CHAPITRE II
La perpétuité du Vêdaवेद
Le nom de Vêdaवेद, dont nous venons d’indiquer le sens propre, est appliqué d’une façon générale à tous les écrits fondamentaux de la tradition hindoue ; on sait d’ailleurs que ces écrits sont répartis en quatre recueils qui portent les noms respectifs de Rig-Vêdaऋग् वेद, Yajur-Vêdaयजुर् वेद, Sâma-Vêdaसाम वेद et Atharva-Vêdaअथर्व वेद. La question de la date à laquelle ces recueils ont été composés est une de celles qui préoccupent le plus les orientalistes, et ceux-ci ne sont jamais parvenus à s’entendre sur sa solution, même en se bornant à une estimation très approximative de leur antiquité. Là comme partout ailleurs, on constate surtout, comme nous l’avons déjà indiqué, la tendance à tout rapporter à une époque aussi peu reculée que possible, et aussi à contester l’authenticité de telle ou telle partie des écrits traditionnels, le tout en se basant sur des analyses minutieuses de textes, accompagnées de dissertations aussi interminables que superflues sur l’emploi d’un mot ou d’une forme grammaticale. Ce sont là, en effet, les occupations les plus habituelles des orientalistes, et leur destination ordinaire est, dans l’intention de ceux qui s’y livrent, de montrer que le texte étudié n’est pas si ancien qu’on le pensait, qu’il ne doit pas être de l’auteur auquel il avait toujours été attribué, si toutefois il y en a un, ou, tout au moins, qu’il a été « interpolé » ou a subi une altération quelconque à une époque relativement récente ; ceux qui sont seulement quelque peu au courant des travaux de la « critique biblique » peuvent se faire une idée suffisante de ce qu’est la mise en œuvre de ces procédés. Il n’y a pas lieu de s’étonner que des recherches entreprises dans un pareil esprit n’aboutissent qu’à entasser des volumes de discussions oiseuses, ni que les pitoyables résultats de cette « critique » dissolvante, lorsqu’ils viennent à être connus des Orientaux, contribuent grandement à leur inspirer le mépris de l’Occident. En somme, ce qui échappe totalement aux orientalistes, ce sont toujours les questions de principe, et, comme ce sont précisément celles sans lesquelles on ne peut rien comprendre, puisque tout le reste en dérive et devrait logiquement s’en déduire, ils négligent tout l’essentiel, parce qu’ils sont incapables de le voir, et se perdent irrémédiablement dans les détails les plus insignifiants ou dans les fantaisies les plus arbitraires.
La question de la date à laquelle ont pu être écrites les différentes parties du Vêdaवेद semble véritablement insoluble, et elle est d’ailleurs sans importance réelle, parce que, avant l’époque plus ou moins lointaine où le texte a été écrit pour la première fois, il faut envisager, comme nous avons eu l’occasion de le faire remarquer précédemment, une période de transmission orale d’une longueur indéterminée. Il est probable que l’origine de l’écriture dans l’Inde est notablement plus ancienne qu’on ne le prétend communément, et que les caractères sanskrits, d’ailleurs, ne sont point dérivés d’un alphabet phénicien, dont ils ne se rapprochent ni par leur forme ni par leur arrangement. Quoi qu’il en soit, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne faut voir rien de plus qu’une mise en ordre et une fixation définitive de textes traditionnels préexistants dans le travail attribué à Vyâsa, nom qui ne désigne véritablement ni un personnage historique, ni encore moins un « mythe », mais bien, ainsi que nous le notions plus haut, une collectivité intellectuelle. Dans ces conditions, la détermination de l’époque de Vyâsa, en admettant même qu’elle soit possible, n’a que l’intérêt d’un simple fait d’histoire, sans aucune portée doctrinale ; et il est évident, d’autre part, que cette époque peut comprendre une période d’un certain nombre de siècles ; elle pourrait même n’être jamais achevée, de sorte que la question de son point de départ serait seule à se poser réellement, ce qui ne veut pas dire qu’il soit possible de la résoudre, surtout par les procédés spéciaux de l’érudition occidentale.
