CHAPITRE XIII
La Mîmânsâमीमांसा

Le mot Mîmânsâमीमांसा signifie littéralement « réflexion profonde » ; il s’applique, d’une façon générale, à l’étude réfléchie du Vêdaवेद, ayant pour but de déterminer le sens exact de la shrutiश्रुति et d’en dégager les conséquences qui y sont impliquées, soit dans l’ordre pratique, soit dans l’ordre intellectuel. Ainsi entendue, la Mîmânsâमीमांसा comprend les deux derniers des six darshanasदर्शन, qui sont alors désignés comme Pûrva-Mîmânsâपूर्वा मीमांसा et Uttara-Mîmânsâउत्तर मीमांसा, c’est-à-dire la première et la deuxième Mîmânsâमीमांसा, et qui se rapportent respectivement aux deux ordres que nous venons d’indiquer. Aussi la première Mîmânsâमीमांसा est-elle appelée encore Karma-Mîmânsâकर्म मीमांसा, comme concernant le domaine de l’action, tandis que la seconde est appelée Brahma-Mîmânsâब्रह्म मीमांसा, comme concernant essentiellement la connaissance de Brahmaब्रह्म ; il est à remarquer que c’est le suprême Brahmaब्रह्म, et non plus Îshwaraईश्वर, qui est envisagé ici, parce que le point de vue dont il s’agit est celui de la métaphysique pure. Cette seconde Mîmânsâमीमांसा est proprement le Vêdântaवेदान्त ; et, quand on parle de la Mîmânsâमीमांसा sans épithète, comme nous le faisons dans le présent chapitre, c’est toujours de la première Mîmânsâमीमांसा qu’il est question exclusivement.

L’exposition de ce darshanaदर्शन est attribuée à Jaimini, et la méthode qui y est suivie est celle-ci : les opinions erronées sur une question sont d’abord développées, puis réfutées, et la solution vraie de la question est finalement donnée comme conclusion de toute cette discussion ; cette méthode d’exposition présente une analogie remarquable avec celle de la doctrine scolastique au moyen âge occidental. Quant à la nature des sujets traités, elle est définie, au début même des sûtrasसूत्र de Jaimini, comme une étude qui doit établir les preuves et les raisons d’être du dharmaधर्म, dans sa connexion avec kâryaकार्य ou « ce qui doit être accompli ». Nous avons suffisamment insisté sur la notion de dharmaधर्म, et sur ce qu’il faut entendre par la conformité de l’action au dharmaधर्म, qui est ce dont il s’agit précisément ici ; nous rappellerons que le mot karmaकर्म a un double sens : au sens général, c’est l’action sous toutes ses formes, qui est souvent opposée à jnânaज्ञान ou la connaissance, ce qui correspond encore à la distinction des deux derniers darshanasदर्शन ; au sens spécial et technique, c’est l’action rituelle, telle qu’elle est prescrite dans le Vêdaवेद, et ce dernier sens est naturellement fréquent dans la Mîmânsâमीमांसा, qui se propose de donner les raisons de ces prescriptions et d’en préciser la portée.

