CHAPITRE V
Caractères essentiels de la métaphysique

Tandis que le point de vue religieux implique essentiellement l’intervention d’un élément d’ordre sentimental, le point de vue métaphysique est exclusivement intellectuel ; mais cela, bien qu’ayant pour nous une signification très nette, pourrait sembler à beaucoup ne caractériser qu’insuffisamment ce dernier point de vue, peu familier aux Occidentaux, si nous n’avions soin d’y apporter d’autres précisions. La science et la philosophie, en effet, telles qu’elles existent dans le monde occidental, ont aussi des prétentions à l’intellectualité ; si nous n’admettons point que ces prétentions soient fondées, et si nous maintenons qu’il y a une différence des plus profondes entre toutes les spéculations de ce genre et la métaphysique, c’est que l’intellectualité pure, au sens où nous l’envisageons, est autre chose que ce qu’on entend ordinairement par là d’une façon plus ou moins vague.

Nous devons déclarer tout d’abord que, quand nous employons le terme de « métaphysique » comme nous le faisons, peu nous importe son origine historique, qui est quelque peu douteuse, et qui serait purement fortuite s’il fallait admettre l’opinion, d’ailleurs assez peu vraisemblable à nos yeux, d’après laquelle il aurait servi tout d’abord à désigner simplement ce qui venait « après la physique » dans la collection des œuvres d’Aristote. Nous n’avons pas davantage à nous préoccuper des acceptions diverses et plus ou moins abusives que certains ont pu juger bon d’attribuer à ce mot à une époque ou à une autre ; ce ne sont point là des motifs suffisants pour nous le faire abandonner, car, tel qu’il est, il est trop bien approprié à ce qu’il doit normalement désigner, autant du moins que peut l’être un terme emprunté aux langues occidentales. En effet, son sens le plus naturel, même étymologiquement, est celui suivant lequel il désigne ce qui est « au delà de la physique », en entendant d’ailleurs ici par « physique », comme le faisaient toujours les anciens, l’ensemble de toutes les sciences de la nature, envisagé d’une façon tout à fait générale, et non pas simplement une de ces sciences en particulier, selon l’acception restreinte qui est propre aux modernes. C’est donc avec cette interprétation que nous prenons ce terme de métaphysique, et il doit être bien entendu une fois pour toutes que, si nous y tenons, c’est uniquement pour la raison que nous venons d’indiquer, et parce que nous estimons qu’il est toujours fâcheux d’avoir recours à des néologismes en dehors des cas de nécessité absolue.

Nous dirons maintenant que la métaphysique, ainsi comprise, est essentiellement la connaissance de l’universel, ou, si l’on veut, des principes d’ordre universel, auxquels seuls convient d’ailleurs proprement ce nom de principes ; mais nous ne voulons pas donner vraiment par là une définition de la métaphysique, ce qui est rigoureusement impossible, en raison de cette universalité même que nous regardons comme le premier de ses caractères, celui dont dérivent tous les autres. En réalité, ne peut être défini que ce qui est limité, et la métaphysique est au contraire, dans son essence même, absolument illimitée, ce qui, évidemment, ne nous permet pas d’en enfermer la notion dans une formule plus ou moins étroite ; une définition serait ici d’autant plus inexacte qu’on s’efforcerait de la rendre plus précise.