La transmission orale antécédente est souvent indiquée dans un texte, mais sans aucune donnée chronologique, par ce qu’on appelle le vanshaवंश ou filiation traditionnelle ; c’est ce qui a lieu notamment pour la plupart des Upanishadsउपनिषद्. Seulement, à l’origine, il faut toujours recourir à une inspiration directe, d’ailleurs indiquée également dans le vanshaवंश, car il ne s’agit point là d’une œuvre individuelle ; peu importe que la tradition ait été exprimée ou formulée par tel ou tel individu, celui-ci n’en est point l’auteur pour cela, dès lors que cette tradition est essentiellement d’ordre supra-individuel. C’est pourquoi l’origine du Vêdaवेद est dite apaurushêyaअपौरुषेय, c’est-à-dire « non-humaine » : les circonstances historiques, non plus que d’autres contingences, n’exercent aucune influence sur le fond de la doctrine, qui a un caractère immuable et purement intemporel, et il est d’ailleurs évident que l’inspiration dont nous venons de parler peut se produire à n’importe quelle époque. La seule difficulté, ici, est peut-être de faire accepter par les Occidentaux une théorie de l’inspiration, et surtout de leur faire comprendre que cette théorie ne doit être ni mystique ni psychologique, qu’elle doit être purement métaphysique ; cela supposerait, du reste, des développements qui ne rentrent point dans notre dessein présent. Ces quelques indications doivent suffire à faire au moins entrevoir ce que les Hindous veulent dire quand ils parlent de la perpétuité du Vêdaवेद, qui est aussi en corrélation, d’autre part, avec la théorie cosmologique de la primordialité du son parmi les qualités sensibles, que nous ne pouvons songer à exposer ici ; ce dernier point peut fournir une explication du fait que, même postérieurement à l’usage de l’écriture, l’enseignement oral de la doctrine a toujours conservé dans l’Inde un rôle prépondérant.
Le Vêdaवेद, étant la connaissance traditionnelle par excellence, est le principe et le fondement commun de toutes les branches plus ou moins secondaires et dérivées de la doctrine ; et, pour celles-ci encore, la question du développement chronologique a fort peu d’importance. Il faut envisager la tradition dans son intégralité, et il n’y a pas à se demander ce qui, dans cette tradition, est primitif ou ne l’est pas, puisqu’il s’agit d’un ensemble parfaitement cohérent, ce qui ne veut point dire systématique, que tous les points de vue qu’il comporte peuvent être envisagés simultanément aussi bien que successivement, et que, par suite, il est peu intéressant de connaître l’ordre historique dans lequel ils ont été développés en fait. C’est même d’autant moins intéressant qu’il ne s’agirait jamais là, en réalité, que du développement de ces points de vue tel qu’il a été formulé par écrit dans les ouvrages que nous pouvons connaître, car, quand on sait voir au delà des textes et qu’on pénètre davantage au fond des choses, on est forcé de reconnaître qu’ils ont toujours été conçus simultanément dans leur principe même ; c’est pourquoi un texte traditionnel peut être susceptible d’une pluralité d’interprétations ou d’applications, en correspondance avec ces différents points de vue. On ne peut pas assigner à telle ou telle partie de la doctrine un auteur déterminé, pas plus qu’on ne peut le faire pour les textes vêdiques eux-mêmes, dans lesquels la doctrine tout entière est renfermée synthétiquement, pour autant du moins qu’elle est exprimable ; et, si tel auteur ou commentateur connu a exposé tel point plus ou moins particulier, cela ne veut évidemment pas dire qu’aucun autre ne l’avait fait avant lui, et encore moins que personne n’y avait songé jusque là, même si nul ne l’avait encore formulé dans un texte défini. L’exposition peut sans doute se modifier dans sa forme extérieure pour s’adapter aux circonstances ; mais, nous n’y insisterons jamais trop, le fond reste toujours rigoureusement le même, et ces modifications extérieures n’atteignent et n’affectent en rien l’essence de la doctrine. Ces considérations, en portant la question sur le terrain des principes, font comprendre les principales raisons de l’embarras des chronologistes, en même temps que l’inanité de leurs recherches ; comme ces raisons, dont malheureusement ils ne se rendent point compte, tiennent à la nature même des choses, le mieux serait assurément d’en prendre son parti et de renoncer à soulever des questions insolubles, et, du reste, on s’y résignerait sans peine si l’on s’apercevait seulement que ces questions n’ont aucune portée sérieuse : c’est là ce que nous avons surtout voulu expliquer dans ce chapitre, dont il ne nous était pas possible de traiter complètement le sujet jusque dans ses aspects les plus profonds.