La Mîmânsâमीमांसा commence par considérer les divers pramânasप्रमाण ou moyens de preuve, qui sont ceux qu’ont indiqués les logiciens, plus certaines autres sources de connaissance dont ceux-ci n’avaient pas à se préoccuper dans leur domaine particulier ; on pourrait d’ailleurs concilier facilement les différentes classifications de ces pramânasप्रमाण en les regardant simplement comme plus ou moins développées et complètes, car elles n’ont rien de contradictoire. Il est ensuite distingué plusieurs sortes de prescriptions ou d’injonctions, la division la plus générale étant celle de l’injonction directe et de l’injonction indirecte ; la partie du Vêdaवेद qui renferme des préceptes est appelée brâhmanaब्राह्मण, par opposition au mantraमन्त्र ou formule rituelle, et tout ce qui est contenu dans les textes vêdiques est mantraमन्त्र ou brâhmanaब्राह्मण. D’ailleurs, il n’y a pas que des préceptes dans le brâhmanaब्राह्मण, puisque les Upanishadsउपनिषद्, qui sont purement doctrinales, et qui sont le fondement du Vêdântaवेदान्त, rentrent dans cette catégorie ; mais le brâhmanaब्राह्मण pratique, auquel s’attache surtout la Mîmânsâमीमांसा, est celui qui indique la façon d’accomplir les rites, les conditions de cet accomplissement, les modalités qui s’appliquent aux diverses circonstances, et qui explique la signification des éléments symboliques qui entrent dans ces rites et des mantrasमन्त्र qu’il convient d’y employer pour chaque cas déterminé. À propos de la nature et de l’efficacité du mantraमन्त्र, comme aussi, d’une façon plus générale, à propos de l’autorité traditionnelle du Vêdaवेद et de son origine « non-humaine », la Mîmânsâमीमांसा développe la théorie de la perpétuité du son à laquelle nous avons fait allusion précédemment, et, plus précisément, celle de l’association originelle et perpétuelle du son articulé avec le sens de l’ouïe, qui fait du langage tout autre chose qu’une convention plus ou moins arbitraire. On y trouve également une théorie de l’infaillibilité de la doctrine traditionnelle, infaillibilité qui doit être conçue comme inhérente à la doctrine elle-même, et qui, par suite, n’appartient aucunement aux individus humains ; ceux-ci n’y participent que dans la mesure où ils connaissent effectivement la doctrine et où ils l’interprètent exactement, et, alors même, cette infaillibilité ne doit point être rapportée aux individus comme tels, mais toujours à la doctrine qui s’exprime par eux. C’est pourquoi il n’y a que ceux qui connaissent le Vêdaवेद intégral qui soient qualifiés pour composer des écrits traditionnels véritables, dont l’autorité est une participation de celle de la tradition primordiale, d’où elle est dérivée et où elle a son fondement exclusif, sans que l’individualité de l’auteur humain y ait la moindre part : cette distinction de l’autorité fondamentale et de l’autorité dérivée dans l’ordre traditionnel est celle de la shrutiश्रुति et de la smritiस्मृति, que nous avions déjà indiquée à propos de la « loi de Manuमनु ». La conception de l’infaillibilité comme inhérente à la seule doctrine est d’ailleurs commune aux Hindous et aux Musulmans ; elle est même aussi, au fond, celle que le Catholicisme applique spécialement au point de vue religieux, car l’« infaillibilité pontificale », si on la comprend bien dans son principe, apparaît comme essentiellement attachée à une fonction, qui est l’interprétation autorisée de la doctrine, et non à une individualité, qui n’est jamais infaillible en dehors de l’exercice de cette fonction dont les conditions sont rigoureusement déterminées.

En raison de la nature de la Mîmânsâमीमांसा, c’est à ce darshanaदर्शन que se rapportent le plus directement les Vêdângasवेदाङ्ग, sciences auxiliaires du Vêdaवेद que nous avons définies plus haut ; il suffit de se reporter à ces définitions pour se rendre compte du lien étroit qu’elles présentent avec le sujet actuel. C’est ainsi que la Mîmânsâमीमांसा insiste sur l’importance qu’ont, pour la compréhension des textes, l’orthographe exacte et la prononciation correcte qu’enseigne la shikshâशिक्षा, et qu’elle distingue les différentes classes de mantrasमन्त्र suivant les rythmes qui leur sont propres, ce qui relève du chhandasछन्दस्. D’autre part, on y rencontre des considérations relatives au vyâkaranaव्याकरण, c’est-à-dire grammaticales, comme la distinction de l’acception régulière des mots et de leurs acceptions dialectales