CHAPITRE IV
À propos du Bouddhisme(1)

Le Bouddhisme, venons-nous de dire, semble plus rapproché, ou plutôt moins éloigné des conceptions occidentales que les autres doctrines de l’Orient, et, par conséquent, plus facile à étudier pour les Occidentaux ; c’est sans doute là ce qui explique la prédilection marquée que lui témoignent les orientalistes. Ceux-ci, en effet, pensent trouver là quelque chose qui rentre dans les cadres de leur mentalité, ou qui du moins n’y échappe pas complètement ; en tout cas, ils ne s’y trouvent pas, comme dans les autres doctrines, gênés par une totale impossibilité de compréhension que, sans se l’avouer à eux-mêmes, ils doivent pourtant sentir plus ou moins confusément. Telle est du moins l’impression qu’ils éprouvent en présence de certaines formes du Bouddhisme, car, comme nous le dirons tout à l’heure, il y a bien des distinctions à faire à cet égard ; et, tout naturellement, ils veulent voir dans ces formes qui leur sont le plus accessibles le Bouddhisme véritable et en quelque sorte primitif, tandis que les autres n’en seraient, suivant eux, que des altérations plus ou moins tardives. Mais le Bouddhisme, quel qu’il soit, et même dans les aspects les plus « simplistes » qu’il ait pu revêtir dans quelques-unes de ses branches, est tout de même encore oriental malgré tout ; aussi les orientalistes poussent-ils beaucoup trop loin l’assimilation avec les points de vue occidentaux, par exemple quand ils veulent en faire l’équivalent d’une religion au sens européen du mot, ce qui, du reste, les jette parfois dans un singulier embarras : certains, ne reculant pas devant une contradiction dans les termes, n’ont-ils pas déclaré que c’était une « religion athée » ? En réalité, d’ailleurs, le Bouddhisme n’est pas plus « athée » qu’il n’est « théiste » ou « panthéiste » ; ce qu’il faut dire simplement, c’est qu’il ne se place pas au point de vue par rapport auquel ces divers termes ont un sens ; mais, s’il ne s’y place pas, c’est précisément qu’il n’est point une religion. Ainsi, cela même qui pourrait paraître le moins étranger à leur propre mentalité, les orientalistes trouvent encore moyen de le dénaturer par leurs interprétations, et même de plusieurs façons car, quand ils veulent y voir une philosophie, ils ne le dénaturent guère moins qu’en voulant en faire une religion : si par exemple on parle de « pessimisme » comme on le fait si souvent, ce n’est pas le Bouddhisme que l’on caractérise, ou du moins ce n’est que le Bouddhisme vu à travers la philosophie de Schopenhauer ; le Bouddhisme authentique n’est ni « pessimiste » ni « optimiste », car, pour lui, les questions ne se posent pas précisément de cette façon ; mais il faut croire qu’il est bien gênant pour certains de ne pouvoir appliquer à une doctrine les étiquettes occidentales.

