CHAPITRE V
La loi de Manuमनु

Parmi les notions qui sont susceptibles de causer un grand embarras aux Occidentaux, parce qu’elles n’ont point d’équivalent chez eux, on peut citer celle qui est exprimée en sanskrit par le mot dharmaधर्म ; assurément, il ne manque pas de traductions proposées par les orientalistes, mais dont la plupart sont grossièrement approximatives ou même tout à fait erronées, toujours en raison des confusions de points de vue que nous avons signalées. Ainsi, on veut parfois rendre dharmaधर्म par « religion », alors que le point de vue religieux ne s’applique point ; mais, en même temps, on doit reconnaître que ce n’est pas la conception de la doctrine, supposée à tort religieuse, que ce mot désigne proprement. D’autre part, s’il s’agit de l’accomplissement des rites, qui n’ont pas davantage le caractère religieux, ils sont désignés, dans leur ensemble, par un autre mot, celui de karmaकर्म, qui est pris alors dans une acception spéciale, technique en quelque sorte, son sens général étant celui d’« action ». Pour ceux qui veulent à toute force voir une religion dans la tradition hindoue, il resterait alors ce qu’ils croient être la morale, et c’est celle-ci qui serait appelée plus précisément dharmaधर्म ; de là, suivant les cas, des interprétations diverses et plus ou moins secondaires comme celles de « vertu », de « justice », de « mérite », de « devoir », toutes notions exclusivement morales en effet, mais qui, par cela même, ne rendent à aucun degré la conception dont il s’agit. Le point de vue moral, sans lequel ces notions sont dépourvues de sens, n’existe point dans l’Inde ; nous y avons déjà suffisamment insisté, et nous avons même indiqué que le Bouddhisme, qui seul pourrait paraître propre à l’introduire, n’avait pas été jusque là dans la voie du sentimentalisme. D’ailleurs, ces mêmes notions, remarquons-le en passant, ne sont pas toutes également essentielles au point de vue moral lui-même ; nous voulons dire qu’il en est certaines qui ne sont pas communes à toute conception morale : ainsi, l’idée de devoir ou d’obligation est absente de la plupart des morales antiques, de celle des Stoïciens notamment ; ce n’est que chez les modernes, et surtout depuis Kant, qu’elle est arrivée à jouer un rôle prépondérant. Ce qu’il importe de noter à ce propos, parce que c’est là une des sources d’erreur les plus fréquentes, c’est que des idées ou des points de vue qui sont devenus habituels tendent par là même à paraître essentiels ; c’est pourquoi on s’efforce de les transporter dans l’interprétation de toutes les conceptions, même les plus éloignées dans le temps ou dans l’espace, et pourtant il n’y aurait souvent pas besoin de remonter bien loin pour en découvrir l’origine et le point de départ.

Cela dit pour écarter les fausses interprétations, qui sont les plus courantes, nous essaierons d’indiquer, aussi nettement qu’il est possible, ce qu’il faut entendre réellement par dharmaधर्म. Comme le montre le sens de la racine verbale dhriधृ dont il est dérivé, ce mot, dans sa signification la plus générale, ne désigne rien d’autre qu’une « manière d’être » ; c’est, si l’on veut, la nature essentielle d’un être, comprenant tout l’ensemble de ses qualités ou propriétés caractéristiques, et déterminant, par les tendances ou les dispositions qu’elle implique, la façon dont cet être se comporte, soit en totalité, soit par rapport à chaque circonstance particulière. La même notion peut être appliquée, non pas seulement à un être unique, mais à une collectivité organisée, à une espèce, à tout l’ensemble des êtres d’un cycle cosmique ou d’un état d’existence, ou même à l’ordre total de l’Univers ; c’est alors, à un degré ou à un autre, la conformité à la nature essentielle des êtres, réalisée dans la constitution hiérarchiquement ordonnée de leur ensemble ; c’est aussi, par conséquent, l’équilibre fondamental, l’harmonie intégrale résultant de cette hiérarchisation, à quoi se réduit d’ailleurs la notion même de « justice » quand on la dépouille de son caractère spécifiquement moral. Envisagé ainsi en tant que principe d’ordre, donc comme organisation et disposition intérieure, pour un être ou pour un ensemble d’êtres, dharmaधर्म peut, en un sens, s’opposer à karmaकर्म, qui n’est que l’action par laquelle cette disposition sera manifestée extérieurement, pourvu que l’action soit normale, c’est-à-dire conforme à la nature des êtres et de leurs états et aux rapports qui en dérivent. Dans ces conditions, ce qui est adharmaअधर्म, ce n’est point le « péché » au sens théologique, non plus que le « mal » au sens moral, notions qui sont aussi étrangères l’une que l’autre à l’esprit hindou ; c’est simplement la « non-conformité » avec la nature des êtres, le déséquilibre, la rupture de l’harmonie, la destruction ou le renversement des rapports hiérarchiques. Sans doute, dans l’ordre universel, la somme de tous les déséquilibres particuliers concourt toujours à l’équilibre total, que rien ne saurait rompre ; mais, en chaque point pris à part et en lui-même, le déséquilibre est possible et concevable, et, que ce soit dans l’application sociale ou ailleurs, il n’est point besoin de lui attribuer le moindre caractère moral pour le définir comme contraire, selon sa portée propre, à la « loi d’harmonie » qui régit à la fois l’ordre cosmique et l’ordre humain. Le sens de la « loi » étant ainsi précisé, et d’ailleurs dégagé de toutes les applications particulières et dérivées auxquelles il peut donner lieu, nous pouvons accepter ce mot de « loi » pour traduire dharmaधर्म, d’une façon encore imparfaite sans doute, mais moins inexacte que les autres termes empruntés aux langues occidentales ; seulement, encore une fois, ce n’est nullement de loi morale qu’il s’agit, et les notions mêmes de loi scientifique et de loi sociale ou juridique ne se réfèrent ici qu’à des cas spéciaux.