Il importe de remarquer que nous avons dit connaissance et non pas science ; notre intention, en cela, est de marquer la distinction profonde qu’il faut nécessairement établir entre la métaphysique, d’une part, et, d’autre part, les diverses sciences au sens propre de ce mot, c’est-à-dire toutes les sciences particulières et spécialisées, qui ont pour objet tel ou tel aspect déterminé des choses individuelles. C’est donc là, au fond, la distinction même de l’universel et de l’individuel, distinction qui ne doit pas être prise pour une opposition, car il n’y a entre ses deux termes aucune commune mesure ni aucune relation de symétrie ou de coordination possible. D’ailleurs, il ne saurait y avoir d’opposition ou de conflit d’aucune sorte entre la métaphysique et les sciences, précisément parce que leurs domaines respectifs sont profondément séparés ; et il en est exactement de même, du reste, à l’égard de la religion. Il faut bien comprendre, toutefois, que la séparation dont il s’agit ne porte pas tant sur les choses elles-mêmes que sur les points de vue sous lesquels nous envisageons les choses ; et ceci est particulièrement important pour ce que nous aurons à dire plus spécialement sur la façon dont doivent être conçus les rapports qu’ont entre elles les différentes branches de la doctrine hindoue. Il est facile de se rendre compte qu’un même objet peut être étudié par diverses sciences sous des aspects différents ; de même, tout ce que nous considérons sous certains points de vue individuels et spéciaux peut être également, par une transposition convenable, considéré au point de vue universel, qui n’est d’ailleurs aucun point de vue spécial, aussi bien que peut l’être ce qui n’est pas susceptible d’être envisagé d’autre part en mode individuel. De cette façon, on peut dire que le domaine de la métaphysique comprend tout, ce qui est nécessaire pour qu’elle soit vraiment universelle, comme elle doit l’être essentiellement ; et les domaines propres des différentes sciences n’en restent pas moins distincts pour cela de celui de la métaphysique, car celle-ci, ne se plaçant pas sur le même terrain que les sciences particulières, n’est à aucun degré leur analogue, de telle sorte qu’il ne peut jamais y avoir lieu d’établir aucune comparaison entre les résultats de l’une et ceux des autres. D’un autre côté, le domaine de la métaphysique n’est nullement, comme le pensent certains philosophes qui ne savent guère de quoi il s’agit ici, ce que les diverses sciences peuvent laisser en dehors d’elles parce que leur développement actuel est plus ou moins incomplet, mais bien ce qui, par sa nature même, échappe à l’atteinte de ces sciences et dépasse immensément la portée à laquelle elles peuvent légitimement prétendre. Le domaine de toute science relève toujours de l’expérience, dans l’une quelconque de ses modalités diverses, tandis que celui de la métaphysique est essentiellement constitué par ce dont il n’y a aucune expérience possible : étant « au delà de la physique », nous sommes aussi, et par là même, au delà de l’expérience. Par suite, le domaine de chaque science particulière peut s’étendre indéfiniment, s’il en est susceptible, sans jamais arriver à avoir même le moindre point de contact avec celui de la métaphysique.

