CHAPITRE X
Le Vaishêshikaवैशेषिक
Le nom du Vaishêshikaवैशेषिक est dérivé du mot vishêshaविशेष, qui signifie « caractère distinctif » et, par suite, « chose individuelle » ; ce darshanaदर्शन est donc constitué par la connaissance des choses individuelles comme telles, envisagées en mode distinctif, dans leur existence contingente. Tandis que le Nyâyaन्याय considère ces choses dans leur rapport avec l’entendement humain, le Vaishêshikaवैशेषिक les considère plus directement dans ce qu’elles sont en elles-mêmes ; on voit immédiatement la différence de ces deux points de vue, mais aussi leur relation, puisque ce que les choses sont dans la connaissance est, au fond, identique à ce qu’elles sont en elles-mêmes ; mais, d’ailleurs, la différence des deux points de vue ne disparaît que quand ils sont dépassés l’un et l’autre, de sorte que leur distinction a toujours lieu d’être maintenue dans les limites du domaine auquel ils s’appliquent proprement. Ce domaine est évidemment celui de la nature manifestée, hors duquel le point de vue individuel lui-même, dont ces deux darshanasदर्शन représentent des modalités, n’a plus aucun sens possible ; mais la manifestation universelle peut être envisagée de deux façons différentes : soit synthétiquement, à partir des principes dont elle procède et qui la déterminent dans tous ses modes, et c’est ce que fait le Sânkhyaसांख्य, ainsi que nous le verrons plus loin ; soit analytiquement, dans la distinction de ses éléments constitutifs multiples, et c’est ce que fait le Vaishêshikaवैशेषिक. Ce dernier point de vue peut même se borner à la considération spéciale d’un des modes de la manifestation universelle, tel que celui qui constitue l’ensemble du monde sensible ; et, en fait, il est obligé de s’y borner presque exclusivement, car les conditions des autres modes échappent nécessairement aux facultés individuelles de l’être humain : on ne peut y atteindre que par en haut, en quelque sorte, c’est-à-dire par ce qui, dans l’homme, dépasse les limitations et les relativités inhérentes à l’individu. Ceci sort manifestement du point de vue distinctif et analytique que nous avons à caractériser présentement ; mais on ne peut comprendre complètement un point de vue spécial qu’à la condition de le dépasser, dès lors que ce point de vue se présente, non comme indépendant et ayant toute sa raison d’être en lui-même, mais comme rattaché à certains principes dont il dérive, comme une application, à un ordre contingent, de quelque chose qui est d’un ordre différent et supérieur.
Nous avons vu que ce rattachement aux principes, assurant l’unité essentielle de la doctrine dans toutes ses branches, est un caractère commun à tout l’ensemble des connaissances traditionnelles de l’Inde ; il marque la différence profonde qui existe entre le Vaishêshikaवैशेषिक et le point de vue scientifique tel que l’entendent les Occidentaux, point de vue dont le Vaishêshikaवैशेषिक est pourtant, dans cet ensemble, ce qu’il y a de moins éloigné. En réalité, le Vaishêshikaवैशेषिक est notablement plus rapproché du point de vue qui constituait, chez les Grecs, la « philosophie physique » ; tout en étant analytique, il l’est moins que la science moderne, et, par là même, il n’est pas soumis à l’étroite spécialisation qui pousse cette dernière à se perdre dans le détail indéfini des faits expérimentaux. Il s’agit ici de quelque chose qui est, au fond, plus rationnel, et même, dans une certaine mesure, plus intellectuel au sens strict du mot : plus rationnel, parce que, tout en se tenant dans le domaine individuel, il est dégagé de tout empirisme ; plus intellectuel, parce qu’il ne perd jamais de vue que l’ordre individuel tout entier est rattaché aux principes universels, desquels il tire toute la réalité dont il est susceptible. Nous avons dit que, par « physique », les anciens entendaient la science de la nature dans toute sa généralité ; ce mot conviendrait donc bien ici, mais il faut tenir compte, d’autre part, de la restriction que son acception a subie chez les modernes, et qui est bien caractéristique du changement de point de vue auquel elle correspond. C’est pourquoi, s’il faut appliquer une désignation occidentale à un point de vue hindou, nous préférons pour le Vaishêshikaवैशेषिक celle de « cosmologie » ; et, d’ailleurs, la « cosmologie » du moyen âge, se présentant nettement comme une application de la métaphysique aux contingences de l’ordre sensible, en est encore plus près que ne l’était la « philosophie physique » des Grecs, qui, presque toujours, ne prend ses principes que dans l’ordre contingent, et tout au plus à l’intérieur des limites du point de vue immédiatement supérieur, et encore particulier, auquel se réfère le Sânkhyaसांख्य.