La « loi » peut être envisagée en principe comme un « vouloir universel », par une transposition analogique qui ne laisse d’ailleurs subsister dans une telle conception rien de personnel, ni, à plus forte raison, rien d’anthropomorphique. L’expression de ce vouloir dans chaque état de l’existence manifestée est désignée comme Prajâpatiप्रजापति ou le « Seigneur des êtres produits » ; et, dans chaque cycle cosmique spécial, ce même vouloir se manifeste comme le Manuमनु qui donne à ce cycle sa propre loi. Ce nom de Manuमनु ne doit donc pas être pris pour celui d’un personnage mythique, légendaire ou historique ; il est proprement la désignation d’un principe, qu’on pourrait définir, suivant la signification de la racine verbale manमन्, comme « intelligence cosmique » ou « pensée réfléchie de l’ordre universel ». Ce principe est regardé, d’autre part, comme le prototype de l’homme, qui est appelé mânavaमानव en tant qu’on le considère essentiellement comme « être pensant », caractérisé par la possession du manasमनस्, élément mental ou rationnel ; la conception du Manuमनु est donc équivalente, au moins sous certains rapports, à celle que d’autres traditions, notamment la Qabbalahקבלה hébraïque et l’ésotérisme musulman, désignent comme l’« Homme universel », et à ce que le Taoïsme appelle le « Roi ». Nous avons vu précédemment que le nom de Vyâsa désigne, non pas un homme, mais une fonction ; seulement, c’est une fonction historique en quelque sorte, tandis qu’ici il s’agit d’une fonction cosmique, qui ne pourra devenir historique que dans son application spéciale à l’ordre social, et sans d’ailleurs que cela même suppose aucune « personnification ». En somme, la « loi de Manuमनु », pour un cycle ou pour une collectivité quelconque, ce n’est pas autre chose que l’observation des rapports hiérarchiques naturels qui existent entre les êtres soumis aux conditions spéciales de ce cycle ou de cette collectivité, avec l’ensemble des prescriptions qui en résultent normalement. Pour ce qui est de la conception des cycles cosmiques, nous n’y insisterons pas ici, d’autant plus que, pour la rendre facilement intelligible, il faudrait entrer dans d’assez longs développements ; nous dirons seulement qu’il y a entre eux, non une succession chronologique, mais un enchaînement logique et causal, chaque cycle étant déterminé dans son ensemble par l’antécédent et déterminant à son tour le conséquent, par une production continue, soumise à la « loi d’harmonie » qui établit l’analogie constitutive de tous les modes de la manifestation universelle.

Quand on en arrive à l’application sociale, la « loi », prenant son acception spécifiquement juridique, pourra être formulée dans un shâstraशास्त्र ou code, qui, en tant qu’il exprimera le « vouloir cosmique » à son degré particulier, sera rapporté à Manuमनु, ou, plus précisément, au Manuमनु du cycle actuel ; mais, naturellement, cette attribution ne fait point du Manuमनु l’auteur du shâstraशास्त्र, du moins dans le sens ordinaire où l’on dit qu’un ouvrage purement humain est de tel ou tel auteur. Ici encore, comme pour les textes vêdiques, il n’y a donc pas d’origine historique rigoureusement assignable, et d’ailleurs, comme nous l’avons expliqué, la question de cette origine est d’importance nulle au point de vue doctrinal ; mais il y a une grande différence à signaler entre les deux cas : tandis que les textes vêdiques sont désignés par le terme shrutiश्रुति, comme étant le fruit d’une inspiration directe, le dharma-shâstraधर्म शास्त्र appartient seulement à la classe d’écrits traditionnels appelée smritiस्मृति, dont l’autorité est moins fondamentale, et qui comprend également les Purânasपुराण et les Itihâsasइतिहास, que l’érudition occidentale ne regarde que comme des poèmes « mythiques » et « épiques », faute de saisir le sens symbolique profond qui en fait tout autre chose que de la « littérature ». La distinction entre shrutiश्रुति et smritiस्मृति équivaut, au fond, à celle de l’intuition intellectuelle pure et immédiate, qui s’applique exclusivement au domaine des principes métaphysiques, et de la conscience réfléchie, de nature rationnelle, qui s’exerce sur les objets de connaissance appartenant à l’ordre individuel, ce qui est bien le cas quand il s’agit d’applications sociales ou autres. Malgré cela, l’autorité traditionnelle du dharma-shâstraधर्म शास्त्र ne vient point des auteurs humains qui ont pu le formuler, oralement d’abord sans doute, par écrit ensuite, et c’est pourquoi ces auteurs sont demeurés inconnus et indéterminés ; elle vient exclusivement de ce qui en fait vraiment l’expression de la « loi de Manuमनु », c’est-à-dire de sa conformité avec l’ordre naturel des existences qu’il est destiné à régir.