La conséquence immédiate de ce qui précède, c’est que, quand on parle de l’objet de la métaphysique, on ne doit pas avoir en vue quelque chose de plus ou moins analogue à ce que peut être l’objet spécial de telle ou telle science. C’est aussi que cet objet doit toujours être absolument le même, qu’il ne peut être à aucun degré quelque chose de changeant et de soumis aux influences des temps et des lieux ; le contingent, l’accidentel, le variable, appartiennent en propre au domaine de l’individuel, ils sont même des caractères qui conditionnent nécessairement les choses individuelles comme telles, ou, pour parler d’une façon encore plus rigoureuse, l’aspect individuel des choses avec ses modalités multiples. Donc, quand il s’agit de métaphysique, ce qui peut changer avec les temps et les lieux, ce sont seulement les modes d’exposition, c’est-à-dire les formes plus ou moins extérieures dont la métaphysique peut être revêtue, et qui sont susceptibles d’adaptations diverses, et c’est aussi, évidemment, l’état de connaissance ou d’ignorance des hommes, ou du moins de la généralité d’entre eux, à l’égard de la métaphysique véritable ; mais celle-ci reste toujours, au fond, parfaitement identique à elle-même, car son objet est essentiellement un, ou plus exactement « sans dualité », comme le disent les Hindous, et cet objet, toujours par là même qu’il est « au delà de la nature », est aussi au delà du changement : c’est ce que les Arabes expriment en disant que « la doctrine de l’Unité est unique ». Allant encore plus loin dans l’ordre des conséquences, nous pouvons ajouter qu’il n’y a absolument pas de découvertes possibles en métaphysique, car, dès lors qu’il s’agit d’un mode de connaissance qui n’a recours à l’emploi d’aucun moyen spécial et extérieur d’investigation, tout ce qui est susceptible d’être connu peut l’avoir été également par certains hommes à toutes les époques ; et c’est bien là, effectivement, ce qui ressort d’un examen profond des doctrines métaphysiques traditionnelles. D’ailleurs, alors même qu’on admettrait que les idées d’évolution et de progrès peuvent avoir une certaine valeur relative en biologie et en sociologie, ce qui est fort loin d’être prouvé, il n’en serait pas moins certain qu’elles n’ont aucune application possible par rapport à la métaphysique ; aussi ces idées sont-elles complètement étrangères aux Orientaux, comme elles le furent du reste, jusque vers la fin du xviiie siècle, aux Occidentaux eux-mêmes, qui les croient aujourd’hui des éléments essentiels à l’esprit humain. Ceci implique, notons-le bien, la condamnation formelle de toute tentative d’application de la « méthode historique » à ce qui est d’ordre métaphysique : en effet, le point de vue métaphysique lui-même s’oppose radicalement au point de vue historique, ou soi-disant tel, et il faut voir dans cette opposition, non pas seulement une question de méthode, mais aussi et surtout, ce qui est beaucoup plus grave, une véritable question de principe, parce que le point de vue métaphysique, dans son immutabilité essentielle, est la négation même des idées d’évolution et de progrès ; aussi pourrait-on dire que la métaphysique ne peut s’étudier que métaphysiquement. Il n’y a pas à tenir compte ici de contingences telles que des influences individuelles, qui, rigoureusement, n’existent pas à cet égard et ne peuvent pas s’exercer sur la doctrine, puisque celle-ci, étant d’ordre universel, donc essentiellement supra-individuel, échappe nécessairement à leur action ; même les circonstances de temps et de lieux ne peuvent, nous y insistons encore, influer que sur l’expression extérieure, et nullement sur l’essence même de la doctrine ; et enfin, en métaphysique, il ne s’agit point, comme dans l’ordre du relatif et du contingent, de « croyances » ou d’« opinions » plus ou moins variables et changeantes, parce que plus ou moins douteuses, mais exclusivement de certitude permanente et immuable.

En effet, par là même que la métaphysique ne participe aucunement de la relativité des sciences, elle doit impliquer la certitude absolue comme caractère intrinsèque, et cela d’abord par son objet, mais aussi par sa méthode, si toutefois ce mot peut encore s’appliquer ici, sans quoi cette méthode, ou de quelque autre nom qu’on veuille l’appeler, ne serait pas adéquate à l’objet. La métaphysique exclut donc nécessairement toute conception d’un caractère hypothétique, d’où il résulte que les vérités métaphysiques, en elles-mêmes, ne sauraient être aucunement contestables ; par suite, s’il peut y avoir lieu parfois à discussion et à controverse, ce ne sera jamais que par l’effet d’une exposition défectueuse ou d’une compréhension imparfaite de ces vérités. D’ailleurs, toute exposition possible est ici nécessairement défectueuse, parce que les conceptions métaphysiques, par leur nature universelle, ne sont jamais totalement exprimables, ni même imaginables, ne pouvant être atteintes dans leur essence que par l’intelligence pure et « informelle » ; elles dépassent immensément toutes les formes possibles, et spécialement les formules où le langage voudrait les enfermer, formules toujours inadéquates qui tendent à les restreindre, et par là à les dénaturer. Ces formules, comme tous les symboles, ne peuvent que servir de point de départ, de « support » pour ainsi dire, pour aider à concevoir ce qui demeure inexprimable en soi, et c’est à chacun de s’efforcer de le concevoir effectivement selon la mesure de sa propre capacité intellectuelle, suppléant ainsi, dans cette même mesure précisément, aux imperfections fatales de l’expression formelle et limitée ; il est d’ailleurs évident que ces imperfections atteindront leur maximum lorsque l’expression devra se faire dans des langues qui, comme les langues européennes, surtout modernes, semblent aussi peu faites que possible pour se prêter à l’exposition des vérités métaphysiques. Comme nous le disions plus haut, justement à propos des difficultés de traduction et d’adaptation, la métaphysique, parce qu’elle s’ouvre sur des possibilités illimitées, doit toujours réserver la part de l’inexprimable, qui, au fond, est même pour elle tout l’essentiel.

