CHAPITRE III
Que faut-il entendre par tradition ?

Dans ce qui précède, il nous est arrivé à chaque instant de parler de tradition, de doctrines ou de conceptions traditionnelles, et même de langues traditionnelles, et il est d’ailleurs impossible de faire autrement lorsqu’on veut désigner ce qui constitue vraiment tout l’essentiel de la pensée orientale sous ses divers modes ; mais qu’est-ce, plus précisément, que la tradition ? Disons tout de suite, pour écarter une confusion qui pourrait se produire, que nous ne prenons pas ce mot dans le sens restreint où la pensée religieuse de l’Occident oppose parfois « tradition » et « écriture », entendant par le premier de ces deux termes, d’une façon exclusive, ce qui n’a été l’objet que d’une transmission orale. Au contraire, pour nous, la tradition, dans une acception beaucoup plus générale, peut être écrite aussi bien qu’orale, quoique, habituellement, sinon toujours, elle ait dû être avant tout orale à son origine, comme nous l’avons expliqué ; mais, dans l’état actuel des choses, la partie écrite et la partie orale forment partout deux branches complémentaires d’une même tradition, qu’elle soit religieuse ou autre, et nous n’avons aucune hésitation à parler d’« écritures traditionnelles », ce qui serait évidemment contradictoire si nous ne donnions au mot « tradition » que sa signification la plus spéciale ; du reste, étymologiquement, la tradition est simplement « ce qui se transmet » d’une manière ou d’une autre. En outre, il faut encore comprendre dans la tradition, à titre d’éléments secondaires et dérivés, mais néanmoins importants pour en avoir une notion complète, tout l’ensemble des institutions de différents ordres qui ont leur principe dans la doctrine traditionnelle elle-même.

Ainsi envisagée, la tradition peut paraître se confondre avec la civilisation même, qui est, suivant certains sociologues, « l’ensemble des techniques, des institutions et des croyances communes à un groupe d’hommes pendant un certain temps »(1) ; mais que vaut au juste cette dernière définition ? Nous ne croyons pas, à vrai dire, que la civilisation soit susceptible de se caractériser généralement dans une formule de ce genre, qui sera toujours trop large ou trop restreinte par certains côtés, risquant de laisser en dehors d’elle des éléments communs à toute civilisation, et de comprendre par contre d’autres éléments qui n’appartiennent proprement qu’à quelques civilisations particulières. Ainsi, la définition précédente ne tient aucun compte de ce qu’il y a d’essentiellement intellectuel en toute civilisation, car c’est là quelque chose qu’on ne saurait faire rentrer dans ce qu’on appelle les « techniques », qu’on nous dit être « des ensembles de pratiques spécialement destinées à modifier le milieu physique » ; d’autre part, quand on parle de « croyances », en ajoutant d’ailleurs que ce mot doit être « pris dans son sens habituel », il y a là quelque chose qui suppose manifestement la présence de l’élément religieux, lequel est en réalité spécial à certaines civilisations et ne se retrouve pas dans les autres. C’est pour éviter tout inconvénient de ce genre que nous nous sommes contenté, au début, de dire simplement qu’une civilisation est le produit et l’expression d’une certaine mentalité commune à un groupe d’hommes plus ou moins étendu, réservant pour chaque cas particulier la détermination précise de ses éléments constitutifs.

Quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins vrai que, en ce qui concerne l’Orient, l’identification de la tradition et de la civilisation tout entière est au fond justifiée : toute civilisation orientale, prise dans son ensemble, nous apparaît comme essentiellement traditionnelle, et ceci résulte immédiatement des explications que nous avons données dans le chapitre précédent. Quant à la civilisation occidentale, nous avons dit qu’elle est au contraire dépourvue de tout caractère traditionnel, à l’exception de son élément religieux, qui est le seul à y avoir conservé ce caractère. C’est que les institutions sociales, pour pouvoir être dites traditionnelles, doivent être effectivement rattachées, comme à leur principe, à une doctrine qui le soit elle-même, que cette doctrine soit d’ailleurs métaphysique, ou religieuse, ou de toute autre sorte concevable. En d’autres termes, les institutions traditionnelles, qui communiquent ce caractère à tout l’ensemble d’une civilisation, sont celles qui ont leur raison d’être profonde dans leur dépendance plus ou moins directe, mais toujours voulue et consciente, par rapport à une doctrine dont la nature fondamentale est, dans tous les cas, d’ordre intellectuel ; mais l’intellectualité peut y être à l’état pur, et on a alors affaire à une doctrine proprement métaphysique, ou bien s’y trouver mélangée à divers éléments hétérogènes, ce qui donne naissance au mode religieux et aux autres modes dont peut être susceptible une doctrine traditionnelle.