Malgré cela, l’objet même du Vaishêshikaवैशेषिक a pu déterminer, chez une partie de ceux qui se sont consacrés spécialement à son étude, une certaine tendance plutôt « naturaliste », mais qui, étant généralement étrangère à l’esprit oriental, n’a jamais pu prendre dans l’Inde le développement qu’elle a eu en Grèce parmi les « philosophes physiciens » ; du moins, quelques écoles appartenant aux formes les plus dégénérées du Bouddhisme devaient seules la pousser jusqu’aux conséquences où elle aboutissait logiquement, et cela ne leur fut possible que parce qu’elles étaient ouvertement en dehors de l’unité traditionnelle hindoue. Il n’en est pas moins vrai que cette tendance, qui s’affirme dans la conception atomiste, existait déjà dans l’exposition habituelle du Vaishêshikaवैशेषिक, puisque l’origine de l’atomisme, malgré ce qu’il a d’hétérodoxe, est rapportée à Kanâda, simultanément avec le développement même du Vaishêshikaवैशेषिक, qui n’en est pourtant pas nécessairement solidaire. Le nom de Kanâda semble d’ailleurs contenir une allusion à cette conception, et, s’il a été appliqué primitivement à un individu, il n’a pu être qu’un simple surnom ; le fait qu’il s’est seul conservé montre encore le peu d’importance que les Hindous accordent aux individualités. En tout cas, dans ce que désigne actuellement ce nom, on peut voir quelque chose qui, en raison de la déviation qui s’y exprime, ressemble plus aux « écoles » de l’antiquité occidentale que ce que nous trouvons d’analogue à l’égard des autres darshanasदर्शन.
Comme le Nyâyaन्याय, le Vaishêshikaवैशेषिक distingue un certain nombre de padârthasपदार्थ, mais, bien entendu, en les déterminant d’un point de vue différent ; ces padârthasपदार्थ ne coïncident donc point avec ceux du Nyâyaन्याय, et ils peuvent même rentrer tous dans les subdivisions du second de ceux-ci, pramêyaप्रमेय ou « ce qui est objet de preuve ». Le Vaishêshikaवैशेषिक envisage six padârthasपदार्थ, dont le premier est appelé dravyaद्रव्य ; on traduit ordinairement ce mot par « substance », et on peut le faire en effet, à la condition d’entendre ce terme, non point au sens métaphysique ou universel, mais exclusivement au sens relatif où il désigne la fonction du sujet logique, et qui est celui qu’il a également dans la conception des catégories d’Aristote. Le second padârthaपदार्थ est la qualité, qui est appelée gunaगुण, mot que nous retrouverons à propos du Sânkhyaसांख्य, mais autrement appliqué ; ici, les qualités dont il s’agit sont les attributs des êtres manifestés, ce que la scolastique appelle « accidents » en l’envisageant par rapport à la substance ou au sujet qui en est le support, dans l’ordre de la manifestation en mode individuel. Si l’on transposait ces mêmes qualités au delà de ce mode spécial pour les considérer dans le principe même de leur manifestation, on devrait les regarder comme constitutives de l’essence, au sens où ce terme désigne un principe corrélatif et complémentaire de la substance, soit dans l’ordre universel, soit même, relativement et par correspondance analogique, dans l’ordre individuel ; mais l’essence, même individuelle, où les attributs résident « éminemment » et non « formellement », échappe au point de vue du Vaishêshikaवैशेषिक, qui est du côté de l’existence entendue dans son sens le plus strict, et c’est pourquoi les attributs ne sont véritablement pour lui que des « accidents ». Nous avons volontairement exposé ces dernières conceptions dans un langage qui doit les rendre plus particulièrement compréhensibles à ceux qui sont habitués à la doctrine aristotélicienne et scolastique ; ce langage est d’ailleurs, en l’occurrence, le moins inadéquat de ceux que l’Occident met à notre disposition. La substance, dans les deux sens dont ce mot est susceptible, est la racine de la manifestation, mais elle n’est point manifestée en elle-même, elle ne l’est que dans et par ses attributs, qui sont ses modalités, et qui, inversement, n’ont d’existence réelle, selon cet ordre contingent de la