CHAPITRE IV
Tradition et religion

Il semble qu’il soit assez difficile de s’entendre sur une définition exacte et rigoureuse de la religion et de ses éléments essentiels, et l’étymologie, souvent précieuse en pareille occurrence, ne nous est ici que d’un assez faible secours, car l’indication qu’elle nous fournit est extrêmement vague. La religion, d’après la dérivation de ce mot, c’est « ce qui relie » ; mais faut-il entendre par là ce qui relie l’homme à un principe supérieur, ou simplement ce qui relie les hommes entre eux ? À considérer l’antiquité gréco-romaine, d’où nous est venu le mot, sinon la chose même qu’il désigne aujourd’hui, il est à peu près certain que la notion de religion y participait de cette double acception, et que même la seconde y avait le plus souvent une part prépondérante. En effet, la religion, ou du moins ce qu’on entendait alors par ce mot, faisait corps, d’une manière indissoluble, avec l’ensemble des institutions sociales, dont la reconnaissance des « dieux de la cité » et l’observation des formes cultuelles légalement établies constituaient des conditions fondamentales et garantissaient la stabilité ; et c’était là, du reste, ce qui donnait à ces institutions un caractère vraiment traditionnel. Seulement, il y avait dès lors, du moins à l’époque classique, quelque chose d’incompris dans le principe même sur lequel cette tradition aurait dû reposer intellectuellement ; on peut voir là une des premières manifestations de l’inaptitude métaphysique commune aux Occidentaux, inaptitude qui a pour conséquence fatale et constante une étrange confusion dans les modalités de la pensée. Chez les Grecs en particulier, les rites et les symboles, héritage de traditions plus antiques et déjà oubliées, avaient vite perdu leur signification originelle précise ; l’imagination de ce peuple éminemment artiste, s’exprimant au gré de la fantaisie individuelle de ses poètes, les avait recouverts d’un voile presque impénétrable, et c’est pourquoi l’on voit des philosophes tels que Platon déclarer expressément qu’ils ne savent que penser des plus anciens écrits qu’ils possédaient relativement à la nature des dieux(1). Les symboles avaient ainsi dégénéré en simples allégories, et, du fait d’une tendance invincible aux personnifications anthropomorphiques, ils étaient devenus des « mythes », c’est-à-dire des fables dont chacun pouvait croire ce que bon lui semblait, pour peu qu’il gardât pratiquement l’attitude conventionnelle imposée par les prescriptions légales. Il ne pouvait guère subsister, dans ces conditions, qu’un formalisme d’autant plus purement extérieur qu’il était devenu plus incompréhensible à ceux-là mêmes qui étaient chargés d’en assurer le maintien en conformité avec des règles invariables, et la religion, pour avoir perdu sa raison d’être la plus profonde, ne pouvait plus être qu’une affaire exclusivement sociale. C’est ce qui explique comment l’homme qui changeait de cité devait en même temps changer de religion et pouvait le faire sans le moindre scrupule : il avait à adopter les usages de ceux parmi lesquels il s’établissait, il devait désormais obéissance à leur législation qui devenait la sienne, et, de cette législation, la religion constituée faisait partie intégrante, exactement au même titre que les institutions gouvernementales, juridiques, militaires ou autres. Cette conception de la religion comme « lien social » entre les habitants d’une même cité, à laquelle se superposait d’ailleurs, au-dessus des variétés locales, une autre religion plus générale, commune à tous les peuples helléniques et formant entre eux le seul lien vraiment effectif et permanent, cette conception, disons-nous, n’était pas celle de la « religion d’État » dans le sens où l’on devait l’entendre beaucoup plus tard, mais elle avait déjà avec elle des rapports évidents, et elle devait certainement contribuer pour une part à sa formation ultérieure.

