CHAPITRE PREMIER
Signification précise du mot « hindou »

Tout ce qui a été dit jusqu’ici pourrait servir d’introduction, d’une façon absolument générale, à l’étude de toutes les doctrines orientales ; ce que nous dirons maintenant concernera plus particulièrement les doctrines hindoues, adaptées spécialement à des modes de pensée qui, tout en ayant les caractères communs à la pensée orientale dans son ensemble, présentent en outre certains traits distinctifs auxquels correspondent des différences dans la forme, même là où le fond est rigoureusement identique à celui des autres traditions, ce qui est toujours le cas, pour les raisons que nous avons indiquées, quand il s’agit de métaphysique pure. Dans cette partie de notre exposé, il importe de préciser, avant toutes choses, la signification exacte du mot « hindou », dont l’emploi plus ou moins vague donne lieu, en Occident, à de fréquentes méprises.

Pour déterminer nettement ce qui est hindou et ce qui ne l’est pas, nous ne pouvons nous dispenser de rappeler brièvement quelques-unes des considérations que nous avons déjà développées : ce mot ne peut désigner une race, puisqu’il s’applique également à des éléments appartenant à des races diverses, ni encore moins une nationalité, puisque rien de tel n’existe en Orient. À envisager l’Inde dans sa totalité, elle serait plutôt comparable à l’ensemble de l’Europe qu’à tel ou tel État européen, et cela non seulement par son étendue ou par l’importance numérique de sa population, mais aussi par les variétés ethniques que présente celle-ci ; du Nord au Sud de l’Inde, les différences sont au moins aussi grandes, sous ce rapport, que d’une extrémité à l’autre de l’Europe. Il n’y a d’ailleurs, entre les diverses régions, aucun lien gouvernemental ou administratif, si ce n’est celui que les Européens y ont établi récemment d’une façon tout artificielle ; cette unité administrative, il est vrai, avait déjà été réalisée avant eux par les empereurs mongols, et peut-être antérieurement encore par d’autres, mais elle n’eut jamais qu’une existence passagère par rapport à la permanence de la civilisation hindoue, et il est à remarquer qu’elle fut presque toujours due à la domination d’éléments étrangers, ou en tout cas non hindous ; de plus, elle n’alla jamais jusqu’à supprimer complètement l’autonomie des États particuliers, mais s’efforça plutôt de les faire entrer dans une organisation fédérative. D’autre part, on ne trouve nullement dans l’Inde quelque chose qui puisse se comparer au genre d’unité que réalise ailleurs la reconnaissance d’une autorité religieuse commune, que cette autorité soit représentée par une individualité unique, comme dans le Catholicisme, ou par une pluralité de fonctions distinctes, comme dans l’Islamisme ; la tradition hindoue, sans être aucunement de nature religieuse, pourrait cependant impliquer une organisation plus ou moins analogue, mais il n’en est rien, en dépit des suppositions gratuites que certains ont pu faire à cet égard, parce qu’ils ne comprenaient pas comment l’unité pouvait être réalisée effectivement par la seule puissance inhérente à la doctrine traditionnelle elle-même. Cela est bien différent, en effet, de tout ce qui existe en Occident, et pourtant c’est ainsi : l’unité hindoue, nous y avons déjà insisté, est une unité d’ordre purement et exclusivement traditionnel, qui n’a besoin, pour se maintenir, d’aucune forme d’organisation plus ou moins extérieure, ni de l’appui d’aucune autorité autre que celle de la doctrine même.

