CHAPITRE IX
Ésotérisme et exotérisme

Nous avons signalé occasionnellement, au cours de nos considérations préliminaires, la distinction, d’ailleurs assez généralement connue, qui existait, dans certaines écoles philosophiques de la Grèce antique, sinon dans toutes, entre ce qu’on appelle l’ésotérisme et l’exotérisme, c’est-à-dire entre deux aspects d’une même doctrine, l’un plus intérieur et l’autre plus extérieur : c’est là toute la signification littérale de ces deux termes. L’exotérisme, comprenant ce qui était plus élémentaire, plus facilement compréhensible, et par conséquent susceptible d’être mis plus largement à la portée de tous, s’exprime seul dans l’enseignement écrit, tel qu’il nous est parvenu plus ou moins complètement ; l’ésotérisme, plus approfondi et d’un ordre plus élevé, et s’adressant comme tel aux seuls disciples réguliers de l’école, préparés tout spécialement à le comprendre, n’était l’objet que d’un enseignement purement oral, sur la nature duquel il n’a évidemment pas pu être conservé de données bien précises. D’ailleurs, il doit être bien entendu que, puisqu’il ne s’agissait là que de la même doctrine sous deux aspects différents, et comme à deux degrés d’enseignement, ces aspects ne pouvaient aucunement être opposés ou contradictoires, mais devaient bien plutôt être complémentaires : l’ésotérisme développait et complétait, en lui donnant un sens plus profond qui n’y était contenu que comme virtuellement, ce que l’exotérisme exposait sous une forme trop vague, trop simplifiée, et parfois plus ou moins symbolique, encore que le symbole eût trop souvent, chez les Grecs, cette allure toute littéraire et poétique qui le fait dégénérer en simple allégorie. Il va de soi, d’autre part, que l’ésotérisme pouvait, dans l’école même, se subdiviser à son tour en plusieurs degrés d’enseignement plus ou moins profonds, les disciples passant successivement de l’un à l’autre suivant leur état de préparation, et pouvant d’ailleurs aller plus ou moins loin selon l’étendue de leurs aptitudes intellectuelles ; mais c’est là à peu près tout ce que l’on peut en dire sûrement.

Cette distinction de l’ésotérisme et de l’exotérisme ne s’est aucunement maintenue dans la philosophie moderne, qui n’est véritablement rien de plus au fond que ce qu’elle est extérieurement, et qui, pour ce qu’elle a à enseigner, n’a certes pas besoin d’un ésotérisme quelconque, puisque tout ce qui est vraiment profond échappe totalement à son point de vue borné. Maintenant, la question se pose de savoir si cette conception de deux aspects complémentaires d’une doctrine fut particulière à la Grèce ; à vrai dire, il y aurait quelque chose d’étonnant à ce qu’une division qui peut sembler assez naturelle dans son principe fût demeurée si exceptionnelle, et, en fait, il n’en est rien. Tout d’abord, on pourrait trouver dans l’Occident, depuis l’antiquité, certaines écoles généralement très fermées, plus ou moins mal connues pour ce motif, et qui n’étaient d’ailleurs point des écoles philosophiques, dont les doctrines ne s’exprimaient au dehors que sous le voile de certains symboles qui devaient sembler fort obscurs à ceux qui n’en avaient pas la clef ; et cette clef n’était donnée qu’aux adhérents qui avaient pris certains engagements, et dont la discrétion avait été suffisamment éprouvée, en même temps qu’on s’était assuré de leur capacité intellectuelle. Ce cas, qui implique manifestement qu’il doit s’agir de doctrines assez profondes pour être tout à fait étrangères à la mentalité commune, semble avoir été surtout fréquent au moyen âge, et c’est une des raisons pour lesquelles, quand on parle de l’intellectualité de cette époque, il faut toujours faire des réserves sur ce qui a pu y exister en dehors de ce qui nous est connu d’une façon certaine ; il est évident en effet que, là comme pour l’ésotérisme grec, bien des choses ont dû se perdre pour n’avoir jamais été enseignées qu’oralement, ce qui est aussi, comme nous l’avons indiqué, l’explication de la perte à peu près totale de la doctrine druidique. Parmi ces écoles auxquelles nous venons de faire allusion, nous pouvons mentionner comme exemple les alchimistes, dont la doctrine était surtout d’ordre cosmologique ; mais, d’ailleurs, la cosmologie doit toujours avoir pour fondement un certain ensemble plus ou moins étendu de conceptions métaphysiques. On pourrait dire que les symboles contenus dans les écrits alchimiques constituent ici l’exotérisme, tandis que leur interprétation réservée constituait l’ésotérisme ; mais la part de l’exotérisme est alors bien réduite, et même, comme il n’a en somme de raison d’être véritable que par rapport à l’ésotérisme et en vue de celui-ci, on peut se demander s’il convient encore d’appliquer ces deux termes. En effet, ésotérisme et exotérisme sont essentiellement corrélatifs, puisque ces mots sont de forme comparative, de sorte que, là où il n’y a pas d’exotérisme, il n’y a plus du tout lieu de parler non plus d’ésotérisme ; cette dernière dénomination ne peut donc, si l’on tient à lui garder son sens propre, servir à désigner indistinctement toute doctrine fermée, à l’usage exclusif d’une élite intellectuelle.