Chez les Romains, ce fut à peu près la même chose que chez les Grecs, avec cette différence toutefois que leur incompréhension des formes symboliques qu’ils avaient empruntées aux traditions des Étrusques et de divers autres peuples provenait, non pas d’une tendance esthétique envahissant tous les domaines de la pensée, même ceux qui auraient dû lui être le plus fermés, mais bien d’une complète incapacité pour tout ce qui est de l’ordre proprement intellectuel. Cette insuffisance radicale de la mentalité romaine, à peu près exclusivement dirigée vers les choses pratiques, est trop visible et d’ailleurs trop généralement reconnue pour qu’il soit nécessaire d’y insister ; l’influence grecque, s’exerçant par la suite, ne devait y remédier que dans une mesure bien restreinte. Quoi qu’il en soit, les « dieux de la cité » eurent là encore le rôle prépondérant dans le culte public, superposé aux cultes familiaux qui subsistèrent toujours concurremment avec lui, mais peut-être sans être beaucoup mieux compris dans leur raison profonde ; et ces « dieux de la cité », par suite des extensions successives que reçut leur domaine, devinrent finalement les « dieux de l’Empire ». Il est évident qu’un culte comme celui des empereurs, par exemple, ne pouvait avoir qu’une portée uniquement sociale ; et l’on sait que, si le Christianisme fut persécuté, alors que tant d’éléments hétérogènes s’incorporaient sans inconvénient à la religion romaine, c’est que lui seul entraînait, pratiquement aussi bien que théoriquement, une méconnaissance formelle des « dieux de l’Empire », essentiellement subversive des institutions établies. Cette méconnaissance n’eût pas été nécessaire, d’ailleurs, si la portée réelle des rites simplement sociaux avait été nettement définie et délimitée ; elle le fut, au contraire, en raison des multiples confusions qui s’étaient produites entre les domaines les plus divers, et qui, nées des éléments incompris que comportaient ces rites et dont certains venaient de fort loin, leur donnaient un caractère « superstitieux » dans le sens rigoureux où il nous est déjà arrivé d’employer ce mot.

Nous n’avons pas eu simplement pour but, par cet exposé, de montrer ce qu’était la conception de la religion dans la civilisation gréco-romaine, ce qui pourrait paraître quelque peu hors de propos ; nous avons voulu surtout faire comprendre combien cette conception diffère profondément de celle de la religion dans la civilisation occidentale actuelle, malgré l’identité du terme qui sert à désigner l’une et l’autre. On pourrait dire que le Christianisme, ou, si l’on préfère, la tradition judéo-chrétienne, en adoptant, avec la langue latine, ce mot de « religion » qui lui est emprunté, lui a imposé une signification presque entièrement nouvelle ; il y a d’ailleurs d’autres exemples de ce fait, et l’un des plus remarquables est celui qu’offre le mot de « création », dont nous parlerons plus tard. Ce qui dominera désormais, c’est l’idée de lien avec un principe supérieur, et non plus celle de lien social, qui subsiste encore jusqu’à un certain point, mais amoindrie et passée au rang d’élément secondaire. Encore ceci n’est-il, à vrai dire, qu’une première approximation ; pour déterminer plus exactement le sens de la religion dans sa conception actuelle, qui est la seule que nous envisagerons maintenant sous ce nom, il serait évidemment inutile de se référer davantage à l’étymologie, dont l’usage s’est trop grandement écarté, et ce n’est que par l’examen direct de ce qui existe effectivement qu’il est possible d’obtenir une information précise.

Nous devons dire tout de suite que la plupart des définitions, ou plutôt des essais de définition que l’on a proposés, en ce qui concerne la religion, ont pour défaut commun de pouvoir s’appliquer à des choses extrêmement différentes, et dont certaines n’ont absolument rien de religieux en réalité. Ainsi, il est des sociologues qui prétendent, par exemple, que « ce qui caractérise les phénomènes religieux, c’est leur force obligatoire »(2). Il y aurait lieu de remarquer que ce caractère obligatoire est loin d’appartenir au même degré à tout ce qui est également religieux, qu’il peut varier d’intensité, soit pour des pratiques et des croyances diverses à l’intérieur d’une même religion, soit généralement d’une religion à une autre ; mais, en admettant même qu’il soit plus ou moins commun à tous les faits religieux, il est fort loin de leur être propre, et la logique la plus élémentaire enseigne qu’une définition doit convenir, non seulement « à tout le défini », mais aussi « au seul défini ». En fait, l’obligation, imposée plus ou moins strictement par une autorité ou un pouvoir d’une nature quelconque, est un élément qui se retrouve de façon à peu près constante dans tout ce qui est institutions sociales proprement dites ; en particulier, y a-t-il rien qui se pose comme plus rigoureusement obligatoire que la légalité ? D’ailleurs, que la législation se rattache directement à la religion comme dans l’Islam, ou qu’elle en soit au contraire entièrement séparée et indépendante comme dans les États européens