CHAPITRE II
Principes d’unité des civilisations orientales
Il est fort difficile de trouver actuellement un principe d’unité à la civilisation occidentale ; on pourrait même dire que son unité, qui repose toujours naturellement sur un ensemble de tendances constituant une certaine conformité mentale, n’est plus véritablement qu’une simple unité de fait, qui manque de principe comme en manque cette civilisation elle-même, depuis que s’est rompu, à l’époque de la Renaissance et de la Réforme, le lien traditionnel d’ordre religieux qui était précisément pour elle le principe essentiel, et qui en faisait, au moyen âge, ce qu’on appelait la « Chrétienté ». L’intellectualité occidentale ne pouvait avoir à sa disposition, dans les limites où s’exerce son activité spécifiquement restreinte, aucun élément traditionnel d’un autre ordre qui fût susceptible de se substituer à celui-là ; nous entendons qu’un tel élément ne pouvait, hors des exceptions incapables de se généraliser dans ce milieu, y être conçu autrement qu’en mode religieux. Quant à l’unité de la race européenne, en tant que race, elle est, comme nous l’avons indiqué, trop relative et trop faible pour pouvoir servir de base à l’unité d’une civilisation. Il risquait donc d’y avoir dès lors des civilisations européennes multiples, sans aucun lien effectif et conscient ; et, en fait, c’est à partir du moment où fut brisée l’unité fondamentale de la « Chrétienté » qu’on vit se constituer à sa place, à travers bien des vicissitudes et des efforts incertains, les unités secondaires, fragmentaires et amoindries des « nationalités ». Mais l’Europe conservait pourtant jusque dans sa déviation mentale, et comme malgré elle, l’empreinte de la formation unique qu’elle avait reçue au cours des siècles précédents ; les influences mêmes qui avaient amené la déviation s’étaient exercées partout semblablement, bien qu’à des degrés divers ; le résultat fut encore une mentalité commune, d’où une civilisation demeurant commune en dépit de toutes les divisions, mais qui, au lieu de dépendre légitimement d’un principe, quel qu’il fût d’ailleurs, allait être désormais, si l’on peut dire, au service d’une « absence de principe » la condamnant à une déchéance intellectuelle irrémédiable. On peut assurément soutenir que c’était là la rançon du progrès matériel vers lequel le monde occidental a tendu exclusivement depuis lors, car il est des voies de développement qui sont inconciliables ; mais, quoi qu’il en soit, c’était vraiment, à notre avis, payer bien cher ce progrès trop vanté.
Cet aperçu très sommaire permet de comprendre, en premier lieu, comment il ne peut y avoir en Orient rien qui soit comparable à ce que sont les nations occidentales : c’est que l’apparition des nationalités est en somme, dans une civilisation, le signe d’une dissolution partielle résultant de la perte de ce qui faisait son unité profonde. En Occident même, nous le répétons, la conception de la nationalité est chose essentiellement moderne ; on ne saurait rien trouver d’analogue dans tout ce qui avait existé auparavant, ni les cités grecques, ni l’empire romain, sorti d’ailleurs des extensions successives de la cité originelle, ou ses prolongements médiévaux plus ou moins indirects, ni les confédérations ou les ligues de peuples à la manière celtique, ni même les États organisés hiérarchiquement suivant le type féodal.
