CHAPITRE XII
Le Yogaयोग
Le mot Yogaयोग signifie proprement « union » ; disons en passant, bien que la chose n’ait en somme que peu d’importance, que nous ne savons pourquoi bon nombre d’auteurs européens font ce mot féminin, alors qu’il est masculin en sanskrit. Ce que ce terme désigne principalement, c’est l’union effective de l’être humain avec l’Universel ; appliqué à un darshanaदर्शन, dont la formulation en sûtrasसूत्र est attribuée à Patanjali, il indique que ce darshanaदर्शन a pour but la réalisation de cette union et comporte les moyens d’y parvenir. Tandis que le Sânkhyaसांख्य est seulement un point de vue théorique, c’est donc de réalisation, au sens métaphysique que nous avons indiqué, qu’il s’agit ici essentiellement, quoi qu’en pensent ceux qui veulent y voir, soit « une philosophie », comme les orientalistes officiels, soit même, comme de prétendus « ésotéristes » qui s’efforcent de remplacer par des rêveries la doctrine qui leur manque, « une méthode de développement des pouvoirs latents de l’organisme humain ». Le point de vue en question se réfère à un tout autre ordre, incomparablement supérieur à ce qu’impliquent des interprétations de ce genre, et qui échappe également à la compréhension des uns et des autres ; et cela est assez naturel, car il n’y a rien d’analogue qui soit connu en Occident.
Au point de vue théorique, le Yogaयोग complète le SânkhyaSânkhya en introduisant la conception d’Îshwaraईश्वर, qui, étant identique à l’Être universel, permet l’unification, d’abord de Purushaपुरुष, principe multiple quand on l’envisageait seulement dans les existences particulières, et ensuite de Purushaपुरुष et de Prakritiप्रकृति, l’Être universel étant au delà de leur distinction, puisqu’il est leur principe commun. D’autre part, le Yogaयोग admet le développement de la nature ou de la manifestation tel que le décrit le SânkhyaSânkhya ; mais, la prenant pour base d’une réalisation qui doit conduire au delà de cette nature contingente, il l’envisage en quelque sorte dans un ordre inverse de celui de ce développement, et comme en voie de retour vers sa fin dernière, qui est identique à son principe initial. Par rapport à la manifestation, le principe premier est Îshwaraईश्वर ou l’Être universel ; ce n’est pas à dire que ce principe soit absolument premier dans l’ordre universel, puisque nous avons marqué la distinction fondamentale qu’il faut faire entre Îshwaraईश्वर qui est l’Être et Brahmaब्रह्म, qui est au delà de l’Être ; mais, pour les êtres manifestés, l’union avec l’Être universel peut être regardée comme constituant un stade nécessaire en vue de l’union avec le suprême Brahmaब्रह्म. Du reste, la possibilité d’aller au delà de l’Être, soit théoriquement, soit quant à la réalisation, suppose la métaphysique totale, que le Yoga-shâstraयोग शास्त्र de Patanjali n’a point la prétention de représenter à lui seul.
La réalisation métaphysique consistant essentiellement dans l’identification par la connaissance, tout ce qui n’est pas la connaissance elle-même n’y a qu’une valeur de moyens accessoires ; aussi le Yogaयोग prend-il pour point de départ et moyen fondamental ce qui est appelé êkâgryaएकाग्र्य, c’est-à-dire la « concentration ». Cette concentration même est, comme Max Müller l’avoue(1), quelque chose de tout à fait étranger à l’esprit occidental, habitué à porter toute son attention sur les choses extérieures et à se disperser dans leur multiplicité indéfiniment changeante ; elle lui est même devenue à peu près impossible, et pourtant elle est la première et la plus importante de toutes les conditions d’une réalisation effective. La concentration peut prendre pour support, surtout au début, une pensée quelconque, un symbole tel qu’un mot ou une image ; mais ensuite ces moyens auxiliaires deviennent inutiles, aussi bien que les rites et autres « adjuvants » qui peuvent être employés concurremment en vue du même but. Il est évident, d’ailleurs, que ce but ne saurait être atteint par les seuls moyens accessoires, extrinsèques à la connaissance, que nous venons de mentionner en dernier lieu ; mais il n’en est pas moins vrai que ces moyens, sans avoir rien d’essentiel, ne sont nullement négligeables, car ils peuvent avoir une très grande efficacité pour faciliter la réalisation et conduire, sinon à son terme, du moins à ses stades préparatoires. Telle est la véritable raison d’être de tout ce qui est désigné par le terme de hatha-yogaहठ योग, et qui est destiné, d’une part, à détruire ou plutôt à « transformer » ce qui, dans l’être humain, fait obstacle à son union avec l’Universel, et, d’autre part, à préparer cette