actuels, elle a tout autant ce caractère d’obligation dans un cas que dans l’autre, et elle l’a toujours nécessairement, tout simplement parce que c’est là une condition de possibilité pour n’importe quelle forme d’organisation sociale ; qui donc oserait soutenir sérieusement que les institutions juridiques de l’Europe moderne sont revêtues d’un caractère religieux ? Une telle supposition est manifestement ridicule, et, si nous nous y attardons un peu plus qu’il ne conviendrait peut-être, c’est qu’il s’agit ici de théories qui ont acquis, dans certains milieux, une influence aussi considérable que peu justifiée. Pour en finir sur ce point, ce n’est pas seulement dans les sociétés qu’on est convenu d’appeler « primitives », à tort selon nous, que « tous les phénomènes sociaux ont le même caractère contraignant », à un degré ou à un autre, constatation qui oblige nos sociologues, parlant de ces sociétés soi-disant « primitives » dont ils aiment d’autant plus à invoquer le témoignage que le contrôle en est plus difficile, à avouer que « la religion y est tout, à moins qu’on ne préfère dire qu’elle n’y est rien »(3) ! Il est vrai qu’ils ajoutent aussitôt, pour cette seconde alternative qui nous semble bien être la bonne, cette restriction : « si on veut la considérer comme une fonction spéciale » ; mais précisément, si ce n’est pas une « fonction spéciale », ce n’est plus du tout la religion.

Mais nous n’en avons pas encore terminé avec toutes les fantaisies des sociologues : une autre théorie qui leur est chère consiste à dire que la religion se caractérise essentiellement par la présence d’un élément rituel ; autrement dit, partout où l’on constate l’existence de rites quelconques, on doit en conclure, sans autre examen, qu’on se trouve par là même en présence de phénomènes religieux. Certes, il se rencontre un élément rituel en toute religion, mais cet élément n’est pas suffisant, à lui seul, pour caractériser la religion comme telle ; ici comme tout à l’heure, la définition proposée est beaucoup trop large, parce qu’il y a des rites qui ne sont nullement religieux, et il y en a même de plusieurs sortes. Il y a, en premier lieu, des rites qui ont un caractère purement et exclusivement social, civil si l’on veut : ce cas aurait dû se rencontrer dans la civilisation gréco-romaine, s’il n’y avait eu alors les confusions dont nous avons parlé ; il existe actuellement dans la civilisation chinoise, où il n’y a aucune confusion du même genre, et où les cérémonies du Confucianisme sont effectivement des rites sociaux, sans le moindre caractère religieux : ce n’est qu’à ce titre qu’elles sont l’objet d’une reconnaissance officielle, qui, en Chine, serait inconcevable dans toute autre condition. C’est ce qu’avaient fort bien compris les Jésuites établis en Chine au xviie siècle, qui trouvaient tout naturel de participer à ces cérémonies, et qui n’y voyaient rien d’incompatible avec le Christianisme, en quoi ils avaient grandement raison, car le Confucianisme, se plaçant entièrement en dehors du domaine religieux, et ne faisant intervenir que ce qui peut et doit normalement être admis par tous les membres du corps social sans aucune distinction, est dès lors parfaitement conciliable avec une religion quelconque, aussi bien qu’avec l’absence de toute religion. Les sociologues contemporains commettent exactement la même méprise que commirent jadis les adversaires des Jésuites, lorsqu’ils les accusèrent de s’être soumis aux pratiques d’une religion étrangère au Christianisme : ayant vu qu’il y avait là des rites, ils avaient pensé tout naturellement que ces rites devaient, comme ceux qu’ils étaient habitués à envisager dans leur milieu européen, être de nature religieuse. La civilisation extrême-orientale nous servira encore d’exemple pour un tout autre genre de rites non religieux : en effet, le Taoïsme, qui est, nous l’avons dit, une doctrine purement métaphysique, possède aussi certains rites qui lui sont propres ; c’est donc qu’il existe, si étrange et si incompréhensible même que cela puisse sembler à des Occidentaux, des rites qui ont un caractère et une portée essentiellement métaphysiques. Ne voulant pas y insister davantage pour le moment, nous ajouterons simplement que, sans aller aussi loin que la Chine ou l’Inde, on pourrait trouver de tels rites dans certaines branches de l’Islam, si celui-ci ne demeurait pas à peu près aussi fermé aux Européens, et beaucoup par leur faute, que tout le reste de l’Orient. Après tout, les sociologues sont encore excusables de se tromper sur des choses qui leur sont complètement étrangères, et ils pourraient, avec quelque apparence de raison, croire que tout rite est d’essence religieuse, si du moins le monde occidental, sur lequel ils devraient être mieux informés, ne leur en présentait vraiment que de semblables ; mais nous nous permettrions volontiers de leur demander si, par exemple, les rites maçonniques, dont nous n’entendons d’ailleurs point rechercher ici la véritable nature, possèdent, par le fait même qu’ils sont bien effectivement des rites, un caractère religieux à quelque degré que ce soit.