On pourrait sans doute, mais dans une acception beaucoup plus large, envisager un ésotérisme et un exotérisme dans une doctrine quelconque, en tant qu’on y distingue la conception et l’expression, la première étant tout intérieure, tandis que la seconde n’en est que l’extériorisation ; on peut ainsi, à la rigueur, mais en s’écartant du sens habituel, dire que la conception représente l’ésotérisme, et l’expression l’exotérisme, et cela d’une façon nécessaire, qui résulte de la nature même des choses. À l’entendre de cette manière, il y a particulièrement dans toute doctrine métaphysique quelque chose qui sera toujours ésotérique, et c’est la part d’inexprimable que comporte essentiellement, comme nous l’avons expliqué, toute conception vraiment métaphysique ; c’est là quelque chose que chacun ne peut concevoir que par lui-même, avec l’aide des mots et des symboles qui servent simplement de point d’appui à sa conception, et sa compréhension de la doctrine sera plus ou moins complète et profonde suivant la mesure où il le concevra effectivement. Même dans des doctrines d’un autre ordre, dont la portée ne s’étend pas jusqu’à ce qui est vraiment et absolument inexprimable, et qui est le « mystère » au sens étymologique du mot, il n’en est pas moins certain que l’expression n’est jamais complètement adéquate à la conception, de sorte que, dans une proportion bien moindre, il s’y produit encore quelque chose d’analogue : celui qui comprend véritablement est toujours celui qui sait voir plus loin que les mots, et l’on pourrait dire que l’« esprit » d’une doctrine quelconque est de nature ésotérique, tandis que sa « lettre » est de nature exotérique. Ceci serait notamment applicable à tous les textes traditionnels, qui offrent d’ailleurs le plus souvent une pluralité de sens plus ou moins profonds, correspondant à autant de points de vue différents ; mais, au lieu de chercher à pénétrer ces sens, on préfère communément se livrer à de futiles recherches d’exégèse et de « critique des textes », suivant les méthodes laborieusement instituées par l’érudition la plus moderne ; et ce travail, si fastidieux qu’il soit et quelque patience qu’il exige, est beaucoup plus facile que l’autre, car il est du moins à la portée de toutes les intelligences.

