CHAPITRE VI
Rapports de la métaphysique
et de la théologie
La question que nous voulons envisager maintenant ne se pose pas en Orient, en raison de l’absence du point de vue proprement religieux, auquel la pensée théologique est naturellement inhérente ; du moins, elle ne pourrait guère se poser qu’en ce qui concerne l’Islam, où elle serait plus précisément la question des rapports qui doivent exister entre ses deux aspects essentiels, religieux et extra-religieux, que l’on pourrait justement appeler théologique et métaphysique. En Occident, c’est au contraire l’absence du point de vue métaphysique qui fait que la même question ne se pose généralement pas ; elle n’a pu se poser en fait que pour la doctrine scolastique, qui, en effet, était à la fois théologique et métaphysique, bien que, sous ce second aspect, sa portée fût restreinte, ainsi que nous l’avons indiqué ; mais il ne semble pas qu’une solution très nette y ait jamais été apportée. Il y a d’autant plus d’intérêt à traiter cette question d’une façon tout à fait générale, et ce qu’elle implique essentiellement est, au fond, une comparaison entre deux modes de pensée différents, la pensée métaphysique pure et la pensée spécifiquement religieuse.
Le point de vue métaphysique, avons-nous dit, est seul vraiment universel, donc illimité ; tout autre point de vue est, par conséquent, plus ou moins spécialisé et astreint, par sa nature propre, à certaines limitations. Nous avons déjà montré qu’il en est bien ainsi, notamment, du point de vue scientifique, et nous montrerons aussi qu’il en est de même des divers autres points de vue que l’on réunit d’ordinaire sous la dénomination commune et assez vague de philosophiques, et qui, d’ailleurs, ne diffèrent pas très profondément du point de vue scientifique proprement dit, bien qu’ils se présentent avec des prétentions plus grandes et tout à fait injustifiées. Maintenant, cette limitation essentielle, qui est d’ailleurs évidemment susceptible d’être plus ou moins étroite, existe même pour le point de vue théologique ; en d’autres termes, celui-ci est aussi un point de vue spécial, bien que, naturellement, il ne le soit pas de la même façon que celui des sciences, ni dans des limites lui assignant une portée aussi restreinte ; mais c’est précisément parce que la théologie est, en un sens, plus près de la métaphysique que ne le sont les sciences, qu’il est plus délicat de l’en distinguer nettement, et que des confusions peuvent s’introduire plus facilement encore ici que partout ailleurs. Ces confusions n’ont pas manqué de se produire en fait, et elles ont pu aller jusqu’à un renversement des rapports qui devraient normalement exister entre la métaphysique et la théologie, puisque, même au moyen âge qui fut pourtant la seule époque où la civilisation occidentale reçut un développement vraiment intellectuel, il arriva que la métaphysique, d’ailleurs insuffisamment dégagée de diverses considérations d’ordre simplement philosophique, fut conçue comme dépendante à l’égard de la théologie ; et, s’il put en être ainsi, ce ne fut que parce que la métaphysique, telle que l’envisageait la doctrine scolastique, était demeurée incomplète, de sorte qu’on ne pouvait se rendre compte pleinement de son caractère d’universalité, impliquant l’absence de toute limitation, puisqu’on ne la concevait effectivement que dans certaines limites, et qu’on ne soupçonnait même pas qu’il y eût encore au delà de ces limites une possibilité de conception. Cette remarque fournit une excuse suffisante à la méprise que l’on commit alors, et il est certain que les Grecs, même dans la mesure où ils firent de la métaphysique vraie, auraient pu se tromper exactement de la même manière, si toutefois il y avait eu chez eux quelque chose qui correspondît à ce qu’est la théologie dans les religions judéo-chrétiennes ; cela revient en somme à ce que nous avons déjà dit, que les Occidentaux, même ceux qui furent vraiment métaphysiciens jusqu’à un certain point, n’ont jamais connu la métaphysique totale. Peut-être y eut-il, cependant, des exceptions individuelles, car, ainsi que nous l’avons noté précédemment, rien ne s’oppose en principe à ce qu’il y ait, dans tous les temps et dans tous les pays, des hommes qui puissent atteindre la connaissance métaphysique complète ; et cela serait encore possible même dans le monde occidental actuel, bien que plus difficilement sans doute, en raison des tendances générales de la mentalité qui déterminent un milieu aussi défavorable que possible sous ce rapport. En tout cas, il convient d’ajouter que, s’il y eut de telles exceptions, il n’en existe aucun témoignage écrit, et qu’elles n’ont pas laissé de trace dans ce qui est habituellement connu, ce qui ne prouve d’ailleurs rien dans le sens négatif, et ce qui n’a même rien de surprenant, étant donné que, si des cas de ce genre se sont effectivement produits, ce ne put jamais être que grâce à des circonstances très particulières, sur la nature desquelles il ne nous est pas possible d’insister ici.
