CHAPITRE X
La réalisation métaphysique
En indiquant les caractères essentiels de la métaphysique, nous avons dit qu’elle constitue une connaissance intuitive, c’est-à-dire immédiate, s’opposant en cela à la connaissance discursive et médiate de l’ordre rationnel. L’intuition intellectuelle est même plus immédiate encore que l’intuition sensible, car elle est au delà de la distinction du sujet et de l’objet que cette dernière laisse subsister ; elle est à la fois le moyen de la connaissance et la connaissance elle-même, et, en elle, le sujet et l’objet sont unifiés et identifiés. D’ailleurs, toute connaissance ne mérite vraiment ce nom que dans la mesure où elle a pour effet de produire une telle identification, mais qui, partout ailleurs, reste toujours incomplète et imparfaite ; en d’autres termes, il n’y a de connaissance vraie que celle qui participe plus ou moins à la nature de la connaissance intellectuelle pure, qui est la connaissance par excellence. Toute autre connaissance, étant plus ou moins indirecte, n’a en somme qu’une valeur surtout symbolique ou représentative ; il n’y a de connaissance véritable et effective que celle qui nous permet de pénétrer dans la nature même des choses, et, si une telle pénétration peut déjà avoir lieu jusqu’à un certain point dans les degrés inférieurs de la connaissance, ce n’est que dans la connaissance métaphysique qu’elle est pleinement et totalement réalisable.
La conséquence immédiate de ceci, c’est que connaître et être ne sont au fond qu’une seule et même chose ; ce sont, si l’on veut, deux aspects inséparables d’une réalité unique, aspects qui ne sauraient même plus être distingués vraiment là où tout est « sans dualité ». Cela suffit à rendre complètement vaines toutes les « théories de la connaissance » à prétentions pseudo-métaphysiques qui tiennent une si grande place dans la philosophie occidentale moderne, et qui tendent même parfois, comme chez Kant par exemple, à absorber tout le reste, ou tout au moins à se le subordonner ; la seule raison d’être de ce genre de théories est dans une attitude commune à presque tous les philosophes modernes, et d’ailleurs issue du dualisme cartésien, attitude qui consiste à opposer artificiellement le connaître à l’être, ce qui est la négation de toute métaphysique vraie. Cette philosophie en arrive ainsi à vouloir substituer la « théorie de la connaissance » à la connaissance elle-même, et c’est là, de sa part, un véritable aveu d’impuissance ; rien n’est plus caractéristique à cet égard que cette déclaration de Kant : « La plus grande et peut-être la seule utilité de toute philosophie de la raison pure est, après tout, exclusivement négative, puisqu’elle est, non un instrument pour étendre la connaissance, mais une discipline pour la limiter »(1). De telles paroles ne reviennent-elles pas tout simplement à dire que l’unique prétention des philosophes doit être d’imposer à tous les bornes étroites de leur propre entendement ? C’est là, du reste, l’inévitable résultat de l’esprit de système, qui est, nous le répétons, antimétaphysique au plus haut point.
La métaphysique affirme l’identité foncière du connaître et de l’être, qui ne peut être mise en doute que par ceux qui ignorent ses principes les plus élémentaires ; et, comme cette identité est essentiellement inhérente à la nature même de l’intuition intellectuelle, elle ne l’affirme pas seulement, elle la réalise. Tout au moins ceci est-il vrai de la métaphysique intégrale ; mais il faut ajouter que ce qu’il y a eu de métaphysique en Occident semble être toujours demeuré incomplet sous ce rapport. Cependant, Aristote a posé nettement en principe l’identification par la connaissance, en déclarant expressément que « l’âme est tout ce qu’elle connaît »(2) ; mais ni lui ni ses continuateurs ne semblent avoir jamais donné à cette affirmation sa portée véritable, en en tirant toutes les conséquences qu’elle comporte, de sorte qu’elle est demeurée pour eux quelque chose de purement théorique. Cela est mieux que rien, assurément, mais c’est néanmoins fort insuffisant, et cette métaphysique occidentale nous apparaît comme doublement incomplète : elle l’est déjà théoriquement, en ce qu’elle ne va pas au delà de l’être, comme nous l’avons expliqué précédemment, et, d’autre part, elle n’envisage les choses, dans la mesure même où elle les envisage, que d’une façon simplement théorique ; la théorie y est présentée en quelque sorte comme se suffisant à elle-même et comme étant sa propre fin, alors qu’elle ne devrait normalement constituer qu’une préparation, d’ailleurs indispensable, en vue d’une réalisation correspondante.
Il faut ici faire une remarque au sujet de la façon dont nous employons ce mot de « théorie » : étymologiquement, son sens premier est celui de « contemplation », et, si on le prenait ainsi, on pourrait dire que la métaphysique tout entière, avec la réalisation qu’elle implique, est la « théorie » par excellence ; seulement, l’usage a donné à ce mot une acception quelque peu différente, et surtout beaucoup plus restreinte. Tout d’abord, on a pris l’habitude d’opposer « théorie » et « pratique », et, dans sa signification primitive, cette opposition, étant celle de la contemplation et de l’action, serait encore justifiée ici, puisque la métaphysique est essentiellement au delà du domaine de l’action, qui est celui des contingences individuelles ; mais l’esprit occidental, étant tourné presque exclusivement du côté de l’action, et ne concevant point de réalisation en dehors de celle-ci, en est venu à opposer généralement théorie et réalisation. C’est donc cette dernière opposition que nous acceptons en fait, pour ne pas nous écarter de l’usage reçu, et pour éviter les confusions qui pourraient provenir de la difficulté que l’on a à séparer les termes du sens qu’on est habitué à leur attribuer à tort ou à raison ; cependant, nous n’irons pas jusqu’à qualifier de « pratique » la réalisation métaphysique, car ce mot est resté inséparable, dans le langage courant, de l’idée d’action qu’il exprimait primitivement, et qui ne saurait aucunement s’appliquer ici.