Pendant que nous sommes sur ce sujet, nous en profiterons encore pour signaler que l’absence totale du point de vue religieux chez les Chinois a pu donner lieu à une autre méprise, mais qui est inverse de la précédente, et qui est due cette fois à une incompréhension réciproque. Le Chinois, qui a, en quelque sorte par nature, le plus grand respect pour tout ce qui est d’ordre traditionnel, adoptera volontiers, lorsqu’il se trouvera transporté dans un autre milieu, ce qui lui paraîtra en constituer la tradition ; or, en Occident, la religion seule présentant ce caractère, il pourra l’adopter ainsi, mais d’une façon toute superficielle et passagère. Retourné dans son pays d’origine, qu’il n’a jamais abandonné d’une façon définitive, car la « solidarité de la race » est bien trop puissante pour le lui permettre, ce même Chinois ne se préoccupera plus le moins du monde de la religion dont il avait temporairement suivi les usages ; c’est que cette religion, qui est telle pour les autres, lui-même ne l’a jamais conçue en mode religieux, ce mode étant étranger à sa mentalité, et d’ailleurs, comme il n’a rien rencontré en Occident qui ait un caractère tant soit peu métaphysique, elle ne pouvait être à ses yeux que l’équivalent plus ou moins exact d’une tradition d’ordre purement social, à l’instar du Confucianisme. Les Européens auraient donc le plus grand tort de taxer une telle attitude d’hypocrisie, comme il leur arrive de le faire ; elle n’est pour le Chinois qu’une simple affaire de politesse, car, suivant l’idée qu’il s’en fait, la politesse veut que l’on se conforme autant que possible aux coutumes du pays dans lequel on vit, et les Jésuites du xviie siècle étaient strictement en règle avec elle lorsque, vivant en Chine, ils prenaient rang dans la hiérarchie officielle des lettrés et rendaient aux Ancêtres et aux Sages les honneurs rituels qui leur sont dus.

Dans le même ordre d’idées, un autre fait intéressant à noter est que, au Japon, le Shintoïsme a, dans une certaine mesure, le même caractère et le même rôle que le Confucianisme en Chine ; bien qu’il ait aussi d’autres aspects moins nettement définis, il est avant tout une institution cérémonielle de l’État, et ses fonctionnaires, qui ne sont point des « prêtres », sont entièrement libres de prendre telle religion qu’il leur plaît ou de n’en prendre aucune. Il nous souvient d’avoir lu à ce propos, dans un manuel d’histoire des religions, cette réflexion singulière que, « au Japon pas plus qu’en Chine, la foi aux doctrines d’une religion n’exclut pas le moins du monde la foi aux doctrines d’une autre religion »(4) ; en réalité, des doctrines différentes ne peuvent être compatibles qu’à la condition de ne pas se placer sur le même terrain, ce qui est en effet le cas, et cela devrait suffire à prouver qu’il ne peut nullement s’agir ici de religion. En fait, en dehors du cas d’importations étrangères qui n’ont pu avoir une influence bien profonde ni bien étendue, le point de vue religieux est tout aussi inconnu aux Japonais qu’aux Chinois ; c’est même un des rares traits communs que l’on puisse observer dans la mentalité de ces deux peuples.

