CHAPITRE IX
Le Nyâyaन्याय

Le mot Nyâyaन्याय a pour sens propre celui de « logique », et même de « méthode » ; dire, comme le font certains, qu’il a commencé par désigner une école, et qu’il est ensuite devenu synonyme de logique, c’est renverser tout ordre naturel, car, pour peu qu’on admette qu’une école doit se caractériser par un nom qui ait une signification préalable, c’est exactement le contraire qui aurait pu se produire, si toutefois un darshanaदर्शन pouvait être monopolisé par une école quelconque. En fait, c’est bien de logique qu’il s’agit et qu’il s’est toujours agi pour ce qui est du darshanaदर्शन en question, dont le développement est attribué à Gautama, mais sans que ce nom, qui fut commun à nombre de personnages et même de familles de l’Inde antique, et qui n’est d’ailleurs accompagné ici d’aucune indication biographique, si vague qu’elle soit, puisse être rapporté à une individualité précise. Il s’est produit là ce qui, en Orient, se produit toujours en pareil cas : les individualités ne comptent pas au regard de la doctrine ; il est parfaitement possible qu’il y ait eu, à une époque lointaine et indéterminée, un homme nommé Gautama, qui se soit consacré à l’étude et à l’enseignement de cette branche de connaissance qui constitue la logique ; mais ce fait très vraisemblable est sans intérêt en lui-même, et le nom de cet homme ne s’est conservé qu’avec une valeur toute symbolique, pour désigner en quelque sorte l’« agrégat intellectuel » formé par tous ceux qui, pendant une période dont la durée n’est pas moins indéterminée que l’origine, se livrèrent à la même étude. Ce genre d’« entité collective », dont nous avons déjà eu un exemple en Vyâsa, n’est d’ailleurs pas une école, du moins au sens ordinaire de ce mot, mais bien une véritable fonction intellectuelle ; et l’on pourrait en dire autant à propos des noms propres qui se présentent comme liés de la même manière à chacun des autres darshanasदर्शन ; ces remarques, faites une fois pour toutes, nous dispenseront d’y revenir par la suite.

Nous avons dit que le Nyâyaन्याय est essentiellement la logique ; mais nous devons ajouter que ce terme a ici une acception moins restreinte que chez les Occidentaux, et cela parce que ce qu’il désigne, au lieu d’être conçu comme une partie de la philosophie, l’est comme un point de vue de la doctrine totale. Échappant à l’étroite spécialisation qui est inévitable pour la logique envisagée en mode philosophique, et n’ayant d’ailleurs à s’intégrer à aucun système, la logique hindoue a par là une portée beaucoup plus grande ; et, pour le comprendre, qu’on se rappelle ici ce que nous disions à propos des caractères de la métaphysique : ce qui constitue l’objet propre d’une spéculation, ce ne sont pas précisément les choses mêmes qu’elle étudie, mais c’est le point de vue sous lequel elle étudie les choses. La logique, avons-nous dit encore précédemment, concerne les conditions de l’entendement humain ; ce qui peut être envisagé logiquement, c’est donc tout ce qui est objet de l’entendement humain, en tant qu’on le considère effectivement sous ce rapport. Par suite, la logique comprend dans son point de vue les choses considérées comme « objets de preuve », c’est-à-dire de connaissance raisonnée ou discursive : c’est là, dans le Nyâyaन्याय, le sens du terme padârthaपदार्थ, et, malgré certaines différences, c’est aussi, dans l’ancienne logique occidentale, la véritable signification des « catégories » ou « prédicaments ». Si les divisions et classifications établies par la logique ont en même temps une valeur ontologique réelle, c’est qu’il y a nécessairement correspondance entre les deux points de vue, dès lors qu’on n’établit pas, comme le fait la philosophie moderne, une opposition radicale et artificielle entre le sujet et l’objet. D’ailleurs, le point de vue logique est analytique, parce qu’il est individuel et rationnel ; ce n’est qu’à titre de simple application à l’ordre individuel que les principes logiques, même les plus généraux, sont dérivés des principes métaphysiques ou universels.