Dans toute doctrine qui est métaphysiquement complète, comme le sont les doctrines orientales, la théorie est toujours accompagnée ou suivie d’une réalisation effective, dont elle est seulement la base nécessaire : aucune réalisation ne peut être abordée sans une préparation théorique suffisante, mais la théorie tout entière est ordonnée en vue de la réalisation, comme le moyen en vue de la fin, et ce point de vue est supposé, au moins implicitement, jusque dans l’expression extérieure de la doctrine. D’autre part, la réalisation effective peut avoir, en outre de la préparation théorique et après elle, d’autres moyens d’un ordre très différent, mais qui ne sont, eux aussi, destinés qu’à lui fournir un support ou un point de départ, qui n’ont en somme qu’un rôle d’« adjuvants », quelle que soit d’ailleurs leur importance de fait : c’est là, notamment, la raison d’être des rites de caractère et de portée proprement métaphysiques dont nous avons signalé l’existence. Toutefois, à la différence de la préparation théorique, ces rites ne sont jamais regardés comme des moyens indispensables, ils ne sont qu’accessoires et non essentiels, et la tradition hindoue, où ils ont cependant une place importante, est tout à fait explicite à cet égard ; mais ils n’en peuvent pas moins, par leur efficacité propre, faciliter grandement la réalisation métaphysique, c’est-à-dire la transformation de cette connaissance virtuelle qu’est la simple théorie en une connaissance effective.
Ces considérations peuvent assurément sembler fort étranges à des Occidentaux, qui n’ont jamais envisagé même la simple possibilité de quelque chose de ce genre ; et pourtant, à vrai dire, on pourrait trouver en Occident une analogie partielle, bien qu’assez lointaine, avec la réalisation métaphysique, dans ce que nous appellerons la réalisation mystique. Nous voulons dire qu’il y a dans les états mystiques, au sens théologique de ce mot, quelque chose d’effectif qui en fait plus qu’une connaissance simplement théorique, encore qu’une réalisation de cet ordre soit toujours forcément limitée. Par là même qu’on ne sort pas du mode proprement religieux, on ne sort pas non plus du domaine individuel ; les états mystiques n’ont rien de supra-individuel, ils n’impliquent qu’une extension plus ou moins indéfinie des seules possibilités individuelles, qui, du reste, vont incomparablement plus loin qu’on ne le suppose d’ordinaire, et surtout que les psychologues ne sont capables de le concevoir, même avec tout ce qu’ils s’efforcent de faire rentrer dans leur « subconscient ». Cette réalisation ne peut avoir une portée universelle ou métaphysique, et elle demeure toujours soumise à l’influence d’éléments individuels, principalement d’ordre sentimental ; c’est là le caractère même du point de vue religieux, mais encore plus accentué que partout ailleurs, comme nous l’avons déjà signalé, et c’est aussi, en même temps, ce qui donne aux états mystiques l’aspect de « passivité » qu’on leur reconnaît assez généralement, sans compter que la confusion des deux ordres intellectuel et sentimental peut y être fréquemment une source d’illusions. Enfin, il faut noter que cette réalisation, toujours fragmentaire et rarement ordonnée, ne suppose point de préparation théorique : les rites religieux y jouent bien ce rôle d’« adjuvants » que jouent ailleurs les rites métaphysiques, mais elle est indépendante, en elle-même, de la théorie religieuse qu’est la théologie ; cela n’empêche pas, du reste, que les mystiques qui possèdent certaines données théologiques s’évitent bien des erreurs que commettent ceux qui en sont dépourvus, et sont plus capables de contrôler dans une certaine mesure leur imagination et leur sentimentalité. Telle qu’elle est, la réalisation mystique, ou en mode religieux, avec ses limitations essentielles, est la seule qui soit connue dans le monde occidental ; nous pouvons dire ici encore, comme tout à l’heure, que cela est mieux que rien, encore que ce soit fort loin de la réalisation métaphysique véritable.
Nous avons tenu à préciser ce point de vue de la réalisation métaphysique, parce qu’il est essentiel à la pensée orientale, et d’ailleurs commun aux trois grandes civilisations dont nous avons parlé. Cependant, nous ne voulons pas y insister outre mesure dans cet exposé, qui doit forcément rester plutôt élémentaire ; nous ne l’envisagerons donc, en ce qui concerne spécialement l’Inde, qu’autant qu’il sera strictement inévitable de le faire, car ce point de vue est peut-être encore plus difficile à comprendre que tout autre pour la généralité des Occidentaux. De plus, il faut dire que, si la théorie peut toujours être exposée sans réserves, ou du moins sous la seule réserve de ce qui est véritablement inexprimable, il n’en est pas de même de ce qui touche à la réalisation.