La conclusion de tout cela peut être formulée de la manière suivante : sont hindous tous ceux qui adhèrent à une même tradition, à la condition, bien entendu, qu’ils soient dûment qualifiés pour pouvoir y adhérer réellement et effectivement, et non pas d’une façon simplement extérieure et illusoire ; au contraire, ne sont pas hindous ceux qui, pour quelque raison que ce soit, ne participent pas à cette même tradition. Ce cas est notamment celui des Jaïnas et des Bouddhistes ; il est aussi, dans les temps modernes, celui des Sikhs, sur lesquels s’exercèrent d’ailleurs des influences musulmanes dont la marque est très visible dans leur doctrine spéciale. Telle est la véritable distinction, et il ne saurait y en avoir d’autre, encore que celle-là soit assez difficilement saisissable, il faut bien le reconnaître, pour la mentalité occidentale, habituée à se baser sur de tout autres éléments d’appréciation, qui font ici entièrement défaut. Dans ces conditions, c’est un véritable non-sens de parler, par exemple, de « Bouddhisme hindou », comme on le fait pourtant trop souvent en Europe et notamment en France ; lorsqu’on veut désigner le Bouddhisme tel qu’il exista jadis dans l’Inde, il n’y a pas d’autre appellation qui puisse convenir que celle de « Bouddhisme indien », de même que l’on peut parfaitement parler des « Musulmans indiens », c’est-à-dire des Musulmans de l’Inde, qui ne sont aucunement « hindous ». On voit ce qui fait la gravité réelle d’une erreur du genre de celle que nous signalons, et pourquoi elle constitue à nos yeux beaucoup plus qu’une simple inexactitude de détail : c’est qu’elle témoigne d’une profonde méconnaissance du caractère le plus essentiel de la civilisation hindoue ; et le plus étonnant n’est pas que cette ignorance soit commune en Occident, mais qu’elle soit partagée par des orientalistes professionnels.

La tradition dont il s’agit fut apportée dans la contrée qui est l’Inde actuelle, à une époque plus ou moins reculée, et qu’il serait fort difficile de préciser, par des hommes venus du Nord, d’après certaines indications que nous avons déjà rapportées ; il n’est d’ailleurs pas prouvé que ces migrateurs, qui durent s’arrêter successivement en des régions diverses, aient constitué un peuple à proprement parler, du moins à l’origine, ni qu’ils aient primitivement appartenu à une race unique. Quoi qu’il en soit, la tradition hindoue, ou du moins celle qui porte maintenant cette désignation, et qui alors pouvait en avoir une autre ou même n’en avoir aucune, cette tradition, disons-nous, lorsqu’elle se fut établie dans l’Inde, fut adoptée tôt ou tard par la plupart des descendants des populations indigènes ; ceux-ci, les Dravidiens par exemple, devinrent donc hindous en quelque sorte « par adoption », mais alors ils le furent tout aussi véritablement que ceux qui l’avaient toujours été, dès lors qu’ils avaient été admis dans la grande unité de la civilisation traditionnelle, et quand bien même il dût subsister chez eux quelques traces de leur origine, sous la forme de modalités particulières dans la façon de penser et d’agir, pourvu seulement qu’elles fussent compatibles avec l’esprit de la tradition.

Avant son établissement dans l’Inde, cette même tradition était celle d’une civilisation que nous n’appellerons point « âryanisme », ayant déjà expliqué pourquoi ce mot est dépourvu de sens, mais pour laquelle nous pouvons accepter, à défaut d’autre, la dénomination d’« indo-iranienne », bien que son lieu de développement n’ait été vraisemblablement pas plus l’Iran que l’Inde, et simplement pour marquer qu’elle devait par la suite donner naissance aux deux civilisations hindoue et perse, distinctes et même opposées par quelques traits. Il dut donc, à une certaine époque, se produire une scission assez analogue à ce que fut plus tard, dans l’Inde, celle du Bouddhisme ; et la branche séparée, déviée par rapport à la tradition primordiale, fut alors ce qu’on nomme l’« Iranisme », c’est-à-dire ce qui devait devenir la tradition perse, appelée encore « Mazdéisme ». Nous avons déjà signalé cette tendance, générale en Orient, des doctrines qui furent d’abord antitraditionnelles à se poser à leur tour en traditions indépendantes ; celle dont il s’agit avait sans doute pris ce caractère longtemps avant d’être codifiée dans l’Avesta sous le nom de Zarathustra ou Zoroastre, dans lequel il faut voir d’ailleurs, non pas la désignation d’un homme, mais plutôt celle d’une collectivité, ainsi qu’il arrive souvent en pareil cas : les exemples de Fo-hi pour la Chine, de Vyâsa pour l’Inde, de Thoth ou Hermès pour l’Égypte, le montrent suffisamment. D’un autre côté, une trace très nette de la déviation est demeurée dans la langue même des Perses, où certains mots eurent un sens directement opposé à celui qu’ils avaient primitivement et qu’ils conservèrent en sanskrit ; le cas du mot dêvaदेव est ici le plus connu, mais on pourrait en citer d’autres, celui du nom d’Indraइन्द्र par exemple, et cela ne peut être accidentel. Le caractère dualiste qu’on attribue d’ordinaire à la tradition perse, s’il était réel, serait aussi une preuve manifeste d’altération de la doctrine ; mais il faut dire pourtant que ce caractère semble bien n’être que le fait d’une interprétation fausse ou incomplète, tandis qu’il y a une autre preuve plus sérieuse, constituée par la présence de certains éléments sentimentaux ; du reste, nous n’avons pas à insister ici sur cette question.