Cette connaissance d’ordre universel doit être au delà de toutes les distinctions qui conditionnent la connaissance des choses individuelles, et dont celle du sujet et de l’objet est le type général et fondamental ; ceci montre encore que l’objet de la métaphysique n’est rien de comparable à l’objet spécial de n’importe quel autre genre de connaissance, et qu’il ne peut même être appelé objet que dans un sens purement analogique, parce qu’on est bien forcé, pour pouvoir en parler, de lui attribuer une dénomination quelconque. De même, si l’on veut parler du moyen de la connaissance métaphysique, ce moyen ne pourra faire qu’un avec la connaissance même, en laquelle le sujet et l’objet sont essentiellement unifiés ; c’est dire que ce moyen, si toutefois il est permis de l’appeler ainsi, ne peut être rien de tel que l’exercice d’une faculté discursive comme la raison humaine individuelle. Il s’agit, nous l’avons dit, de l’ordre supra-individuel, et, par conséquent, supra-rationnel, ce qui ne veut nullement dire irrationnel : la métaphysique ne saurait être contraire à la raison, mais elle est au-dessus de la raison, qui ne peut intervenir là que d’une façon toute secondaire, pour la formulation et l’expression extérieure de ces vérités qui dépassent son domaine et sa portée. Les vérités métaphysiques ne peuvent être conçues que par une faculté qui n’est plus de l’ordre individuel, et que le caractère immédiat de son opération permet d’appeler intuitive, mais, bien entendu, à la condition d’ajouter qu’elle n’a absolument rien de commun avec ce que certains philosophes contemporains appellent intuition, faculté purement sensitive et vitale qui est proprement au-dessous de la raison, et non plus au-dessus d’elle. Il faut donc, pour plus de précision, dire que la faculté dont nous parlons ici est l’intuition intellectuelle, dont la philosophie moderne a nié l’existence parce qu’elle ne la comprenait pas, à moins qu’elle n’ait préféré l’ignorer purement et simplement ; on peut encore la désigner comme l’intellect pur, suivant en cela l’exemple d’Aristote et de ses continuateurs scolastiques, pour qui l’intellect est en effet ce qui possède immédiatement la connaissance des principes. Aristote déclare expressément(1) que « l’intellect est plus vrai que la science », c’est-à-dire en somme que la raison qui construit la science, mais que « rien n’est plus vrai que l’intellect », car il est nécessairement infaillible par là même que son opération est immédiate, et, n’étant point réellement distinct de son objet, il ne fait qu’un avec la vérité même. Tel est le fondement essentiel de la certitude métaphysique ; et l’on voit par là que l’erreur ne peut s’introduire qu’avec l’usage de la raison, c’est-à-dire dans la formulation des vérités conçues par l’intellect, et cela parce que la raison est évidemment faillible par suite de son caractère discursif et médiat. D’ailleurs, toute expression étant nécessairement imparfaite et limitée, l’erreur y est dès lors inévitable quant à la forme, sinon quant au fond : si rigoureuse qu’on veuille rendre l’expression, ce qu’elle laisse en dehors d’elle est toujours beaucoup plus que ce qu’elle peut enfermer ; mais une telle erreur peut n’avoir rien de positif comme telle et n’être en somme qu’une moindre vérité, résidant seulement dans une formulation partielle et incomplète de la vérité totale.