Un exemple remarquable de la pluralité des sens nous est fourni par l’interprétation des caractères idéographiques qui constituent l’écriture chinoise : toutes les significations dont ces caractères sont susceptibles peuvent se grouper autour de trois principales, qui correspondent aux trois degrés fondamentaux de la connaissance, et dont la première est d’ordre sensible, la seconde d’ordre rationnel, et la troisième d’ordre intellectuel pur ou métaphysique ; ainsi, pour nous borner à un cas très simple, un même caractère pourra être employé analogiquement pour désigner à la fois le soleil, la lumière et la vérité, la nature du contexte permettant seule de reconnaître, pour chaque application, quelle est celle de ces acceptions qu’il convient d’adopter, d’où les multiples erreurs des traducteurs occidentaux. On doit comprendre par là comment l’étude des idéogrammes, dont la portée échappe complètement aux Européens, peut servir de base à un véritable enseignement intégral, en permettant de développer et de coordonner toutes les conceptions possibles dans tous les ordres ; cette étude pourra donc, à des points de vue différents, être reprise à tous les degrés d’enseignement, du plus élémentaire au plus élevé, en donnant lieu chaque fois à de nouvelles possibilités de conception, et c’est là un instrument merveilleusement approprié à l’exposition d’une doctrine traditionnelle.

Revenons maintenant à la question de savoir si la distinction de l’ésotérisme et de l’exotérisme, entendue cette fois dans son sens précis, peut s’appliquer aux doctrines orientales. Tout d’abord, dans l’Islamisme, la tradition est d’essence double, religieuse et métaphysique, comme nous l’avons déjà dit ; on peut ici qualifier très exactement d’exotérique le côté religieux de la doctrine, qui est en effet le plus extérieur et celui qui est à la portée de tous, et d’ésotérique son côté métaphysique, qui en constitue le sens profond, et qui est d’ailleurs regardé comme la doctrine de l’élite ; et cette distinction conserve bien son sens propre, puisque ce sont là les deux faces d’une seule et même doctrine. Il faut noter, à cette occasion, qu’il y a quelque chose d’analogue dans le Judaïsme, où l’ésotérisme est représenté par ce qu’on nomme Qabbalahקבלה, mot dont le sens primitif n’est autre que celui de « tradition », et qui s’applique à l’étude des significations plus profondes des textes sacrés, tandis que la doctrine exotérique ou vulgaire s’en tient à leur signification la plus extérieure et la plus littérale ; seulement, cette Qabbalahקבלה est, d’une façon générale, moins purement métaphysique que l’ésotérisme musulman, et elle subit encore, dans une certaine mesure, l’influence du point de vue proprement religieux, en quoi elle est comparable à la partie métaphysique de la doctrine scolastique, insuffisamment dégagée des considérations théologiques. Dans l’Islamisme, au contraire, la distinction des deux points de vue est presque toujours très nette ; cette distinction permet de voir là mieux encore que partout ailleurs, par les rapports de l’exotérisme et de l’ésotérisme, comment, par la transposition métaphysique, les conceptions théologiques reçoivent un sens profond.

Si nous passons aux doctrines plus orientales, la distinction de l’ésotérisme et de l’exotérisme ne peut plus s’y appliquer de la même façon, et même il en est auxquelles elle n’est plus du tout applicable. Sans doute, pour ce qui est de la Chine, on pourrait dire que la tradition sociale, qui est commune à tous, apparaît comme exotérique, tandis que la tradition métaphysique, doctrine de l’élite, est ésotérique comme telle. Cependant, cela ne serait rigoureusement exact qu’à la condition de considérer ces deux doctrines par rapport à la tradition primordiale dont elles sont dérivées l’une et l’autre ; mais, à vrai dire, elles sont trop nettement séparées, malgré cette source commune, pour qu’on puisse les regarder comme n’étant que les deux faces d’une même doctrine, ce qui est nécessaire pour qu’on puisse parler proprement d’ésotérisme et d’exotérisme. Une des raisons de cette séparation est dans l’absence de cette sorte de domaine mixte auquel donne lieu le point de vue religieux, où s’unissent, dans la mesure où ils en sont susceptibles, le point de vue intellectuel et le point de vue social, d’ailleurs au détriment de la pureté du premier ; mais cette absence n’a pas toujours des conséquences aussi marquées à cet égard, comme le montre l’exemple de l’Inde, où il n’y a rien non plus de proprement religieux, et où toutes les branches de la tradition forment cependant un ensemble unique et indivisible.

