et la vérité est que cette prétendue Renaissance fut une mort pour beaucoup de choses, même au point de vue des arts, mais surtout au point de vue intellectuel ; il est difficile à un moderne de saisir toute l’étendue et la portée de ce qui se perdit alors. Le retour à l’antiquité classique eut pour effet un amoindrissement de l’intellectualité, phénomène comparable à celui qui avait eu lieu autrefois chez les Grecs eux-mêmes, mais avec cette différence capitale qu’il se manifestait maintenant au cours de l’existence d’une même race, et non plus dans le passage de certaines idées d’un peuple à un autre : c’est comme si ces Grecs, au moment où ils allaient disparaître entièrement, s’étaient vengés de leur propre incompréhension en imposant à toute une partie de l’humanité les limites de leur horizon mental. Quand à cette influence vint s’ajouter celle de la Réforme, qui n’en fut du reste peut-être pas entièrement indépendante, les tendances fondamentales du monde moderne furent nettement établies ; la Révolution, avec tout ce qu’elle représente dans divers domaines, et qui équivaut à la négation de toute tradition, devait être la conséquence logique de leur développement. Mais nous n’avons pas à entrer ici dans le détail de toutes ces considérations, ce qui risquerait de nous entraîner fort loin ; nous n’avons pas l’intention de faire spécialement l’histoire de la mentalité occidentale, mais seulement d’en dire ce qu’il faut pour faire comprendre ce qui la différencie profondément de l’intellectualité orientale. Avant de compléter ce que nous avons à dire des modernes à cet égard, il nous faut encore revenir aux Grecs, pour préciser ce que nous n’avons fait qu’indiquer jusqu’ici d’une façon insuffisante, et pour déblayer le terrain, en quelque sorte, en nous expliquant assez nettement pour couper court à certaines objections qu’il n’est que trop facile de prévoir.

Nous n’ajouterons pour le moment qu’un mot en ce qui concerne la divergence de l’Occident par rapport à l’Orient : cette divergence continuera-t-elle à aller en augmentant indéfiniment ? Les apparences pourraient le faire croire, et, dans l’état actuel des choses, cette question est assurément de celles sur lesquelles on peut discuter ; mais cependant, quant à nous, nous ne pensons pas que cela soit possible ; les raisons en seront données dans notre conclusion.