Dans l’Islam, avons-nous dit, la tradition présente deux aspects distincts, dont l’un est religieux, et c’est celui auquel se rattache directement l’ensemble des institutions sociales, tandis que l’autre, celui qui est purement oriental, est véritablement métaphysique. Dans une certaine mesure, il y a eu quelque chose de ce genre dans l’Europe du moyen âge, avec la doctrine scolastique, où l’influence arabe s’est d’ailleurs exercée assez fortement ; mais il faut ajouter, pour ne pas pousser trop loin les analogies, que la métaphysique n’y a jamais été dégagée aussi nettement qu’elle devrait l’être de la théologie, c’est-à-dire, en somme, de son application spéciale à la pensée religieuse, et que, d’autre part, ce qui s’y trouve de proprement métaphysique n’est pas complet, demeurant soumis à certaines limitations qui semblent inhérentes à toute l’intellectualité occidentale ; sans doute faut-il voir dans ces deux imperfections une conséquence du double héritage de la mentalité judaïque et de la mentalité grecque.

Dans l’Inde, on est en présence d’une tradition purement métaphysique dans son essence, à laquelle viennent s’adjoindre, comme autant de dépendances et de prolongements, des applications diverses, soit dans certaines branches secondaires de la doctrine elle-même, comme celle qui se rapporte à la cosmologie par exemple, soit dans l’ordre social, qui est d’ailleurs déterminé strictement par la correspondance analogique s’établissant entre les formes respectives de l’existence cosmique et de l’existence humaine. Ce qui apparaît ici beaucoup plus clairement que dans la tradition islamique, surtout en raison de l’absence du point de vue religieux et des éléments extra-intellectuels qu’il implique essentiellement, c’est la totale subordination des divers ordres particuliers à l’égard de la métaphysique, c’est-à-dire du domaine des principes universels.

En Chine, la séparation très nette dont nous avons parlé nous montre, d’une part, une tradition métaphysique, et, d’autre part, une tradition sociale, qui peuvent sembler au premier abord, non seulement distinctes comme elles le sont en effet, mais même relativement indépendantes l’une de l’autre, d’autant mieux que la tradition métaphysique est toujours demeurée l’apanage à peu près exclusif d’une élite intellectuelle, tandis que la tradition sociale, en raison de sa nature propre, s’impose également à tous et exige au même degré leur participation effective. Seulement, ce à quoi il faut bien prendre garde, c’est que la tradition métaphysique, telle qu’elle est constituée sous la forme du « Taoïsme », est le développement des principes d’une tradition plus primordiale, contenue notamment dans le Yi-king易經, et que c’est de cette même tradition primordiale que découle entièrement, bien que d’une façon moins immédiate et seulement en tant qu’application à un ordre contingent, tout l’ensemble d’institutions sociales qui est habituellement connu sous le nom de « Confucianisme ». Ainsi se trouve rétablie, avec l’ordre de leurs rapports réels, la continuité essentielle des deux aspects principaux de la civilisation extrême-orientale, continuité que l’on s’exposerait à méconnaître presque inévitablement si l’on ne savait remonter jusqu’à leur source commune, c’est-à-dire jusqu’à cette tradition primordiale dont l’expression idéographique, fixée dès l’époque de Fo-hi, s’est maintenue intacte à travers une durée de près de cinquante siècles.

Nous devons maintenant, après cette vue d’ensemble, marquer d’une façon plus précise ce qui constitue proprement cette forme traditionnelle spéciale que nous appelons la forme religieuse, puis ce qui distingue la pensée métaphysique pure de la pensée théologique, c’est-à-dire des conceptions en mode religieux, et aussi, d’autre part, ce qui la distingue de la pensée philosophique au sens occidental de ce mot. C’est dans ces distinctions profondes que nous trouverons vraiment, par opposition aux principaux genres de conceptions intellectuelles, ou plutôt semi-intellectuelles, habituels au monde occidental, les caractères fondamentaux des modes généraux et essentiels de l’intellectualité orientale.