manifestation, que dans et par la substance ; c’est en celle-ci que les qualités subsistent, et c’est par elle que l’action se produit. Le troisième padârthaपदार्थ est, en effet, karmaकर्म ou l’action ; et l’action, quelle que soit sa différence par rapport à la qualité, rentre avec celle-ci dans la notion générale des attributs, car elle n’est rien d’autre qu’une « manière d’être » de la substance ; c’est là ce qu’indique, dans la constitution du langage, l’expression de la qualité et de l’action sous la forme commune des verbes attributifs. L’action est regardée comme consistant essentiellement dans le mouvement, ou plutôt dans le changement, car cette notion beaucoup plus étendue, dans laquelle le mouvement ne constitue qu’une espèce, est celle qui s’applique le plus exactement ici, et même à ce que présente d’analogue la physique grecque. On pourrait dire, par suite, que l’action est pour l’être un mode transitoire et momentané, tandis que la qualité est un mode relativement permanent et stable à quelque degré ; mais, si l’on envisageait l’action dans l’intégralité de ses conséquences temporelles et même intemporelles, cette distinction même s’effacerait, comme on pourrait d’ailleurs le prévoir en remarquant que tous les attributs, quels qu’ils soient, procèdent également d’un même principe, et cela aussi bien sous le rapport de la substance que sous celui de l’essence. Nous pourrons être plus bref sur les trois padârthasपदार्थ qui viennent ensuite, et qui représentent en somme des catégories de rapports, c’est-à-dire encore certains attributs des substances individuelles et des principes relatifs qui sont les conditions déterminantes immédiates de leur manifestation. Le quatrième padârthaपदार्थ est sâmânyaसामान्य, c’est-à-dire la communauté de qualités, qui, dans les degrés divers dont elle est susceptible, constitue la superposition des genres ; le cinquième est la particularité ou la différence, appelée plus spécialement vishêshaविशेष, et qui est ce qui appartient en propre à une substance déterminée, ce par quoi elle se différencie de toutes les autres ; enfin, le sixième est samavâyaसमवाय, l’agrégation, c’est-à-dire la relation intime d’inhérence qui unit la substance et ses attributs, et qui est d’ailleurs elle-même un attribut de cette substance. L’ensemble de ces six padârthasपदार्थ, comprenant ainsi les substances et tous leurs attributs, constitue bhâvaभव ou l’existence ; en opposition corrélative est abhâvaअभाव ou la non-existence, dont on fait quelquefois un septième padârthaपदार्थ, mais dont la conception est purement négative : c’est proprement la « privation » entendue au sens aristotélicien.
Pour ce qui est des subdivisions de ces catégories, nous n’insisterons que sur celles de la première : ce sont les modalités et les conditions générales des substances individuelles. On trouve ici, en premier lieu, les cinq bhûtasभूत ou éléments constitutifs des choses corporelles, énumérés à partir de celui qui correspond au dernier degré de ce mode de manifestation, c’est-à-dire suivant le sens qui correspond proprement au point de vue analytique du Vaishêshikaवैशेषिक : prithvîपृथ्वी ou la terre, apअप् ou l’eau, têjasतेजस् ou le feu, vâyuवायु ou l’air, âkâshaआकाश ou l’éther ; le Sânkhyaसांख्य, au contraire, considère ces éléments dans l’ordre inverse, qui est celui de leur production ou de leur dérivation. Les cinq éléments se manifestent respectivement par les cinq qualités sensibles qui leur correspondent et leur sont inhérentes, et qui appartiennent aux subdivisions de la seconde catégorie ; ils sont des déterminations substantielles, constitutives de tout ce qui appartient au monde sensible ; on se tromperait donc grandement en les regardant comme plus ou moins analogues aux « corps simples », d’ailleurs hypothétiques, de la chimie moderne, et même en les assimilant à des « états physiques », suivant une interprétation assez commune, mais insuffisante, des conceptions cosmologiques des Grecs. Après les éléments, la catégorie de