D’autre part, ce que nous avons dit de l’unité ancienne de la « Chrétienté », unité de nature essentiellement traditionnelle, et d’ailleurs conçue suivant un mode spécial qui est le mode religieux, peut s’appliquer à peu de chose près à la conception de l’unité du monde musulman. La civilisation islamique est en effet, parmi les civilisations orientales, celle qui est la plus proche de l’Occident, et l’on pourrait même dire que, par ses caractères comme par sa situation géographique, elle est, à divers égards, intermédiaire entre l’Orient et l’Occident ; aussi sa tradition nous apparaît-elle comme pouvant être envisagée sous deux modes profondément distincts, dont l’un est purement oriental, mais dont l’autre, qui est le mode proprement religieux, lui est commun avec la civilisation occidentale. Du reste, Judaïsme, Christianisme et Islamisme se présentent comme les trois éléments d’un même ensemble, en dehors duquel, disons-le dès maintenant, il est le plus souvent difficile d’appliquer proprement le terme même de « religion », pour peu qu’on tienne à lui conserver un sens précis et nettement défini ; mais, dans l’Islamisme, ce côté strictement religieux n’est en réalité que l’aspect le plus extérieur ; ce sont là des points sur lesquels nous aurons à revenir dans la suite. Quoi qu’il en soit, à ne considérer pour le moment que le côté extérieur, c’est sur une tradition que l’on peut qualifier de religieuse que repose toute l’organisation du monde musulman : ce n’est pas, comme dans l’Europe actuelle, la religion qui est un élément de l’ordre social, c’est au contraire l’ordre social tout entier qui s’intègre dans la religion, dont la législation est inséparable, y trouvant son principe et sa raison d’être. C’est là ce que n’ont jamais bien compris, malheureusement pour eux, les Européens qui ont eu affaire à des peuples musulmans, et que cette méconnaissance a entraînés dans les erreurs politiques les plus grossières et les plus inextricables ; mais nous ne voulons point nous arrêter ici sur ces considérations, nous ne faisons que les indiquer en passant. Nous ajouterons seulement à ce propos deux remarques qui ont leur intérêt : la première, c’est que la conception du « Khalifat », seule base possible de tout « panislamisme » vraiment sérieux, n’est à aucun degré assimilable à celle d’une forme quelconque de gouvernement national, et qu’elle a d’ailleurs tout ce qu’il faut pour dérouter des Européens, habitués à envisager une séparation absolue, et même une opposition, entre le « pouvoir spirituel » et le « pouvoir temporel » ; la seconde, c’est que, pour prétendre instaurer dans l’Islam des « nationalismes » divers, il faut toute l’ignorante suffisance de quelques « jeunes » Musulmans, qui se qualifient ainsi eux-mêmes pour afficher leur « modernisme », et chez qui l’enseignement des Universités occidentales a complètement oblitéré le sens traditionnel.
Il nous faut encore, en ce qui concerne l’Islam, insister ici sur un autre point, qui est l’unité de sa langue traditionnelle : nous avons dit que cette langue est l’arabe, mais nous devons préciser que c’est l’arabe littéral, distinct dans une certaine mesure de l’arabe vulgaire qui en est une altération et, grammaticalement, une simplification. Il y a là une différence qui est un peu du même genre que celle que nous avons signalée, pour la Chine, entre la langue écrite et la langue parlée : l’arabe littéral seul peut présenter toute la fixité qui est requise pour remplir le rôle de langue traditionnelle, tandis que l’arabe vulgaire, comme toute autre langue servant à l’usage courant, subit naturellement certaines variations suivant les époques et suivant les régions. Cependant, ces variations sont loin d’être aussi considérables qu’on le croit d’ordinaire en Europe : elles portent surtout sur la prononciation et sur l’emploi de quelques termes plus ou moins spéciaux, et elles sont insuffisantes pour constituer même une pluralité de dialectes, car tous les hommes qui parlent l’arabe sont parfaitement capables de se comprendre ; il n’y a en somme, même pour ce qui est de l’arabe vulgaire, qu’une langue unique, qui est parlée depuis le Maroc jusqu’au Golfe Persique, et les soi-disant dialectes arabes plus ou moins variés sont une pure invention des orientalistes. Quant à la langue persane, bien qu’elle ne soit point fondamentale au point de vue de la tradition musulmane, son emploi dans les nombreux écrits relatifs au « Çufisme » lui donne néanmoins, pour la partie la plus orientale de l’Islam, une importance intellectuelle incontestable.
