CHAPITRE VII
Shivaïsme et Vishnuïsme

Le Principe suprême, total et universel, que les doctrines religieuses de l’Occident appellent « Dieu », doit-il être conçu comme impersonnel ou comme personnel ? Cette question peut donner lieu à des discussions interminables, et d’ailleurs sans objet, parce qu’elle ne procède que de conceptions partielles et incomplètes, qu’il serait vain de chercher à concilier sans s’élever au-dessus du domaine spécial, théologique ou philosophique, qui est proprement le leur. Au point de vue métaphysique, il faut dire que ce Principe est à la fois impersonnel et personnel, suivant l’aspect sous lequel on l’envisage : impersonnel ou, si l’on veut, « supra-personnel » en soi ; personnel par rapport à la manifestation universelle, mais, bien entendu, sans que cette « personnalité divine » présente le moindre caractère anthropomorphique, car il faut se garder de confondre « personnalité » et « individualité ». La distinction fondamentale que nous venons de formuler, et par laquelle les contradictions apparentes des points de vue secondaires et multiples se résolvent en l’unité d’une synthèse supérieure, est exprimée par la métaphysique extrême-orientale comme la distinction du « Non-Être » et de l’« Être » ; elle n’est pas moins nette dans la doctrine hindoue, comme le veut d’ailleurs l’identité essentielle de la métaphysique pure sous la diversité des formes dont elle peut être revêtue. Le Principe impersonnel, donc absolument universel, est désigné comme Brahmaब्रह्म ; la « personnalité divine », qui en est une détermination ou une spécification, impliquant un moindre degré d’universalité, a pour appellation la plus générale celle d’Îshwaraईश्वर. Brahmaब्रह्म, dans son Infinité, ne peut être caractérisé par aucune attribution positive, ce qu’on exprime en disant qu’il est nirgunaनिर्गुण ou « au delà de toute qualification », et encore nirvishêshaनिर्विशेष ou « au delà de toute distinction » ; par contre, Îshwaraईश्वर est dit sagunaसगुण ou « qualifié », et savishêshaसविशेष ou « conçu distinctivement », parce qu’il peut recevoir de telles attributions, qui s’obtiennent par une transposition analogique, dans l’universel, des diverses qualités ou propriétés des êtres dont il est le principe. Il est évident qu’on peut concevoir ainsi une indéfinité d’« attributs divins », et que, d’ailleurs, on pourrait transposer, en l’envisageant dans son principe, n’importe quelle qualité ayant une existence positive ; du reste, chacun de ces attributs ne doit être considéré en réalité que comme une base ou un support pour la méditation d’un certain aspect de l’Être universel. Ce que nous avons dit au sujet du symbolisme permet de se rendre compte de la façon dont l’incompréhension qui donne naissance à l’anthropomorphisme peut avoir pour résultat de faire des « attributs divins » autant de « dieux », c’est-à-dire d’entités conçues sur le type des êtres individuels, et auxquelles est prêtée une existence propre et indépendante. C’est là un des cas les plus évidents de l’« idolâtrie », qui prend le symbole pour ce qui est symbolisé, et qui revêt ici la forme du « polythéisme » ; mais il est clair qu’aucune doctrine ne fut jamais polythéiste en elle-même et dans son essence, puisqu’elle ne pouvait le devenir que par l’effet d’une déformation profonde, qui ne se généralise d’ailleurs que bien plus rarement qu’on ne le croit vulgairement ; à vrai dire, nous ne connaissons même qu’un seul exemple certain de la généralisation de cette erreur, celui de la civilisation gréco-romaine, et encore y eut-il au moins quelques exceptions dans son élite intellectuelle. En Orient, où la tendance à l’anthropomorphisme n’existe point, à part des aberrations individuelles toujours possibles, mais rares et anormales, rien de semblable n’a jamais pu se produire ; cela étonnera sans doute bien des Occidentaux, que la connaissance exclusive de l’antiquité classique porte à vouloir découvrir partout des « mythes » et du « paganisme », mais c’est pourtant ainsi. Dans l’Inde, en particulier, une image symbolique représentant l’un ou l’autre des « attributs divins », et qui est appelée pratîkaप्रतीक, n’est point une « idole », car elle n’a jamais été prise pour autre chose que ce qu’elle est réellement, un support de méditation et un moyen auxiliaire de réalisation, chacun pouvant d’ailleurs s’attacher de préférence aux symboles qui sont le plus en conformité avec ses dispositions personnelles.