Pour revenir à la question même qui nous occupe présentement, nous rappellerons que nous avons déjà indiqué ce qui distingue, de la façon la plus essentielle, une doctrine métaphysique et un dogme religieux : c’est que, tandis que le point de vue métaphysique est purement intellectuel, le point de vue religieux implique, comme caractéristique fondamentale, la présence d’un élément sentimental qui influe sur la doctrine elle-même, et qui ne lui permet pas de conserver l’attitude d’une spéculation purement désintéressée ; c’est bien là, en effet, ce qui a lieu pour la théologie, quoique d’une façon plus ou moins marquée suivant que l’on envisage l’une ou l’autre des différentes branches en lesquelles elle peut être divisée. Ce caractère sentimental n’est nulle part plus accentué que dans la forme proprement « mystique » de la pensée religieuse ; et disons à ce propos que, contrairement à une opinion beaucoup trop répandue, le mysticisme, par là même qu’il ne saurait être conçu en dehors du point de vue religieux, est totalement inconnu en Orient. Nous n’entrerons pas ici dans de plus amples détails à cet égard, ce qui nous conduirait à des développements trop étendus ; dans la confusion si ordinaire que nous venons de signaler, et qui consiste à attribuer une interprétation mystique à des idées qui ne le sont nullement, on peut voir encore un exemple de la tendance habituelle aux Occidentaux, en vertu de laquelle ils veulent retrouver partout l’équivalent pur et simple des modes de pensée qui leur sont propres.
L’influence de l’élément sentimental porte évidemment atteinte à la pureté intellectuelle de la doctrine, et elle marque en somme, il faut bien le dire, une déchéance par rapport à la pensée métaphysique, déchéance qui, d’ailleurs, là où elle s’est produite principalement et généralement, c’est-à-dire dans le monde occidental, était en quelque sorte inévitable et même nécessaire en un sens, si la doctrine devait être adaptée à la mentalité des hommes à qui elle s’adressait spécialement, et chez qui la sentimentalité prédominait sur l’intelligence, prédominance qui a d’ailleurs atteint son plus haut point dans les temps modernes. Quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins vrai que le sentiment n’est que relativité et contingence, et qu’une doctrine qui s’adresse à lui et sur laquelle il réagit ne peut être elle-même que relative et contingente ; et ceci peut s’observer particulièrement à l’égard du besoin de « consolations » auquel répond, pour une large part, le point de vue religieux. La vérité, en elle-même, n’a point à être consolante ; si quelqu’un la trouve telle, c’est tant mieux pour lui, certes, mais la consolation qu’il éprouve ne vient pas de la doctrine, elle ne vient que de lui-même et des dispositions particulières de sa propre sentimentalité. Au contraire, une doctrine qui s’adapte aux exigences de l’être sentimental, et qui doit donc se revêtir elle-même d’une forme sentimentale, ne peut plus être dès lors identifiée à la vérité absolue et totale ; l’altération profonde que produit en elle l’entrée d’un principe consolateur est corrélative d’une défaillance intellectuelle de la collectivité humaine à laquelle elle s’adresse. D’un autre côté, c’est de là que naît la diversité foncière des dogmes religieux, entraînant leur incompatibilité, car, au lieu que l’intelligence est une, et que la vérité, dans toute la mesure où elle est comprise, ne peut l’être que d’une façon, la sentimentalité est diverse, et la religion qui tend à la satisfaire devra s’efforcer de s’adapter formellement le mieux possible à ses modes multiples, qui sont différents et variables suivant les races et les époques. Cela ne veut point dire, d’ailleurs, que toutes les formes religieuses subissent à un degré équivalent, dans leur partie doctrinale, l’action dissolvante du sentimentalisme, ni la nécessité de changement qui lui est consécutive ; la comparaison du Catholicisme et du Protestantisme, par exemple, serait particulièrement instructive à cet égard.