Si maintenant nous passons à la civilisation hindoue, son unité est encore d’ordre purement et exclusivement traditionnel : elle comprend en effet des éléments appartenant à des races ou à des groupements ethniques très divers, et qui peuvent tous être dits également « hindous » au sens strict du mot, à l’exclusion d’autres éléments appartenant à ces mêmes races, ou tout au moins à quelques-unes d’entre elles. Certains voudraient qu’il n’en eût pas été ainsi à l’origine, mais leur opinion ne se fonde sur rien de plus que sur la supposition d’une prétendue « race âryenne », qui est simplement due à l’imagination trop fertile des orientalistes ; le terme sanskrit âryaआर्य, dont on a tiré le nom de cette race hypothétique, n’a jamais été en réalité qu’une épithète distinctive s’appliquant aux seuls hommes des trois premières castes, et cela indépendamment du fait d’appartenir à telle ou telle race, dont la considération n’a pas à intervenir ici. Il est vrai que le principe de l’institution des castes est, comme bien d’autres choses, demeuré tellement incompris en Occident, qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que tout ce qui s’y rapporte de près ou de loin ait donné lieu à toutes sortes de confusions ; mais nous reviendrons sur cette question dans une autre partie. Ce qu’il faut retenir pour le moment, c’est que l’unité hindoue repose entièrement sur la reconnaissance d’une certaine tradition, qui enveloppe encore ici tout l’ordre social, mais, d’ailleurs, à titre de simple application à des contingences ; cette dernière réserve est nécessitée par le fait que la tradition dont il s’agit n’est plus du tout religieuse comme elle l’était dans l’Islam, mais qu’elle est d’ordre plus purement intellectuel et essentiellement métaphysique. Cette sorte de double polarisation, extérieure et intérieure, à laquelle nous avons fait allusion à propos de la tradition musulmane, n’existe pas dans l’Inde, où l’on ne peut pas, par suite, faire avec l’Occident les rapprochements que permettait encore tout au moins le côté extérieur de l’Islam ; il n’y a plus ici absolument rien qui soit analogue à ce que sont les religions occidentales, et il ne peut y avoir, pour soutenir le contraire, que des observateurs superficiels, qui prouvent ainsi leur parfaite ignorance des modes de la pensée orientale. Comme nous nous réservons de traiter tout spécialement de la civilisation de l’Inde, il n’est pas utile, pour le moment, d’en dire plus long à son sujet.
La civilisation chinoise est, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, la seule dont l’unité soit essentiellement, dans sa nature profonde, une unité de race ; son élément caractéristique, sous ce rapport, est ce que les Chinois appellent jen人, conception que l’on peut rendre, sans trop d’inexactitude, par « solidarité de la race ». Cette solidarité, qui implique à la fois la perpétuité et la communauté de l’existence, s’identifie d’ailleurs à l’« idée de vie », application du principe métaphysique de la « cause initiale » à l’humanité existante ; et c’est de la transposition de cette notion dans le domaine social, avec la mise en œuvre continuelle de toutes ses conséquences pratiques, que découle l’exceptionnelle stabilité des institutions chinoises. C’est cette même conception qui permet de comprendre que l’organisation sociale tout entière repose ici sur la famille, prototype essentiel de la race ; en Occident, on aurait pu trouver quelque chose d’analogue, jusqu’à un certain point, dans la cité antique, dont la famille formait aussi le noyau initial, et où le « culte des ancêtres » lui-même, avec tout ce qu’il implique effectivement, avait une importance dont les modernes ont quelque peine à se rendre compte. Pourtant, nous ne croyons pas que, nulle part ailleurs qu’en Chine, on soit allé jamais aussi loin dans le sens d’une conception de l’unité familiale s’opposant à tout individualisme, supprimant par exemple la propriété individuelle, et par suite l’héritage, et rendant en quelque sorte la vie impossible à l’homme qui, volontairement ou non, se trouve retranché de la communauté de la famille. Celle-ci joue, dans la société chinoise, un rôle au moins aussi considérable que celui de la caste dans la société hindoue, et qui lui est comparable à quelques égards ; mais le principe en est tout différent. D’autre part, la partie proprement métaphysique de la tradition est, en Chine plus que partout ailleurs, nettement séparée de tout le reste, c’est-à-dire, en somme, de ses applications à divers ordres de relativités ; cependant, il va de soi que cette séparation, si profonde qu’elle puisse être, ne saurait aller jusqu’à une absolue discontinuité, qui aurait pour effet de priver de tout principe réel les formes extérieures de la civilisation. On ne le voit que trop dans l’Occident moderne, où les institutions civiles, dépouillées de toute valeur traditionnelle, mais traînant avec elles quelques vestiges du passé, désormais incompris, font parfois l’effet d’une véritable parodie rituelle sans la moindre raison d’être, et dont l’observance n’est proprement qu’une « superstition », dans toute la force que donne à ce mot son acception étymologique rigoureuse.
Nous en avons dit assez pour montrer que l’unité de chacune des grandes civilisations orientales est d’un tout autre ordre que celle de la civilisation occidentale actuelle, qu’elle s’appuie sur des principes bien autrement profonds et indépendants des contingences historiques, donc éminemment aptes à en assurer la durée et la continuité. Les considérations précédentes se compléteront d’ailleurs d’elles-mêmes, dans ce qui suivra, lorsque nous y aurons l’occasion d’emprunter à l’une ou à l’autre des civilisations en question les exemples qui seront nécessaires à la compréhension de notre exposé.