La vérité est que le Bouddhisme n’est ni une religion ni une philosophie, bien que, surtout dans celles de ses formes qui ont la préférence des orientalistes, il soit plus rapproché de l’une et de l’autre à quelques égards que ne le sont les doctrines traditionnelles hindoues. En effet, il s’agit là d’écoles qui, s’étant mises en dehors de la tradition régulière, et ayant par là même perdu de vue la métaphysique véritable, devaient inévitablement être amenées à substituer à celle-ci quelque chose qui ressemble au point de vue philosophique dans une certaine mesure, mais dans une certaine mesure seulement. On y trouve même parfois des spéculations qui, si on ne les envisage que superficiellement, peuvent faire penser à la psychologie, mais, évidemment, ce n’est point là proprement de la psychologie, chose toute occidentale et, même en Occident, toute récente, puisqu’elle ne date réellement que de Locke ; il ne faudrait pas attribuer aux Bouddhistes une mentalité qui procède tout spécialement du moderne empirisme anglo-saxon. Le rapprochement, pour être légitime, ne doit point aller jusqu’à une assimilation et, semblablement, pour ce qui est de la religion, le Bouddhisme ne lui est effectivement comparable que sur un point, important sans doute, mais insuffisant pour faire conclure à une identité de pensée : c’est l’introduction d’un élément sentimental, qui du reste peut s’expliquer dans tous les cas par une adaptation aux conditions particulières de la période dans laquelle ont pris naissance les doctrines qui en sont affectées, et qui, par conséquent, est loin d’impliquer nécessairement que celles-ci soient toutes d’une même espèce. La différence réelle des points de vue peut être beaucoup plus essentielle qu’une ressemblance qui, en somme, porte surtout sur la forme d’expression des doctrines ; c’est là ce que méconnaissent notamment ceux qui parlent de « morale bouddhique » : ce qu’ils prennent pour de la morale, d’autant plus facilement que son côté sentimental peut en effet prêter à cette confusion, est en réalité envisagé sous un tout autre aspect et a une raison d’être bien différente, qui n’est pas même d’un ordre équivalent. Un exemple suffira pour permettre de s’en rendre compte : la formule bien connue : « Que les êtres soient heureux », concerne l’universalité des êtres, sans aucune restriction, et non les seuls êtres humains ; c’est là une extension dont le point de vue moral, par définition même, n’est aucunement susceptible. La « compassion » bouddhique n’est point la « pitié » de Schopenhauer ; elle serait bien plutôt comparable à la « charité cosmique » des Musulmans, qui est d’ailleurs parfaitement transposable en dehors de tout sentimentalisme. Il n’en reste pas moins que le Bouddhisme est incontestablement revêtu d’une forme sentimentale qui, sans aller jusqu’au « moralisme », constitue pourtant un élément caractéristique dont il y a lieu de tenir compte, d’autant plus que c’est un de ceux qui le différencient très nettement des doctrines hindoues, et qui le font apparaître comme certainement plus éloigné que celles-ci de la « primordialité » traditionnelle.

Un autre point qu’il est bon de noter à ce propos c’est qu’il existe un lien assez étroit entre la forme sentimentale d’une doctrine et sa tendance à la diffusion, tendance qui existe dans le Bouddhisme comme dans les religions, ainsi que le prouve son expansion dans la plus grande partie de l’Asie ; mais, là encore, il ne faut pas exagérer la ressemblance, et il n’est peut-être pas très juste de parler des « missionnaires » bouddhiques qui se répandirent hors de l’Inde à certaines époques, car, outre qu’il ne s’agit jamais là en fait que de quelques personnages isolés, le mot fait trop inévitablement songer aux méthodes de propagande et de prosélytisme qui sont le propre des Occidentaux. Ce qui est très remarquable d’autre part, c’est que, à mesure que cette diffusion se produisait, le Bouddhisme déclinait dans l’Inde même et finissait par s’y éteindre entièrement, après y avoir produit en dernier lieu des écoles dégénérées et nettement hétérodoxes, qui sont celles que visent les ouvrages hindous contemporains de cette dernière phase du Bouddhisme indien, notamment ceux de Shankarâchârya, qui ne