Nous pouvons voir maintenant comment le point de vue théologique n’est qu’une particularisation du point de vue métaphysique, particularisation qui implique une altération proportionnelle ; il en est, si l’on veut, une application à des conditions contingentes, une adaptation dont le mode est déterminé par la nature des exigences auxquelles elle doit répondre, puisque ces exigences spéciales sont, après tout, son unique raison d’être. Il résulte de là que toute vérité théologique pourra, par une transposition la dégageant de sa forme spécifique, être ramenée à la vérité métaphysique correspondante, dont elle n’est qu’une sorte de traduction, mais sans qu’il y ait pour cela équivalence effective entre les deux ordres de conceptions : il faut se rappeler ici ce que nous disions plus haut, que tout ce qui peut être envisagé sous un point de vue individuel peut l’être aussi au point de vue universel, sans que ces deux points de vue soient pour cela moins profondément séparés. Si l’on considère ensuite les choses en sens inverse, il faudra dire que certaines vérités métaphysiques, mais non pas toutes, sont susceptibles d’être traduites en langage théologique, car il y a lieu de tenir compte cette fois de tout ce qui, ne pouvant être envisagé sous aucun point de vue individuel, est du ressort exclusif de la métaphysique : l’universel ne saurait s’enfermer tout entier dans un point de vue spécial, non plus que dans une forme quelconque, ce qui est d’ailleurs la même chose au fond. Même pour les vérités qui peuvent recevoir la traduction dont il s’agit, cette traduction, comme toute autre formulation, n’est jamais forcément qu’incomplète et partielle, et ce qu’elle laisse en dehors d’elle mesure précisément tout ce qui sépare le point de vue de la théologie de celui de la métaphysique pure. Ceci pourrait être appuyé par de nombreux exemples ; mais ces exemples eux-mêmes, pour être compris, présupposeraient des développements doctrinaux que nous ne saurions songer à entreprendre ici : telle serait, pour nous borner à citer un cas typique parmi bien d’autres, une comparaison instituée entre la conception métaphysique de la « délivrance » dans la doctrine hindoue et la conception théologique du « salut » dans les religions occidentales, conceptions essentiellement différentes, que l’incompréhension de quelques orientalistes a pu seule chercher à assimiler, d’une manière d’ailleurs purement verbale. Notons en passant, puisque l’occasion s’en présente ici, que des cas comme celui-là doivent servir encore à mettre en garde contre un autre danger très réel : si l’on affirme à un Hindou, à qui les conceptions occidentales sont d’ailleurs étrangères, que les Européens entendent par « salut » exactement ce que lui-même entend par mokshaमोक्ष, il n’aura assurément aucune raison de contester cette assertion ou d’en suspecter l’exactitude, et il pourra lui arriver par la suite, du moins jusqu’à ce qu’il soit mieux informé, d’employer lui-même ce mot de « salut » pour désigner une conception qui n’a rien de théologique ; il y aura alors incompréhension réciproque, et la confusion en sera rendue plus inextricable. Il en est tout à fait de même pour les confusions qui se produisent par l’assimilation non moins erronée du point de vue métaphysique avec les points de vue philosophiques occidentaux : nous avons en mémoire l’exemple d’un Musulman qui acceptait très volontiers et comme une chose toute naturelle la dénomination de « panthéisme islamique » attribuée à la doctrine métaphysique de l’« Identité suprême », mais qui, dès qu’on lui eut expliqué ce qu’est vraiment le panthéisme au sens propre de ce mot, chez Spinoza notamment, repoussa avec une véritable horreur une semblable appellation.
Pour ce qui est de la façon dont peut se comprendre ce que nous avons appelé la traduction des vérités métaphysiques en langage théologique, nous prendrons seulement un exemple extrêmement simple et tout élémentaire : cette vérité métaphysique immédiate : « l’Être est », si on veut l’exprimer en mode religieux ou théologique, donnera naissance à cette autre proposition : « Dieu existe », qui ne lui serait strictement équivalente qu’à la double condition de concevoir Dieu comme l’Être universel, ce qui est fort loin d’avoir toujours lieu effectivement, et d’identifier l’existence à l’être pur, ce qui est métaphysiquement inexact. Sans doute, cet exemple, par sa trop grande simplicité, ne répond pas entièrement à ce qu’il peut y avoir de plus profond dans les conceptions théologiques ; tel qu’il est, il n’en a pas moins son intérêt, parce que c’est précisément de la confusion entre ce qui est impliqué respectivement dans les deux formules que nous venons de citer, confusion qui procède de celle des deux points de vue correspondants, c’est de là, disons-nous, que sont résultées les controverses interminables qui ont surgi autour du fameux « argument ontologique », lequel n’est déjà lui-même qu’un produit de cette confusion. Un autre point important que nous pouvons noter tout de suite à propos de ce même exemple, c’est que les conceptions théologiques, n’étant point à l’abri des influences individuelles comme le sont les conceptions métaphysiques pures, peuvent varier d’un individu à un autre, et que leurs variations sont alors fonction de celles de la plus fondamentale d’entre elles, nous voulons dire de la conception même de la Divinité : ceux qui discutent sur des choses telles que les « preuves de l’existence de Dieu » devraient tout d’abord, pour pouvoir s’entendre, s’assurer que, en prononçant le même mot « Dieu », ils veulent bien exprimer par là une conception identique, et ils s’apercevraient souvent qu’il n’en est rien, de sorte qu’ils n’ont pas plus de chances de tomber d’accord que s’ils parlaient des langues différentes. C’est là surtout, dans le domaine de ces variations individuelles dont la théologie officielle et savante ne saurait d’ailleurs à aucun degré être rendue responsable, que se manifeste une tendance éminemment antimétaphysique qui est presque générale parmi les Occidentaux, et qui constitue proprement l’anthropomorphisme ; mais ceci appelle quelques explications complémentaires, qui nous permettront d’envisager un autre côté de la question.