dravyaद्रव्य comprend kâlaकाल, le temps, et dishदिश्, l’espace : ce sont des conditions fondamentales de l’existence corporelle, et nous ajouterons, sans pouvoir nous y arrêter, qu’elles représentent respectivement, dans ce mode spécial que constitue le monde sensible, l’activité des deux principes qui, dans l’ordre de la manifestation universelle, sont désignés comme Shivaशिव et Vishnuविष्णु. Ces sept subdivisions se réfèrent exclusivement à l’existence corporelle ; mais, si l’on envisage intégralement un être individuel tel que l’être humain, il comprend, outre sa modalité corporelle, des éléments constitutifs d’un autre ordre, et ces éléments sont représentés ici par les deux dernières subdivisions de la même catégorie, âtmâआत्मा et manasमनस्. Le manasमनस् ou, pour traduire ce mot par un mot de racine identique, le « mental », est l’ensemble des facultés psychiques d’ordre individuel, c’est-à-dire de celles qui appartiennent à l’individu comme tel, et parmi lesquelles, dans l’homme, la raison est l’élément caractéristique ; quant à âtmâआत्मा, qu’on rendrait fort mal par « âme », c’est proprement le principe transcendant auquel se rattache l’individualité et qui lui est supérieur, principe auquel doit être ici rapporté l’intellect pur, et qui se distingue du manasमनस्, ou plutôt de l’ensemble composé du manasमनस् et de l’organisme corporel, comme la personnalité, au sens métaphysique, se distingue de l’individualité.
C’est dans la théorie des éléments corporels qu’apparaît spécialement la conception atomiste : un atome ou anuअनु est, potentiellement tout au moins, de la nature de l’un ou de l’autre des éléments, et c’est par la réunion d’atomes de ces différentes sortes, sous l’action d’une force « non-perceptible » ou adrishtaअदृष्ट, que sont formés tous les corps. Nous avons déjà dit que cette conception est expressément contraire au Vêdaवेद, qui affirme par contre l’existence des cinq éléments ; il n’y a donc aucune solidarité réelle entre celle-ci et celle-là. Il est d’ailleurs très facile de faire apparaître les contradictions qui sont inhérentes à l’atomisme, dont l’erreur fondamentale consiste à supposer des éléments simples dans l’ordre corporel, alors que tout ce qui est corps est nécessairement composé, étant toujours divisible par là même qu’il est étendu, c’est-à-dire soumis à la condition spatiale ; on ne peut trouver quelque chose de simple ou d’indivisible qu’en sortant de l’étendue, donc de cette modalité spéciale de manifestation qu’est l’existence corporelle. Si l’on prend le mot « atome » dans son sens propre, celui d’« indivisible », ce que ne font plus les physiciens modernes, mais ce qu’il faut faire ici, on peut dire qu’un atome, devant être sans parties, doit être aussi sans étendue ; or une somme d’éléments sans étendue ne formera jamais une étendue ; si les atomes sont ce qu’ils doivent être par définition, il est donc impossible qu’ils arrivent à former les corps. À ce raisonnement bien connu, et d’ailleurs décisif, nous joindrons encore celui-ci, que Shankarâchârya emploie pour réfuter l’atomisme(1) : deux choses peuvent entrer en contact par une partie d’elles-mêmes ou par leur totalité ; pour les atomes, qui n’ont pas de parties, la première hypothèse est impossible ; il ne reste donc que la seconde, ce qui revient à dire que le contact ou l’agrégation de deux atomes ne peut être réalisé que par leur coïncidence pure et simple, d’où il résulte manifestement que deux atomes réunis ne sont pas plus, quant à l’étendue, qu’un seul atome, et ainsi de suite indéfiniment ; donc, comme précédemment, des atomes en nombre quelconque ne formeront jamais un corps. Ainsi, l’atomisme ne représente bien qu’une impossibilité, comme nous l’avions indiqué en précisant le sens où doit être entendue l’hétérodoxie ; mais, l’atomisme étant mis à part, le point de vue du Vaishêshikaवैशेषिक, réduit alors à ce qu’il a d’essentiel, est parfaitement légitime, et l’exposé qui précède en détermine suffisamment la portée et la signification.