s’en occupent jamais que pour réfuter les théories de ces écoles au nom de la doctrine traditionnelle, sans d’ailleurs les imputer aucunement au fondateur même du Bouddhisme, ce qui indique bien qu’il ne s’agissait là que d’une dégénérescence ; et le plus curieux est que ce sont précisément ces formes amoindries et déviées qui, aux yeux de la plupart des orientalistes, passent pour représenter avec la plus grande approximation possible le véritable Bouddhisme originel. Nous y reviendrons tout à l’heure ; mais, avant d’aller plus loin, il importe de bien préciser que, en réalité, l’Inde ne fut jamais bouddhiste, contrairement à ce que prétendent généralement les orientalistes, qui veulent en quelque sorte faire du Bouddhisme le centre même de tout ce qui concerne l’Inde et son histoire : l’Inde avant le Bouddhisme, l’Inde après le Bouddhisme, telle est la coupure la plus nette qu’ils croient pouvoir y établir, entendant d’ailleurs par là que le Bouddhisme laissa, même après son extinction totale, une empreinte profonde dans son pays d’origine, ce qui est complètement faux pour la raison même que nous venons d’indiquer. Il est vrai que ces orientalistes, qui s’imaginent que les Hindous ont dû faire des emprunts à la philosophie grecque, pourraient tout aussi bien soutenir, sans beaucoup plus d’invraisemblance, qu’ils en ont fait aussi au Bouddhisme ; et nous ne sommes pas bien sûr que ce ne soit pas là le fond de la pensée de quelques-uns d’entre eux. Il faut reconnaître qu’il y a, à cet égard, quelques exceptions honorables, et c’est ainsi que Barth a dit que « le Bouddhisme a seulement eu l’importance d’un épisode », ce qui, en ce qui concerne l’Inde, est la stricte vérité ; mais, malgré cela, l’opinion contraire n’a pas cessé de prévaloir, sans parler, bien entendu, de la grossière ignorance du vulgaire qui, en Europe, se figure volontiers que le Bouddhisme règne encore actuellement dans l’Inde ! Ce qu’il faudrait dire, c’est seulement que, vers l’époque du roi Ashoka, c’est-à-dire vers le iiie siècle avant l’ère chrétienne, le Bouddhisme eut dans l’Inde une période de grande extension, en même temps qu’il commençait à se répandre hors de l’Inde, et que cette période fut d’ailleurs promptement suivie de son déclin ; mais, même pour cette époque, si l’on voulait trouver une similitude dans le monde occidental, on devrait dire que cette extension fut bien plutôt comparable à celle d’un ordre monastique qu’à celle d’une religion s’adressant à tout l’ensemble de la population ; cette comparaison, sans être parfaite, serait assurément la moins inexacte de toutes.

Ce n’est pas encore tout en ce qui concerne les fantaisies des orientalistes : nous en voyons certains, comme Max Müller, s’efforcer de découvrir « les germes du Bouddhisme », c’est-à-dire, tout au moins suivant la façon dont ils le conçoivent, les germes de l’hétérodoxie, jusque dans les Upanishadsउपनिषद्(2) qui, faisant partie intégrante du Vêdaवेद, sont un des fondements essentiels de l’orthodoxie hindoue ; il serait assurément difficile de pousser plus loin l’absurdité et de faire preuve d’une incompréhension plus complète. Quelque idée qu’on se fasse du Bouddhisme, il est pourtant bien facile de comprendre que, né dans un milieu hindou et issu en quelque sorte de l’Hindouïsme, il devait toujours, même en se détachant de celui-ci, garder quelque chose de commun avec lui, et que ce qu’on trouve de semblable de part et d’autre ne s’explique pas autrement ; M. Roussel a sans doute exagéré en sens contraire en insistant sur le manque absolu d’originalité de cette doctrine, mais cette opinion est du moins plus plausible que celle de Max Müller et n’implique en tout cas aucune contradiction, et nous ajouterons qu’elle exprimerait plutôt un éloge qu’une critique pour ceux qui, comme nous, s’en tiennent au point de vue traditionnel, puisque les différences entre les doctrines, pour être légitimes, ne peuvent être qu’une simple affaire d’adaptation, ne portant toujours que sur des formes d’expression plus ou moins extérieures et n’affectant aucunement les principes mêmes ; l’introduction de la forme sentimentale elle-même est dans ce cas, du moins tant qu’elle laisse subsister la métaphysique intacte au centre de la doctrine.