Le Nyâyaन्याय distingue seize padârthasपदार्थ, dont le premier est appelé pramânaप्रमाण, mot qui a le sens habituel de « preuve », et qu’on traduit même souvent par « évidence » ; mais cette dernière traduction est impropre en bien des cas, et elle a, en outre, l’inconvénient de faire penser à la conception de l’évidence cartésienne, qui n’est réellement valable que dans le seul domaine mathématique. Pour fixer la vraie signification du mot pramânaप्रमाण, il faut remarquer que son premier sens est celui de « mesure » ; ce qu’il désigne ici, ce sont les moyens légitimes de connaissance dans l’ordre rationnel, moyens dont chacun n’est en effet applicable que dans une certaine mesure et sous certaines conditions, ou, en d’autres termes, à l’intérieur d’un certain domaine particulier dont l’étendue définit sa portée propre ; et l’énumération de ces moyens de connaissance ou de preuve fournit les subdivisions du premier padârthaपदार्थ. Le second est pramêyaप्रमेय ou « ce qui est à prouver », c’est-à-dire ce qui est susceptible d’être connu par l’un ou l’autre des moyens dont il vient d’être parlé ; il comprend, comme subdivisions, une classification de toutes les choses que peut atteindre l’entendement humain dans sa condition individuelle. Les autres padârthasपदार्थ sont moins importants, et se rapportent surtout aux diverses modalités du raisonnement ou de la démonstration ; nous n’entreprendrons pas d’en donner ici l’énumération complète, mais nous nous contenterons de signaler spécialement celui qui est constitué par les membres d’un argument régulier.

L’argument dont il s’agit, qui est appelé Nyâyaन्याय dans une acception secondaire et restreinte de ce terme, et qui est en somme le type de la démonstration méthodique, comporte, sous sa forme entièrement développée, cinq avayavasअवयव, membres ou parties constitutives : pratijnâप्रतिज्ञा, la proposition ou l’assertion qu’il s’agit de prouver ; hêtuहेतु, la raison justificative de cette assertion ; udâharanaउदाहरण, l’exemple venant à l’appui de cette raison, et lui servant d’illustration en quelque sorte, en rappelant un cas ordinairement connu ; upanayaउपनय, l’application au cas spécial qui est en question, celui de la proposition énoncée tout d’abord ; enfin, nigamanaनिगमन, le résultat ou la conclusion, qui est l’affirmation définitive de cette même proposition comme démontrée. Telle est la forme complète de l’argument démonstratif, mais on lui donne aussi parfois des formes simplifiées et abrégées, comportant seulement, soit les trois premiers membres, soit les trois derniers ; sous cette dernière forme en particulier, il présente une ressemblance très nette avec le syllogisme tel qu’Aristote en a établi la théorie. D’ailleurs, on retrouve ici l’équivalent du grand terme et du petit terme, désignés respectivement par les noms de vyâpakaव्यापक ou contenant et vyâpyaव्याप्य ou contenu, qui se réfèrent au même point de vue de l’extension logique ; quant au moyen terme, son rôle est rempli par la raison, hêtuहेतु, qui est appelée aussi lingaलिङ्ग ou signe permettant de reconnaître la vyâptiव्याप्ति, c’est-à-dire la liaison invariable qui existe entre le contenant et le contenu. Toutefois, ces analogies incontestables, qui donnent à penser, comme une hypothèse au moins vraisemblable, qu’Aristote a pu avoir quelque connaissance du Nyâyaन्याय, ne doivent pas faire oublier que, comme nous l’avons déjà indiqué, il subsiste des différences essentielles entre les deux points de vue : tandis que le syllogisme grec ne porte en somme que sur les concepts ou sur les notions des choses, l’argument hindou porte plus directement sur les choses elles-mêmes.