ou barbares, des remarques sur certaines formes particulières qui sont employées dans le Vêdaवेद et sur les termes qui y ont un sens différent de leur sens usuel ; il faut y joindre, en maintes occasions, les interprétations étymologiques et symboliques qui font l’objet du niruktaनिरुक्त. Enfin, la connaissance du jyotishaज्योतिष est nécessaire pour déterminer le temps où les rites doivent être accomplis, et, quant au kalpaकल्प, nous avons vu qu’il résume les prescriptions qui concernent leur accomplissement même. En outre, la Mîmânsâमीमांसा traite un grand nombre de questions de jurisprudence, et il n’y a pas lieu de s’en étonner, puisque, dans la civilisation hindoue, toute la législation est essentiellement traditionnelle ; on peut remarquer, du reste, une certaine analogie dans la façon dont sont conduits, d’une part, les débats juridiques, et, d’autre part, les discussions de la Mîmânsâमीमांसा, et il y a même identité dans les termes qui servent à désigner les phases successives des uns et des autres. Cette ressemblance n’est certainement pas fortuite, mais il ne faudrait pas y voir autre chose que ce qu’elle est en réalité, un signe de l’application d’un même esprit à deux activités connexes, quoique distinctes ; ceci pour réduire à leur juste valeur les prétentions des sociologues, qui, mus par le travers assez commun de tout ramener à leur spécialité, profitent de toutes les similitudes de vocabulaire qu’ils peuvent relever, particulièrement dans le domaine de la logique, pour conclure à des emprunts faits aux institutions sociales, comme si les idées et les modes de raisonnement ne pouvaient pas exister indépendamment de ces institutions, qui ne représentent pourtant, à vrai dire, qu’une application de certaines idées nécessairement préexistantes. Certains ont cru sortir de cette alternative et maintenir la primordialité du point de vue social en inventant ce qu’ils ont appelé la « mentalité prélogique » ; mais cette supposition bizarre, aussi bien que leur conception générale des « primitifs », ne repose sur rien de sérieux, elle est même contredite par tout ce que nous savons de certain sur l’antiquité, et le mieux serait de la reléguer dans le domaine de la fantaisie pure, avec tous les « mythes » que ses inventeurs attribuent gratuitement aux peuples dont ils ignorent la vraie mentalité. Il y a bien assez de différences réelles et profondes entre les façons de penser propres à chaque race et à chaque époque, sans imaginer des modalités inexistantes, qui compliquent les choses plus qu’elles ne les expliquent, et sans aller chercher le soi-disant type primordial de l’humanité dans quelque peuplade dégénérée, qui ne sait plus très bien elle-même ce qu’elle pense, mais qui n’a certainement jamais pensé ce qu’on lui attribue ; seulement, les vrais modes de la pensée humaine, autres que ceux de l’Occident moderne, échappent tout aussi complètement aux sociologues qu’aux orientalistes.

Pour revenir à la Mîmânsâमीमांसा après cette digression, nous signalerons encore une notion qui y joue un rôle important : cette notion, qui est désignée par le mot apûrvaअपूर्व, est de celles qui sont difficiles à expliquer dans les langues occidentales ; nous allons néanmoins essayer de faire comprendre en quoi elle consiste et ce qu’elle comporte. Nous avons dit dans le chapitre précédent que l’action, bien différente de la connaissance en cela comme en tout le reste, ne porte pas ses conséquences en elle-même ; sous ce rapport, l’opposition est, au fond, celle de la succession et de la simultanéité, et ce sont les conditions mêmes de toute action qui font qu’elle ne peut produire ses effets qu’en mode successif. Cependant, pour qu’une chose puisse être cause, il faut qu’elle existe actuellement, et c’est pourquoi le vrai rapport causal ne peut être conçu que comme un rapport de simultanéité ; si on le concevait comme un rapport de succession, il y aurait un instant où quelque chose qui n’existe plus produirait quelque chose qui n’existe pas encore, supposition qui est manifestement absurde. Donc, pour qu’une action, qui n’est en elle-même qu’une modification momentanée, puisse avoir des résultats futurs et plus ou moins lointains, il faut qu’elle ait, dans l’instant même où elle s’accomplit, un effet non perceptible présentement, mais qui, subsistant d’une façon permanente, relativement tout au moins, produira ultérieurement, à