À partir du moment où se fut produite la séparation dont nous venons de parler, la tradition régulière peut être dite proprement « hindoue », quelle que soit la région où elle se conserva tout d’abord, et qu’elle ait ou non reçu dès lors en fait cette désignation, dont l’emploi, d’ailleurs, ne doit aucunement donner à penser qu’il y ait eu dans la tradition quelque changement profond et essentiel ; il n’a pu y avoir alors, aussi bien que dans la suite, qu’un développement naturel et normal de ce qui avait été la tradition primordiale. Ceci nous amène directement à signaler encore une erreur des orientalistes, qui, ne comprenant rien à l’immutabilité essentielle de la doctrine, ont cru pouvoir envisager, postérieurement à l’époque « indo-iranienne », trois doctrines successives supposées différentes, auxquelles ils ont donné les noms respectifs de « Vêdisme », de « Brâhmanisme » et d’« Hindouïsme ». Si l’on ne voulait entendre par là que trois périodes de l’histoire de la civilisation hindoue, cela serait sans doute acceptable, encore que les dénominations soient fort impropres, et que de telles périodes soient extrêmement difficiles à délimiter et à situer chronologiquement. Si même on voulait dire que la doctrine traditionnelle, tout en demeurant la même au fond, a pu recevoir successivement plusieurs expressions plus ou moins différentes pour s’adapter aux conditions particulières, mentales et sociales, de telle ou telle époque, cela pourrait encore être admis, avec des réserves analogues aux précédentes. Mais ce n’est pas là simplement ce que soutiennent les orientalistes : en employant une pluralité de dénominations, ils supposent expressément qu’il s’agit d’une suite de déviations ou d’altérations, qui sont incompatibles avec la régularité traditionnelle, et qui n’ont jamais existé que dans leur imagination. En réalité, la tradition hindoue tout entière est essentiellement fondée sur le Vêdaवेद, elle l’a toujours été et n’a jamais cessé de l’être ; on pourrait donc l’appeler « Vêdisme », et le nom de « Brâhmanisme » aussi lui convient également à toutes les époques ; peu importe au fond la désignation qu’on préférera lui donner, mais pourvu qu’on se rende bien compte que, sous un ou plusieurs noms, c’est toujours de la même chose qu’il s’agit ; ce n’est que le développement de la doctrine contenue en principe dans le Vêdaवेद, mot qui signifie d’ailleurs proprement la connaissance traditionnelle par excellence. Il n’y a donc pas d’« Hindouïsme » au sens d’une déviation de la pensée traditionnelle, puisque ce qui est vraiment et purement hindou, c’est justement ce qui, par définition, n’admet aucune déviation de cette sorte ; et, si malgré cela il s’est produit parfois certaines anomalies plus ou moins graves, le sens de la tradition les a toujours maintenues dans certaines limites, ou bien les a rejetées entièrement en dehors de l’unité hindoue, et, en tout cas, les a empêchées d’acquérir jamais une autorité réelle ; mais ceci, pour être bien compris, exige encore quelques autres considérations.