C’est précisément de l’Inde qu’il nous reste à parler ici, et c’est là qu’il est le moins possible d’envisager une distinction comme celle de l’ésotérisme et de l’exotérisme, parce que la tradition y a en effet trop d’unité pour se présenter, non seulement en deux corps de doctrine séparés, mais même sous deux aspects complémentaires de ce genre. Tout ce qu’on peut y distinguer réellement, c’est la doctrine essentielle, qui est toute métaphysique, et ses applications de divers ordres, qui constituent comme autant de branches secondaires par rapport à elle ; mais il est bien évident que cela n’équivaut nullement à la distinction dont il s’agit. La doctrine métaphysique elle-même n’offre point d’autre ésotérisme que celui que l’on peut y trouver dans le sens très large que nous avons mentionné, et qui est naturel et inévitable en toute doctrine de cet ordre : tous peuvent être admis à recevoir l’enseignement à tous ses degrés, sous la seule réserve d’être intellectuellement qualifiés pour en retirer un bénéfice effectif ; nous parlons seulement ici, bien entendu, de l’admission à tous les degrés de l’enseignement, mais non à toutes les fonctions, pour lesquelles d’autres qualifications peuvent en outre être requises ; mais, nécessairement, parmi ceux qui reçoivent ce même enseignement doctrinal, de même qu’il arrive parmi ceux qui lisent un même texte, chacun le comprend et se l’assimile plus ou moins complètement, plus ou moins profondément, suivant l’étendue de ses propres possibilités intellectuelles. C’est pourquoi il est tout à fait impropre de parler de « Brâhmanisme ésotérique », comme ont voulu le faire certains, qui ont surtout appliqué cette dénomination à l’enseignement contenu dans les Upanishadsउपनिषद् ; il est vrai que d’autres, parlant de leur côté de « Bouddhisme ésotérique », ont fait pire encore, car ils n’ont présenté sous cette étiquette que des conceptions éminemment fantaisistes, qui ne relèvent ni du Bouddhisme authentique ni d’aucun ésotérisme véritable.

Dans un manuel d’histoire des religions auquel nous avons déjà fait allusion, et où se retrouvent d’ailleurs, bien qu’il se distingue par l’esprit dans lequel il est rédigé, beaucoup des confusions communes en ce genre d’ouvrages, surtout celle qui consiste à traiter comme religieuses des choses qui ne le sont nullement en réalité, nous avons relevé à ce propos l’observation que voici : « Une pensée indienne trouve rarement son équivalent exact en dehors de l’Inde ; ou, pour parler moins ambitieusement, des manières d’envisager les choses qui sont ailleurs ésotériques, individuelles, extraordinaires, sont, dans le Brâhmanisme et dans l’Inde, vulgaires, générales, normales »(1). Cela est juste au fond, mais appelle pourtant quelques réserves, car on ne saurait qualifier d’individuelles, pas plus ailleurs que dans l’Inde, des conceptions qui, étant d’ordre métaphysique, sont au contraire essentiellement supra-individuelles ; d’autre part, ces conceptions trouvent leur équivalent, bien que sous des formes différentes, partout où il existe une doctrine vraiment métaphysique, c’est-à-dire dans tout l’Orient, et ce n’est qu’en Occident qu’il n’y a en effet rien qui leur corresponde, même de très loin. Ce qui est vrai, c’est que les conceptions de cet ordre ne sont nulle part aussi généralement répandues que dans l’Inde, parce qu’on ne rencontre pas ailleurs de peuple ayant aussi généralement au même degré les aptitudes voulues, bien que celles-ci soient pourtant fréquentes chez tous les Orientaux, et notamment chez les Chinois, parmi lesquels la tradition métaphysique a gardé malgré cela un caractère beaucoup plus fermé. Ce qui, dans l’Inde, a dû contribuer surtout au développement d’une telle mentalité, c’est le caractère purement traditionnel de l’unité hindoue : on ne peut participer réellement à cette unité qu’autant qu’on s’assimile la tradition, et, comme cette tradition est d’essence métaphysique, on pourrait dire que, si tout Hindou est naturellement métaphysicien, c’est qu’il doit l’être en quelque sorte par définition.