son tour, le résultat perceptible. C’est cet effet non-perceptible, potentiel en quelque sorte, qui est appelé apûrvaअपूर्व, parce qu’il est surajouté et non antérieur à l’action ; il peut être regardé, soit comme un état postérieur de l’action elle-même, soit comme un état antécédent du résultat, l’effet devant toujours être contenu virtuellement dans sa cause, dont il ne pourrait procéder autrement. D’ailleurs, même dans le cas où un certain résultat paraît suivre immédiatement l’action dans le temps, l’existence intermédiaire d’un apûrvaअपूर्व n’en est pas moins nécessaire, dès lors qu’il y a encore succession et non parfaite simultanéité, et que l’action, en elle-même, est toujours séparée de son résultat. De cette façon, l’action échappe à l’instantanéité, et même, dans une certaine mesure, aux limitations de la condition temporelle ; en effet, l’apûrvaअपूर्व, germe de toutes ses conséquences futures, n’étant pas dans le domaine de la manifestation corporelle et sensible, est en dehors du temps ordinaire, mais non en dehors de toute durée, car il appartient encore à l’ordre des contingences. Maintenant, l’apûrvaअपूर्व peut, pour une part, demeurer attaché à l’être qui a accompli l’action, comme étant désormais un élément constitutif de son individualité envisagée dans sa partie incorporelle, où il persistera tant que celle-ci durera elle-même, et, pour une autre part, sortir des bornes de cette individualité pour entrer dans le domaine des énergies potentielles de l’ordre cosmique ; dans cette seconde partie, si on se le représente, par une image sans doute imparfaite, comme une vibration émise en un certain point, cette vibration, après s’être propagée jusqu’aux confins du domaine où elle peut atteindre, reviendra en sens inverse à son point de départ, et cela, comme l’exige la causalité, sous la forme d’une réaction de même nature que l’action initiale. C’est là, très exactement, ce que le Taoïsme, de son côté, désigne comme les « actions et réactions concordantes » : toute action, comme plus généralement toute manifestation, étant une rupture d’équilibre, ainsi que nous le disions à propos des trois gunasगुण, la réaction correspondante est nécessaire pour rétablir cet équilibre, la somme de toutes les différenciations devant toujours équivaloir finalement à l’indifférenciation totale. Ceci, où se rejoignent l’ordre humain et l’ordre cosmique, complète l’idée que l’on peut se faire des rapports du karmaकर्म avec le dharmaधर्म ; et il faut ajouter immédiatement que la réaction, étant une conséquence toute naturelle de l’action, n’est nullement une « sanction » au sens moral : il n’y a là rien sur quoi le point de vue moral puisse avoir prise, et même, à vrai dire, ce point de vue pourrait bien n’être né que de l’incompréhension de ces choses et de leur déformation sentimentale. Quoi qu’il en soit, la réaction, dans son influence en retour sur l’être qui produisit l’action initiale, reprend le caractère individuel et même temporel que n’avait plus l’apûrvaअपूर्व intermédiaire ; si cet être ne se trouve plus alors dans l’état où il était premièrement, et qui n’était qu’un mode transitoire de sa manifestation, la même réaction, mais dépouillée des conditions caractéristiques de l’individualité originelle, pourra encore l’atteindre dans un autre état de manifestation, par les éléments qui assurent la continuité de ce nouvel état avec l’état antécédent : c’est ici que s’affirme l’enchaînement causal des divers cycles d’existence, et ce qui est vrai pour un être déterminé l’est aussi, suivant la plus rigoureuse analogie, pour l’ensemble de la manifestation universelle. Si nous avons insisté un peu longuement sur cette explication, ce n’est pas simplement parce qu’elle fournit un exemple intéressant d’un certain genre de théories orientales, ni même parce que nous aurons l’occasion de signaler par la suite une interprétation fausse qui en a été donnée en Occident ; c’est aussi, et surtout, parce que ce dont il s’agit a une portée effective des plus considérables, même pratiquement, encore que, sur ce dernier point, il convienne de ne pas se départir d’une certaine réserve, et qu’il vaille mieux se contenter de donner des indications très générales, comme nous le faisons ici, en laissant à chacun le soin d’en tirer des développements et des conclusions en conformité avec ses facultés propres et ses tendances personnelles.