Îshwaraईश्वर est envisagé sous une triplicité d’aspects principaux, qui constituent la Trimûrtiत्रिमूर्ति ou « triple manifestation », et desquels dérivent d’autres aspects plus particuliers, secondaires par rapport à ceux-là. Brahmâब्रह्मा est Îshwaraईश्वर en tant que principe producteur des êtres manifestés ; il est ainsi appelé parce qu’il est considéré comme le reflet direct, dans l’ordre de la manifestation, de Brahmaब्रह्म, le Principe suprême. Il faut remarquer, pour éviter toute confusion, que le mot Brahmaब्रह्म est neutre, tandis que Brahmâब्रह्मा est masculin ; l’emploi, courant chez les orientalistes, de la forme Brahmanब्रह्मन्, qui est commune aux deux genres, a le grave inconvénient de dissimuler cette distinction essentielle, qui est encore marquée parfois par des expressions comme Para-Brahmaपर ब्रह्म ou le « suprême Brahmaब्रह्म » et Apara-Brahmaअपर ब्रह्म ou le « non-suprême Brahmaब्रह्म ». Les deux autres aspects constitutifs de la Trimûrtiत्रिमूर्ति, qui sont complémentaires l’un de l’autre, sont Vishnuविष्णु, qui est Îshwaraईश्वर en tant que principe animateur et conservateur des êtres, et Shivaशिव, qui est Îshwaraईश्वर en tant que principe, non pas destructeur comme on le dit communément, mais plus exactement transformateur ; ce sont donc bien là des « fonctions universelles », et non des entités séparées et plus ou moins individualisées. Chacun, pour se placer, comme nous l’avons indiqué, au point de vue qui s’adapte le mieux à ses propres possibilités, pourra naturellement accorder la prépondérance à l’une ou à l’autre de ces fonctions, et surtout, en raison de leur symétrie au moins apparente, des deux fonctions complémentaires de Vishnuविष्णु et de Shivaशिव : de là la distinction du « Vishnuïsme » et du « Shivaïsme », qui ne sont point des « sectes » comme l’entendent les Occidentaux, mais seulement des voies de réalisation différentes, d’ailleurs également légitimes et orthodoxes. Cependant, il convient d’ajouter que le Shivaïsme, qui est moins répandu que le Vishnuïsme et donne moins d’importance aux rites extérieurs, est en même temps plus élevé en un sens et conduit plus directement à la réalisation métaphysique pure : ceci se comprend sans peine, par la nature même du principe auquel il donne la prépondérance, car la « transformation », qui doit être entendue ici au sens rigoureusement étymologique, est le passage « au delà de la forme », qui n’apparaît comme une destruction que du point de vue spécial et contingent de la manifestation ; c’est le passage du manifesté au non-manifesté, par lequel s’opère le retour à l’immutabilité éternelle du Principe suprême, hors de laquelle rien ne saurait d’ailleurs exister qu’en mode illusoire.

Chacun des « aspects divins » est regardé comme doué d’une puissance ou énergie propre, qui est appelée shaktiशक्ति, et qui est représentée symboliquement sous une forme féminine : la shaktiशक्ति de Brahmâब्रह्मा est Saraswatîसरस्वती, celle de Vishnuविष्णु est Lakshmîलक्ष्मी, celle de Shivaशिव est Pârvatîपार्वती. Soit parmi les Shaivasशैव, soit parmi les Vaishnavasवैष्णव, certains s’attachent plus particulièrement à la considération des shaktiशाक्त, et sont pour cette raison appelés shâktasशक्ति. De plus, chacun des principes dont nous venons de parler peut être encore envisagé sous une pluralité d’aspects plus particularisés, et de chacun d’eux dérivent aussi d’autres aspects secondaires, dérivation qui est le plus souvent décrite comme une filiation symbolique. Nous ne pouvons évidemment développer ici toutes ces conceptions, d’autant plus que notre but n’est pas précisément d’exposer les doctrines elles-mêmes, mais seulement d’indiquer dans quel esprit on doit les étudier si l’on veut arriver à les comprendre.

Les Shaivasशैव et les Vaishnavasवैष्णव ont les uns et les autres, dans l’ensemble d’écrits traditionnels qui est désigné collectivement sous le nom de smritiस्मृति, leurs livres propres, Purânasपुराण et Tantrasतन्त्र, qui correspondent plus particulièrement à leurs tendances respectives. Ces tendances s’y affirment notamment dans l’interprétation de la doctrine des Avatârasअवतार ou « manifestations divines » ; cette doctrine, qui est étroitement liée à la conception des cycles cosmiques, mériterait toute une étude spéciale, que nous ne pouvons songer à aborder présentement. Nous ajouterons simplement, pour conclure sur la question du Shivaïsme et du Vishnuïsme, que, quelle que soit la voie que chacun choisit comme la plus conforme à sa propre nature, le but final auquel elle tend, pourvu qu’elle soit strictement orthodoxe, est toujours le même : c’est une réalisation effective d’ordre métaphysique, qui pourra seulement être plus ou moins immédiate, et aussi plus ou moins complète, suivant les conditions particulières et l’étendue des possibilités intellectuelles de chaque être humain.