Jusqu’ici, nous n’avons en somme traité que d’une façon négative la question que nous avions posée, car nous avons surtout montré l’insuffisance de certaines définitions, insuffisance qui va jusqu’à entraîner leur fausseté ; nous devons maintenant indiquer, sinon une définition à proprement parler, du moins une conception positive de ce qui constitue vraiment la religion. Nous dirons que la religion comporte essentiellement la réunion de trois éléments d’ordres divers : un dogme, une morale, un culte ; partout où l’un quelconque de ces éléments viendra à manquer, on n’aura plus affaire à une religion au sens propre de ce mot. Nous ajouterons tout de suite que le premier élément forme la partie intellectuelle de la religion, que le second forme sa partie sociale, et que le troisième, qui est l’élément rituel, participe à la fois de l’une et de l’autre ; mais ceci exige quelques explications. Le nom de dogme s’applique proprement à une doctrine religieuse ; sans rechercher davantage pour le moment quelles sont les caractéristiques spéciales d’une telle doctrine, nous pouvons dire que, bien qu’évidemment intellectuelle dans ce qu’elle a de plus profond, elle n’est pourtant pas d’ordre purement intellectuel ; et d’ailleurs, si elle l’était, elle serait métaphysique et non plus religieuse. Il faut donc que cette doctrine, pour prendre la forme particulière qui convient à son point de vue, subisse l’influence d’éléments extra-intellectuels, qui sont, pour la plus grande part, de l’ordre sentimental ; le mot même de « croyances », qui sert communément à désigner les conceptions religieuses, marque bien ce caractère, car c’est une remarque psychologique élémentaire que la croyance, entendue dans son acception la plus précise, et en tant qu’elle s’oppose à la certitude qui est tout intellectuelle, est un phénomène où la sentimentalité joue un rôle essentiel, une sorte d’inclination ou de sympathie pour une idée, ce qui, d’ailleurs, suppose nécessairement que cette idée est elle-même conçue avec une nuance sentimentale plus ou moins prononcée. Le même facteur sentimental, secondaire dans la doctrine, devient prépondérant, et même à peu près exclusif, dans la morale, dont la dépendance de principe à l’égard du dogme est une affirmation surtout théorique ; cette morale, dont la raison d’être ne peut être que purement sociale, pourrait être regardée comme une sorte de législation, la seule qui demeure du ressort de la religion là où les institutions civiles en sont indépendantes. Enfin, les rites dont l’ensemble constitue le culte ont un caractère intellectuel en tant qu’on les regarde comme une expression symbolique et sensible de la doctrine, et un caractère social en tant qu’on les regarde comme des « pratiques », demandant, d’une façon qui peut être plus ou moins obligatoire, la participation de tous les membres de la communauté religieuse. Le nom de culte devrait proprement être réservé aux rites religieux ; cependant, en fait, on l’emploie aussi couramment, mais quelque peu abusivement, pour désigner d’autres rites, des rites purement sociaux par exemple, comme lorsqu’on parle du « culte des ancêtres » en Chine. Il est à remarquer que, dans une religion où l’élément social et sentimental l’emporte sur l’élément intellectuel, la part du dogme et celle du culte se réduisent simultanément de plus en plus, de sorte qu’une telle religion tend à dégénérer en un « moralisme » pur et simple, comme on en voit un exemple très net dans le cas du Protestantisme ; à la limite, qu’a presque atteinte actuellement un certain « Protestantisme libéral », ce qui reste n’est plus du tout une religion, n’en ayant gardé qu’une seule des parties essentielles, mais c’est tout simplement une sorte de pensée philosophique spéciale. Il importe de préciser, en effet, que la morale peut être conçue de deux façons très différentes : soit en mode religieux, quand elle est rattachée en principe à un dogme auquel elle se subordonne, soit en mode philosophique, quand elle en est regardée comme indépendante ; nous reviendrons plus loin sur cette seconde forme.