Cela dit, il faudrait maintenant se demander jusqu’à quel point on peut parler du Bouddhisme en général, comme on a l’habitude de le faire, sans s’exposer à commettre de multiples confusions ; pour éviter celles-ci, il faudrait au contraire avoir soin de préciser toujours de quel Bouddhisme il s’agit, car, en fait, le Bouddhisme a compris et comprend encore un grand nombre de branches ou d’écoles différentes, et l’on ne saurait attribuer à toutes indistinctement ce qui n’appartient en propre qu’à l’une ou à l’autre d’entre elles. Ces écoles peuvent, dans leur ensemble, se ranger dans les deux grandes divisions qui portent les noms de Mahâyânaमहायान et de Hînayânaहीनयान, qu’on traduit ordinairement par « Grand véhicule » et « Petit véhicule », mais qu’il serait peut-être plus exact et plus clair tout à la fois de rendre par « Grande Voie » et « Petite Voie » ; il vaut beaucoup mieux garder ces noms, qui sont ceux qui les désignent authentiquement, que de leur substituer des dénominations comme celles de « Bouddhisme du Nord » et de « Bouddhisme du Sud », qui n’ont qu’une valeur purement géographique, d’ailleurs assez vague, et qui ne caractérisent aucunement les doctrines dont il s’agit. C’est le Mahâyânaमहायान seul qui peut être regardé comme représentant vraiment une doctrine complète, y compris le côté proprement métaphysique qui en constitue la partie supérieure et centrale ; au contraire, le Hînayânaहीनयान apparaît comme une doctrine réduite en quelque sorte à son aspect le plus extérieur et n’allant pas plus loin que ce qui est accessible à la généralité des hommes, ce qui justifie sa dénomination et, naturellement, c’est dans cette branche amoindrie du Bouddhisme, dont le Bouddhisme de Ceylan est actuellement le représentant le plus typique, que se sont produites les déviations auxquelles nous avons fait allusion plus haut. C’est ici que les orientalistes renversent véritablement les rapports normaux, ils veulent que les écoles les plus déviées, celles qui poussent le plus loin l’hétérodoxie, soient l’expression la plus authentique du Hînayânaहीनयान, et que le Hînayânaहीनयान lui-même soit proprement le Bouddhisme primitif, ou tout au moins sa continuation régulière, à l’exclusion du Mahâyânaमहायान qui ne serait, suivant eux, que le produit d’une série d’altérations et d’adjonctions plus ou moins tardives. En cela, il ne font en somme que suivre les tendances antitraditionnelles de leur propre mentalité, qui les portent naturellement à sympathiser avec tout ce qui est hétérodoxe, et ils se conforment aussi plus particulièrement à cette fausse conception, à peu près générale chez les Occidentaux modernes, suivant laquelle ce qui est le plus simple, nous dirions volontiers le plus rudimentaire, doit être par là même le plus ancien ; avec de tels préjugés, il ne leur vient même pas à l’idée que ce pourrait bien être tout le contraire qui serait vrai. Dans ces conditions, il est permis de se demander quelle étrange caricature a bien pu être présentée aux Occidentaux comme étant le véritable Bouddhisme, tel que son fondateur l’aurait formulé, et l’on ne peut s’empêcher de sourire en pensant que c’est cette caricature qui est devenue un objet d’admiration pour tant d’entre eux, et qui les a séduits à tel point qu’il en est qui n’ont pas hésité à proclamer leur adhésion, d’ailleurs toute théorique et « idéale », à ce Bouddhisme qui se trouve être si extraordinairement conforme à leur tournure d’esprit « rationaliste » et « positiviste ».

Bien entendu, quand nous disons que le Mahâyânaमहायान devait être inclus dans le Bouddhisme dès son origine, cela doit se comprendre de ce que nous pourrions appeler son essence, indépendamment des formes plus ou moins spéciales qui sont propres à ses différentes écoles ; ces formes ne sont que secondaires, mais elles sont tout ce que permet d’y voir la « méthode historique », et c’est là ce qui donne une apparence de justification aux affirmations des orientalistes lorsqu’ils disent que le Mahâyânaमहायान est « tardif » ou qu’il n’est qu’un Bouddhisme « altéré ». Ce qui complique encore les choses, c’est que le Bouddhisme, en sortant de l’Inde, s’est modifié dans une certaine mesure et de façons diverses, et que d’ailleurs il devait forcément se modifier ainsi pour s’adapter à des milieux très différents ; mais toute la question serait de savoir jusqu’où vont ces modifications, et elle ne semble pas très facile à résoudre, surtout pour ceux qui n’ont à peu près aucune idée des doctrines traditionnelles avec lesquelles il s’est trouvé en contact. Il en est ainsi