Cette dernière observation appelle quelques explications ; et, tout d’abord, il est évident qu’elle concerne, non la forme extérieure du raisonnement, qui peut être à peu près identique dans les deux cas, mais le fond même de ce qui y est impliqué. Nous avons dit que la séparation et l’opposition du sujet et de l’objet sont toutes spéciales à la philosophie moderne ; mais, chez les Grecs, la distinction entre la chose et sa notion allait déjà un peu trop loin, en ce sens que la logique envisageait exclusivement les rapports entre les notions, comme si les choses ne nous étaient connues qu’à travers celles-ci. Sans doute, la connaissance rationnelle est bien une connaissance indirecte, et c’est pourquoi elle est susceptible d’erreur ; mais pourtant, si elle n’atteignait pas les choses mêmes dans une certaine mesure, elle serait entièrement illusoire et ne serait vraiment une connaissance à aucun degré ; si donc, sous le mode rationnel, on peut dire que nous connaissons un objet par l’intermédiaire de sa notion, c’est que cette notion est encore quelque chose de l’objet, qu’elle participe de sa nature en l’exprimant par rapport à nous. C’est pourquoi la logique hindoue envisage, non pas seulement la façon dont nous concevons les choses, mais bien les choses en tant qu’elles sont conçues par nous, notre conception étant véritablement inséparable de son objet, sans quoi elle ne serait rien de réel ; et, à cet égard, la définition scolastique de la vérité comme adæquatio rei et intellectus, à tous les degrés de la connaissance, est, en Occident, ce qui se rapproche le plus de la position des doctrines traditionnelles de l’Orient, parce qu’elle est ce qu’il y a de plus conforme aux données de la métaphysique pure. D’ailleurs, la doctrine scolastique, tout en continuant celle d’Aristote dans ses grandes lignes, l’a corrigée et complétée sur bien des points ; il est regrettable qu’elle ne soit pas parvenue à s’affranchir entièrement des limitations qui étaient l’héritage de la mentalité hellénique, et aussi qu’elle ne semble pas avoir pénétré les conséquences profondes du principe, déjà posé par Aristote, de l’identification par la connaissance. C’est précisément en vertu de ce principe que, dès lors que le sujet connaît un objet, si partielle et si superficielle même que soit cette connaissance, quelque chose de l’objet est dans le sujet et est devenu partie de son être ; quel que soit l’aspect sous lequel nous envisageons les choses, ce sont bien toujours les choses mêmes que nous atteignons, au moins sous un certain rapport, qui forme en tout cas un de leurs attributs, c’est-à-dire un des éléments constitutifs de leur essence. Admettons, si l’on y tient, que ce soit là du « réalisme » ; la vérité est que les choses sont ainsi, et le mot n’y fait rien ; mais, en toute rigueur, les points de vue spéciaux du « réalisme » et de l’« idéalisme », avec l’opposition systématique que dénote leur corrélation, ne s’appliquent point ici, où nous sommes bien au delà du domaine borné de la pensée philosophique. Du reste, il ne faut pas perdre de vue que l’acte de la connaissance présente deux faces inséparables : s’il est identification du sujet à l’objet, il est aussi, et par là même, assimilation de l’objet par le sujet ; en atteignant les choses dans leur essence, nous les « réalisons », dans toute la force de ce mot, comme des états ou des modalités de notre être propre ; et, si l’idée, selon la mesure où elle est vraie et adéquate, participe de la nature de la chose, c’est que, inversement, la chose elle-même participe aussi de la nature de l’idée. Au fond, il n’y a pas deux mondes séparés et radicalement hétérogènes, tels que les suppose la philosophie moderne en les qualifiant de « subjectif » et d’« objectif », ou même superposés à la façon du « monde intelligible » et du « monde sensible » de Platon ; mais, comme le disent les Arabes, « l’existence est unique », et tout ce qu’elle contient n’est que la manifestation, sous des modes multiples, d’un seul et même principe, qui est l’Être universel.