On peut comprendre maintenant pourquoi nous disions précédemment qu’il est difficile d’appliquer rigoureusement le terme de religion en dehors de l’ensemble formé par le Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme, ce qui confirme la provenance spécifiquement judaïque de la conception que ce mot exprime actuellement. C’est que, partout ailleurs, les trois parties que nous venons de caractériser ne se trouvent pas réunies dans une même conception traditionnelle ; ainsi, en Chine, nous voyons le point de vue intellectuel et le point de vue social, d’ailleurs représentés par deux corps de tradition distincts, mais le point de vue moral est totalement absent, même de la tradition sociale. Dans l’Inde également, c’est ce même point de vue moral qui fait défaut : si la législation n’y est point religieuse comme dans l’Islam, c’est qu’elle est entièrement dépourvue de l’élément sentimental qui peut seul lui imprimer le caractère spécial de moralité ; quant à la doctrine, elle est purement intellectuelle, c’est-à-dire métaphysique, sans aucune trace non plus de cette forme sentimentale qui serait nécessaire pour lui donner le caractère d’un dogme religieux, et sans laquelle le rattachement d’une morale à un principe doctrinal est d’ailleurs tout à fait inconcevable. On peut dire que le point de vue moral et le point de vue religieux lui-même supposent essentiellement une certaine sentimentalité, qui est en effet développée surtout chez les Occidentaux, au détriment de l’intellectualité. Il y a donc là quelque chose de vraiment spécial aux Occidentaux, auxquels il faudrait joindre ici les Musulmans, mais encore, sans même parler de l’aspect extra-religieux de la doctrine de ces derniers, avec cette grande différence que pour eux, la morale, maintenue à son rang secondaire, n’a jamais pu être envisagée comme existant pour elle-même ; la mentalité musulmane ne saurait admettre l’idée d’une « morale indépendante », c’est-à-dire philosophique, idée qui se rencontra autrefois chez les Grecs et les Romains, et qui est de nouveau fort répandue en Occident à l’époque actuelle.

Une dernière observation est indispensable ici : nous n’admettons pas du tout, comme les sociologues dont nous parlions plus haut, que la religion soit purement et simplement un fait social ; nous disons seulement qu’elle a un élément constitutif qui est d’ordre social, ce qui, évidemment, n’est pas du tout la même chose, puisque cet élément est normalement secondaire par rapport à la doctrine, qui est d’un tout autre ordre, de sorte que la religion, tout en étant sociale par un certain côté, est en même temps quelque chose de plus. D’ailleurs, en fait, il y a des cas où tout ce qui est de l’ordre social se trouve rattaché et comme suspendu à la religion : c’est le cas de l’Islamisme, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, et aussi du Judaïsme, dans lequel la législation n’est pas moins essentiellement religieuse, mais avec cette particularité de n’être applicable qu’à un peuple déterminé ; c’est également le cas d’une conception du Christianisme que nous pourrions appeler « intégrale », et qui a eu jadis une réalisation effective. L’opinion sociologique ne correspond qu’à l’état actuel de l’Europe, et encore en faisant abstraction des considérations doctrinales, qui pourtant n’ont réellement perdu de leur importance primordiale que chez les peuples protestants ; chose assez curieuse, elle pourrait servir à justifier la conception d’une « religion d’État », c’est-à-dire, au fond, d’une religion qui est plus ou moins complètement la chose de l’État, et qui, comme telle, risque fort d’être réduite à un rôle d’instrument politique ; conception qui, à quelques égards, nous ramène à celle de la religion gréco-romaine, ainsi que nous l’indiquions plus haut. Cette idée apparaît comme diamétralement opposée à celle de la « Chrétienté » : celle-ci, antérieure aux nationalités, ne pourrait subsister ou se rétablir après leur constitution qu’à la condition d’être essentiellement « supernationale » ; au contraire, la « religion d’État » est toujours regardée en fait, sinon en droit, comme nationale, qu’elle soit entièrement indépendante ou qu’elle admette un rattachement à d’autres institutions similaires par une sorte de lien fédératif, qui ne laisse en tout cas à l’autorité supérieure et centrale qu’une puissance considérablement amoindrie. La première de ces deux conceptions, celle de la « Chrétienté », est éminemment celle d’un « Catholicisme » au sens étymologique du mot ; la seconde, celle d’une « religion d’État », trouve logiquement son expression, suivant les cas, soit dans un Gallicanisme à la manière de Louis XIV, soit dans l’Anglicanisme ou dans certaines formes de la religion protestante, à laquelle, en général, cet abaissement ne semble point répugner. Ajoutons pour terminer que, de ces deux façons occidentales d’envisager la religion, la première est la seule qui soit capable de présenter, avec les particularités propres au mode religieux, les caractères d’une véritable tradition telle que la conçoit, sans aucune exception, la mentalité orientale.