notamment pour l’Extrême-Orient, où le Taoïsme a manifestement influencé, tout au moins quant à leurs modalités d’expression, certaines branches du Mahâyânaमहायान ; l’école Zen, en particulier, a adopté des méthodes dont l’inspiration taoïste est tout-à-fait évidente. Ce fait peut s’expliquer par le caractère particulier de la tradition extrême-orientale, et par la séparation profonde qui existe entre ses deux parties intérieure et extérieure, c’est-à-dire entre le Taoïsme et le Confucianisme ; dans ces conditions, le Bouddhisme pouvait en quelque sorte prendre place dans un domaine intermédiaire entre l’un et l’autre, et l’on peut même dire que, dans certains cas, il a véritablement servi de « couverture extérieure » au Taoïsme, ce qui a permis à celui-ci de rester toujours très fermé, beaucoup plus facilement qu’il ne l’aurait pu sans cela. C’est ce qui explique aussi que le Bouddhisme extrême-oriental se soit assimilé certains symboles d’origine taoïste, et que, par exemple, il ait parfois identifié Kouan-yin觀音 à un Bodhisattwaबोधिसत्त्व ou plus précisément à un aspect féminin d’Avalokitêshwaraअवलोकितेश्वर, en raison de la fonction « providentielle » qui leur est commune ; et ceci, notons-le en passant, a encore causé une méprise des orientalistes qui, pour la plupart, ne connaissent guère le Taoïsme que de nom ; ils se sont imaginé que Kouan-yin觀音 appartenait en propre au Bouddhisme, et ils semblent ignorer complètement sa provenance essentiellement taoïste. Du reste, c’est assez leur habitude, quand ils se trouvent en présence de quelque chose dont ils ne savent pas déterminer exactement le caractère ou l’origine, de se tirer d’affaire en lui appliquant l’étiquette « bouddhique » ; c’est là un moyen assez commode de dissimuler leur embarras plus ou moins conscient, et ils y ont recours d’autant plus volontiers que, en vertu du monopole de fait qu’ils sont parvenus à établir à leur profit, ils sont à peu près sûrs que personne ne viendra les contredire ; que peuvent craindre à cet égard des gens qui posent en principe qu’il n’y a de compétence vraie, dans l’ordre d’études dont il s’agit, que celle qui s’acquiert à leur école ? Il va sans dire, du reste, que tout ce qu’ils déclarent ainsi « bouddhique » au gré de leur fantaisie, aussi bien que ce qui l’est réellement, n’est en tout cas pour eux que du « Bouddhisme altéré » ; dans un manuel d’histoire des religions que nous avons déjà mentionné, et où le chapitre relatif à la Chine témoigne d’ailleurs dans son ensemble d’une incompréhension fort regrettable, on déclare que, « du Bouddhisme primitif, il ne reste plus trace en Chine », et que les doctrines qui y existent actuellement « n’ont de Bouddhisme que le nom »(3) ; si l’on entend par « Bouddhisme primitif » ce que les orientalistes présentent comme tel, cela est tout à fait exact, mais il faudrait tout d’abord savoir si l’on doit accepter la conception qu’ils s’en font, ou si ce n’est pas plutôt celle-ci qui, au contraire, ne représente effectivement qu’un Bouddhisme dégénéré.

La question des rapports du Bouddhisme avec le Taoïsme est encore relativement facile à élucider, à la condition, bien entendu, de savoir ce qu’est le Taoïsme ; mais il faut reconnaître qu’il en est de plus complexes ; c’est surtout le cas lorsqu’il s’agit, non plus d’éléments appartenant à des traditions étrangères à l’Inde, mais bien d’éléments hindous, au sujet desquels il peut être difficile de dire s’ils ont toujours été plus ou moins étroitement associés au Bouddhisme, du fait même de l’origine indienne de celui-ci, ou s’ils ne se sont intégrés qu’après coup à certaines de ses formes. Il en est ainsi, par exemple, pour les éléments shivaïstes qui tiennent une si grande place dans le Bouddhisme thibétain, désigné communément sous le nom assez peu correct de « Lamaïsme » ; cela n’est d’ailleurs pas exclusivement particulier au Thibet, car on rencontre aussi à Java un Shiva-Buddhaशिव बुद्ध qui témoigne d’une semblable association poussée aussi loin qu’il est possible. En fait, la solution de cette question pourrait se trouver dans l’étude des relations du Bouddhisme, même originel, avec le Tantrisme ; mais ce dernier est si mal connu en Occident qu’il serait à peu près inutile d’en parler sans entrer dans de trop longues considérations qui ne sauraient trouver place ici ; aussi nous bornerons-nous à cette simple indication, pour la même raison qui nous a déterminé à ne faire qu’une brève mention de la civilisation thibétaine, en dépit de son importance, lorsque nous avons énuméré les grandes divisions de l’Orient.