union par l’assimilation de certains rythmes, principalement liés au règlement de la respiration ; mais, pour les motifs que nous avons donnés précédemment, nous n’insisterons pas sur les modalités de la réalisation. En tout cas, il faut toujours se souvenir que, de tous les moyens préliminaires, la connaissance théorique est le seul vraiment indispensable, et qu’ensuite, dans la réalisation même, c’est la concentration qui importe le plus et de la façon la plus immédiate, car elle est en relation directe avec la connaissance, et, tandis qu’une action quelconque est toujours séparée de ses conséquences, la méditation ou la contemplation intellectuelle, appelée en sanskrit dhyânaध्यान, porte son fruit en elle-même ; enfin, l’action ne peut avoir pour effet de nous faire sortir du domaine de l’action, ce qu’implique, dans son but véritable, une réalisation métaphysique. Seulement, on peut aller plus ou moins loin dans cette réalisation, et même s’arrêter à l’obtention d’états supérieurs, mais non définitifs ; c’est à ces degrés secondaires que se réfèrent surtout les observances spéciales que prescrit le Yoga-shâstraयोग शास्त्र ; mais, au lieu de les franchir successivement, on peut aussi, quoique plus difficilement sans doute, les dépasser d’un seul coup pour atteindre directement le but final, et c’est cette dernière voie que désigne souvent le terme de râja-yogaराज योग. Cependant, cette expression doit s’entendre aussi, plus strictement, du but même de la réalisation, quels qu’en soient les moyens ou les modes particuliers, qui doivent naturellement s’adapter le mieux possible aux conditions mentales et même physiologiques de chacun ; en ce sens, le hatha-yogaहठ योग, à tous ses stades, a pour raison d’être essentielle de conduire au râja-yogaराज योग.
Le Yogîयोगी, au sens propre du mot, est celui qui a réalisé l’union parfaite et définitive ; on ne peut donc sans abus appliquer cette dénomination à celui qui se livre simplement à l’étude du Yogaयोग en tant que darshanaदर्शन, ni même à celui qui suit effectivement la voie de réalisation qui y est indiquée, sans être encore parvenu au but suprême vers lequel elle tend. L’état du Yogîयोगी véritable est celui de l’être qui a atteint et possède en plein développement les possibilités les plus hautes ; tous les états secondaires auxquels nous avons fait allusion lui appartiennent aussi en même temps et par là même, mais par surcroît, pourrait-on dire, et sans plus d’importance qu’ils n’en ont, chacun à son rang, dans la hiérarchie de l’existence totale dont ils sont autant d’éléments constitutifs. On peut en dire tout autant de la possession de certains pouvoirs spéciaux et plus ou moins extraordinaires, tels que ceux qui sont appelés siddhisसिद्धि ou vibhûtisविभूति : bien loin de devoir être recherchés pour eux-mêmes, ces pouvoirs ne constituent que de simples accidents, relevant du domaine de la « grande illusion » comme tout ce qui est d’ordre phénoménal, et le Yogîयोगी ne les exerce que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles ; considérés autrement, ils ne sauraient être que des obstacles à la réalisation complète. On voit combien est dénuée de fondement l’opinion vulgaire qui fait du Yogîयोगी une sorte de magicien, voire même de sorcier ; en fait, ceux qui font montre de certaines facultés singulières, correspondant au développement de quelques possibilités qui ne sont d’ailleurs pas uniquement d’ordre « organique » ou physiologique, ne sont nullement des Yogîsयोगी, mais ce sont des hommes qui, pour une raison ou pour une autre, et généralement par insuffisance intellectuelle, se sont arrêtés à une réalisation partielle et inférieure, ne dépassant pas l’extension dont est susceptible l’individualité humaine, et l’on peut être assuré qu’ils n’iront jamais plus loin. Par la réalisation métaphysique vraie, dégagée de toutes les contingences, donc essentiellement supra-individuelle, le Yogîयोगी est devenu identique à cet « Homme universel » dont nous avons dit quelques mots précédemment ; mais, pour tirer les conséquences que comporte ceci, il nous faudrait sortir des limites que nous entendons nous imposer présentement. D’ailleurs, c’est surtout au hatha-yogaहठ योग, c’est-à-dire à la préparation, que se réfère le darshanaदर्शन à propos duquel nous avons présenté ces quelques considérations, destinées surtout, dans notre intention, à couper court aux erreurs les plus répandues sur ce sujet ; le reste, c’est-à-dire ce qui concerne le but dernier de la réalisation, doit être renvoyé de préférence à la partie purement métaphysique de la doctrine, qui est le Vêdântaवेदान्त.