On peut maintenant se rendre compte de ce qu’est, dans son sens le plus profond, la distinction de la connaissance métaphysique et de la connaissance scientifique : la première relève de l’intellect pur, qui a pour domaine l’universel ; la seconde relève de la raison, qui a pour domaine le général, car, comme l’a dit Aristote, « il n’y a de science que du général ». Il ne faut donc aucunement confondre l’universel et le général, comme cela arrive trop souvent aux logiciens occidentaux, qui d’ailleurs ne s’élèvent jamais réellement au-dessus du général, même quand ils lui donnent abusivement le nom d’universel. Le point de vue des sciences, avons-nous dit, est d’ordre individuel ; c’est que le général ne s’oppose point à l’individuel, mais seulement au particulier, et il est, en réalité, de l’individuel étendu ; mais l’individuel peut recevoir une extension, même indéfinie, sans perdre pour cela sa nature et sans sortir de ses conditions restrictives et limitatives, et c’est pourquoi nous disons que la science pourrait s’étendre indéfiniment sans jamais rejoindre la métaphysique, dont elle demeurera toujours aussi profondément séparée, parce qu’il n’y a que la métaphysique qui soit la connaissance de l’universel.

Nous pensons avoir maintenant suffisamment caractérisé la métaphysique, et nous ne pourrions guère faire plus sans entrer dans l’exposition de la doctrine même qui ne saurait trouver place ici ; d’ailleurs, ces données seront complétées dans les chapitres suivants, et particulièrement quand nous parlerons de la distinction de la métaphysique et de ce qu’on appelle généralement du nom de philosophie dans l’Occident moderne. Tout ce que nous venons de dire est applicable, sans aucune restriction, à n’importe laquelle des doctrines traditionnelles de l’Orient, malgré de grandes différences de forme qui peuvent dissimuler l’identité du fond à un observateur superficiel : cette conception de la métaphysique est vraie à la fois du Taoïsme, de la doctrine hindoue, et aussi de l’aspect profond et extra-religieux de l’Islamisme. Maintenant, y a-t-il rien de tel dans le monde occidental ? À ne considérer que ce qui existe actuellement, on ne pourrait assurément donner à cette question qu’une réponse négative, car ce que la pensée philosophique moderne se plaît parfois à décorer du nom de métaphysique ne correspond à aucun degré à la conception que nous avons exposée ; nous aurons d’ailleurs à revenir sur ce point. Cependant, ce que nous avons indiqué à propos d’Aristote et de la doctrine scolastique montre que, du moins, il y a eu là vraiment de la métaphysique dans une certaine mesure, sinon la métaphysique totale ; et, malgré cette réserve nécessaire, c’était là quelque chose dont la mentalité moderne n’offre plus le moindre équivalent, et dont la compréhension lui semble interdite. D’autre part, si la réserve que nous venons de faire s’impose, c’est qu’il y a, comme nous le disions précédemment, des limitations qui paraissent véritablement inhérentes à toute l’intellectualité occidentale, au moins à partir de l’antiquité classique ; et nous avons déjà noté, à cet égard, que les Grecs n’avaient point l’idée de l’Infini. Du reste, pourquoi les Occidentaux modernes, quand ils croient penser à l’Infini, se représentent-ils presque toujours un espace, qui ne saurait être qu’indéfini, et pourquoi confondent-ils invinciblement l’éternité, qui réside essentiellement dans le « non-temps », si l’on peut s’exprimer ainsi, avec la perpétuité, qui n’est qu’une extension indéfinie du temps, alors que de semblables méprises n’arrivent point aux Orientaux ? C’est que la mentalité occidentale, tournée à peu près exclusivement vers les choses sensibles, fait une confusion constante entre concevoir et imaginer, à tel point que ce qui n’est susceptible d’aucune représentation sensible lui paraît véritablement impensable par là même ; et, chez les Grecs déjà, les facultés imaginatives étaient prépondérantes. C’est là, évidemment, tout le contraire de la pensée pure ; dans ces conditions, il ne saurait y avoir d’intellectualité au sens vrai de ce mot, ni, par conséquent, de métaphysique possible. Si l’on ajoute encore à ces considérations une autre confusion ordinaire, celle du rationnel et de l’intellectuel, on s’aperçoit que la prétendue intellectualité occidentale n’est en réalité, surtout chez les modernes, que l’exercice de ces facultés tout individuelles et formelles que sont la raison et l’imagination ; et l’on peut comprendre alors tout ce qui la sépare de l’intellectualité orientale, pour qui il n’est de connaissance vraie et valable que celle qui a sa racine profonde dans l’universel et dans l’informel.