Maintenant il nous reste encore un dernier point à traiter au moins sommairement : pourquoi le Bouddhisme s’est-il tellement répandu hors de son pays d’origine et y a-t-il eu un si grand succès, alors que, dans ce pays même, il a dégénéré assez rapidement et a fini par s’éteindre, et n’est-ce pas précisément dans cette diffusion au dehors que résiderait la véritable raison d’être du Bouddhisme lui-même ? Ce que nous voulons dire, c’est que le Bouddhisme apparaît comme ayant été réellement destiné à des peuples non indiens ; il fallait cependant qu’il prît son origine de l’Hindouïsme même, afin qu’il en reçût les éléments qui devaient être transmis ailleurs après une adaptation nécessaire ; mais cette tâche étant accomplie, il était en somme normal qu’il disparût de l’Inde où il n’avait pas sa vraie place. On pourrait, à cet égard, faire assez justement une comparaison entre la situation du Bouddhisme par rapport à l’Hindouïsme et celle du Christianisme par rapport au Judaïsme, à la condition, bien entendu, de tenir toujours compte des différences de points de vue sur lesquelles nous avons insisté. En tout cas, cette considération est la seule qui permette de reconnaître au Bouddhisme, sans commettre d’illogisme, le caractère de doctrine traditionnelle qu’il est impossible de refuser tout au moins au Mahâyânaमहायान, en même temps que l’hétérodoxie non moins évidente des formes ultimes et déviées du Hînayânaहीनयान ; et c’est elle aussi qui explique ce qu’a pu être réellement la mission du Bouddha. Si celui-ci avait enseigné la doctrine hétérodoxe que lui attribuent les orientalistes, il serait tout à fait inconcevable que nombre d’Hindous orthodoxes n’hésitent pas à le regarder comme un Avatâraअवतार, c’est-à-dire comme une « manifestation divine », dont ce qui est rapporté de lui présente d’ailleurs en effet tous les caractères ; il est vrai que les orientalistes, qui entendent écarter de parti-pris tout ce qui est d’ordre « non humain », prétendent que ce n’est là que la « légende », c’est-à-dire quelque chose de dénué de toute valeur historique, et que cela encore est étranger au « Bouddhisme primitif », mais, si l’on écarte ces traits « légendaires », que reste-t-il du fondateur du Bouddhisme en tant qu’individualité purement humaine ? Cela serait assurément bien difficile à dire, mais la « critique » occidentale ne s’embarrasse pas pour si peu et, pour écrire une vie du Bouddha accommodée à ses vues, elle va jusqu’à poser en principe, avec Oldenberg, que les « Indo-Germains n’admettent pas le miracle » ; comment garder son sérieux devant de pareilles affirmations ? Cette soi-disant « reconstitution historique » de la vie de Bouddha vaut tout juste autant que celle de sa doctrine « primitive », et elle procède tout entière des mêmes préjugés ; dans l’une comme dans l’autre, il s’agit avant tout de supprimer tout ce qui gêne la mentalité moderne, et c’est au moyen de ce procédé éminemment « simpliste » que ces gens s’imaginent atteindre la vérité.

Nous n’en dirons pas davantage là-dessus, puisque ce n’est pas le Bouddhisme que nous nous proposons d’étudier ici, et qu’il nous suffisait en somme de le « situer », d’une part, par rapport aux doctrines hindoues et, d’autre part, par rapport aux points de vue occidentaux auxquels on cherche à l’assimiler plus ou moins indûment. Nous pouvons donc, après cette digression, revenir aux conceptions proprement hindoues, mais nous ne le ferons pas sans formuler encore une dernière réflexion qui pourra servir en quelque sorte de conclusion à tout ce qui vient d’être dit : si les orientalistes, qui se sont pour ainsi dire « spécialisés » dans le Bouddhisme, commettent à son sujet tant de graves erreurs, que peut bien valoir ce qu’ils disent des autres doctrines, qui n’ont jamais été pour eux qu’un objet d’études secondaires et presque « accidentel » par rapport à celui-là ?