CHAPITRE XV
Remarques complémentaires
sur l’ensemble de la doctrine

Dans cet exposé, que nous avons voulu faire aussi synthétique que possible, nous avons constamment essayé de montrer, en même temps que les caractères distinctifs de chaque darshanaदर्शन, comment celui-ci se rattache à la métaphysique, qui est le centre commun à partir duquel se développent, dans des directions diverses, toutes les branches de la doctrine ; cela nous fournissait d’ailleurs l’occasion de préciser un certain nombre de points importants relativement à la conception d’ensemble de cette doctrine. À cet égard, il faut bien comprendre que, si le Vêdântaवेदान्त est compté comme le dernier des darshanasदर्शन, parce qu’il représente l’achèvement de toute connaissance, il n’en est pas moins, dans son essence, le principe dont tout le reste dérive et n’est que la spécification ou l’application. Si une connaissance ne dépendait pas ainsi de la métaphysique, elle manquerait littéralement de principe et, par suite, ne saurait avoir aucun caractère traditionnel ; c’est ce qui fait la différence capitale entre la connaissance scientifique, au sens où ce mot est pris en Occident, et ce qui, dans l’Inde, y correspond le moins inexactement. Il est manifeste que le point de vue de la cosmologie n’est point équivalent à celui de la physique moderne, et même que le point de vue de la logique traditionnelle ne l’est point à celui de la logique philosophique envisagée, par exemple, à la façon de Stuart Mill ; nous avons déjà marqué ces distinctions. La cosmologie, même dans les limites du Vaishêshikaवैशेषिक, n’est point une science expérimentale comme la physique actuelle ; en raison de son rattachement aux principes, elle est, comme les autres branches doctrinales, bien plus déductive qu’inductive ; la physique cartésienne, il est vrai, était aussi déductive, mais elle avait le grand tort de ne s’appuyer, en fait de principes, que sur une simple hypothèse philosophique, et c’est ce qui fit son insuccès.

La différence de méthode que nous venons de signaler, et qui traduit une différence profonde de conception, existe même pour des sciences qui sont vraiment expérimentales, mais qui, étant malgré cela beaucoup plus déductives qu’elles ne le sont en Occident, échappent à tout empirisme ; ce n’est que dans ces conditions que ces sciences ont un titre à être regardées comme des connaissances traditionnelles, même d’une importance secondaire et d’un ordre inférieur. Ici, nous pensons surtout à la médecine envisagée comme un Upavêdaउपवेद ; et ce que nous en disons vaut également pour la médecine traditionnelle de l’Extrême-Orient. Sans rien perdre de son caractère pratique, cette médecine est quelque chose de bien plus étendu que ce qu’on est habitué à désigner par ce nom ; outre la pathologie et la thérapeutique, elle comprend, notamment, bien des considérations que l’on ferait rentrer, en Occident, dans la physiologie ou même dans la psychologie, mais qui, naturellement, sont traitées d’une façon toute différente. Les résultats qu’une telle science obtient dans l’application peuvent, en de nombreux cas, paraître extraordinaires à ceux qui ne s’en font qu’une idée par trop inexacte ; nous croyons d’ailleurs qu’il est extrêmement difficile à un Occidental de parvenir à une connaissance suffisante dans ce genre d’études, où sont employés de tout autres moyens d’investigation que ceux auxquels il est accoutumé.

Nous venons de dire que les connaissances pratiques, alors même qu’elles se rattachent à la tradition et y ont leur source, ne sont pourtant que des connaissances inférieures ; leur dérivation détermine leur subordination, ce qui n’est que strictement logique, et d’ailleurs les Orientaux, qui, par tempérament et par conviction profonde, se soucient assez peu des applications immédiates, n’ont jamais songé à transporter dans l’ordre de la connaissance pure aucune préoccupation d’intérêt matériel ou sentimental, seul élément susceptible d’altérer cette hiérarchisation naturelle et normale des connaissances. Cette même cause de trouble intellectuel est aussi celle qui, en se généralisant dans la mentalité d’une race ou d’une époque, y amène principalement l’oubli de la métaphysique pure, à laquelle elle fait substituer illégitimement des points de vue plus ou moins spéciaux, en même temps qu’elle donne naissance à des sciences qui n’ont à se réclamer d’aucun principe traditionnel. Ces sciences sont légitimes tant qu’elles se maintiennent dans de justes limites, mais il ne faut pas les prendre pour autre chose que ce qu’elles sont, c’est-à-dire des connaissances analytiques, fragmentaires et relatives ; et ainsi, en se séparant radicalement de la métaphysique, avec laquelle son point de vue propre ne permet en effet aucune relation, la science occidentale perdit nécessairement en portée ce qu’elle gagnait en indépendance, et son développement vers les applications pratiques fut compensé par un amoindrissement spéculatif inévitable.

Ces quelques observations complètent tout ce que nous avons déjà dit sur ce qui sépare profondément les points de vue respectifs de l’Orient et de l’Occident : en Orient, la tradition est véritablement toute la civilisation, puisqu’elle embrasse, par ses conséquences, tout le cycle des connaissances vraies, à quelque ordre qu’elles se rapportent, et tout l’ensemble des institutions sociales ; tout y est inclus en germe dès l’origine, par là même qu’elle pose les principes universels d’où dérivent toutes choses avec leurs lois et leurs conditions, et l’adaptation nécessaire à une époque quelconque ne peut consister que dans un développement adéquat, suivant un esprit rigoureusement déductif et analogique, des solutions et des éclaircissements qui conviennent plus spécialement à la mentalité de cette époque. On conçoit que, dans ces conditions, l’influence de la tradition ait une force à laquelle on ne saurait se soustraire, et que tout schisme, lorsqu’il s’en produit, aboutisse immédiatement à la constitution d’une pseudo-tradition ; quant à rompre ouvertement et définitivement tout lien traditionnel, nul individu n’en a le désir, non plus que la possibilité. Ceci permet encore de comprendre la nature et les caractères de l’enseignement par lequel se transmet, avec les principes, l’ensemble des disciplines propres à assimiler et à intégrer toutes choses à l’intellectualité d’une civilisation.