CHAPITRE PREMIER
L’orientalisme officiel
De l’orientalisme officiel, nous ne dirons ici que peu de chose, parce que nous avons déjà, à maintes reprises, signalé l’insuffisance de ses méthodes et la fausseté de ses conclusions : si nous l’avons eu ainsi presque constamment en vue, alors que nous ne nous préoccupions guère des autres interprétations occidentales, c’est qu’il se présente du moins avec une apparence de sérieux que celles-ci n’ont point, ce qui nous oblige à faire une différence qui est à son avantage. Nous n’entendons nullement contester la bonne foi des orientalistes, qui est généralement hors de doute, non plus que la réalité de leur érudition spéciale ; ce que nous contestons, c’est leur compétence pour tout ce qui dépasse le domaine de la simple érudition. Il faut d’ailleurs rendre hommage à la modestie très louable avec laquelle quelques-uns d’entre eux, ayant conscience des limites de leur compétence vraie, refusent de se livrer à un travail d’interprétation des doctrines ; mais, malheureusement, ceux-là ne sont qu’une minorité, et le grand nombre est constitué par ceux qui, prenant l’érudition pour une fin en elle-même, ainsi que nous le disions au début, croient très sincèrement que leurs études linguistiques et historiques leur donnent le droit de parler de toutes sortes de choses. C’est envers ces derniers que nous pensons qu’on ne saurait être trop sévère, quant aux méthodes qu’ils emploient et aux résultats qu’ils obtiennent, et tout en respectant, bien entendu, les individualités qui peuvent le mériter à tous égards, étant fort peu responsables de leur parti pris et de leurs illusions. L’exclusivisme est une conséquence naturelle de l’étroitesse de vues, de ce que nous avons appelé la « myopie intellectuelle », et ce défaut mental ne paraît pas plus guérissable que la myopie physique ; d’ailleurs, c’est, comme celle-ci, une déformation produite par l’effet de certaines habitudes qui y conduisent insensiblement et sans qu’on s’en aperçoive, encore qu’il faille sans doute y être prédisposé. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de s’étonner de l’hostilité dont la généralité des orientalistes font preuve à l’égard de ceux qui ne se soumettent pas à leurs méthodes et qui n’adoptent pas leurs conclusions ; ce n’est là qu’un cas particulier des conséquences qu’entraîne normalement l’abus de la spécialisation, et une des innombrables manifestations de cet esprit « scientiste » qu’on prend trop facilement pour le véritable esprit scientifique. Seulement, malgré toutes les excuses que l’on peut ainsi trouver à l’attitude des orientalistes, il n’en reste pas moins que les quelques résultats valables auxquels leurs travaux ont pu aboutir, à ce point de vue spécial de l’érudition qui est le leur, sont bien loin de compenser le tort qu’ils peuvent faire à l’intellectualité générale, en obstruant toutes les autres voies, qui pourraient mener beaucoup plus loin ceux qui seraient capables de les suivre : étant donnés les préjugés de l’Occident moderne, il suffit, pour détourner de ces voies presque tous ceux qui seraient tentés de s’y engager, de déclarer solennellement que cela « n’est pas scientifique », parce que cela n’est pas conforme aux méthodes et aux théories acceptées et enseignées officiellement dans les Universités. Quand il s’agit de se défendre contre un danger quelconque, on ne perd généralement pas son temps à rechercher des responsabilités ; si donc certaines opinions sont dangereuses intellectuellement, et nous pensons que c’est le cas ici, on devra s’efforcer de les détruire sans se préoccuper de ceux qui les ont émises ou qui les défendent, et dont l’honorabilité n’est nullement en cause. Les considérations de personnes, qui sont bien peu de chose en regard des idées, ne sauraient légitimement empêcher de combattre les théories qui font obstacle à certaines réalisations ; d’ailleurs, comme ces réalisations, sur lesquelles nous reviendrons dans notre conclusion, ne sont point immédiatement possibles, et que tout souci de propagande nous est interdit, le moyen le plus efficace de combattre les théories en question n’est pas de discuter indéfiniment sur le terrain où elles se placent, mais de faire apparaître les raisons de leur fausseté tout en rétablissant la vérité pure et simple, qui seule importe essentiellement à ceux qui peuvent la comprendre.
Là est la grande différence, sur laquelle il n’y a pas d’accord possible avec les spécialistes de l’érudition : quand nous parlons de vérité, nous n’entendons pas simplement par là une vérité de fait, qui a sans doute son importance, mais secondaire et contingente ; ce qui nous intéresse dans une doctrine, c’est la vérité, au sens absolu du mot, de ce qui y est exprimé. Au contraire, ceux qui se placent au point de vue de l’érudition ne se préoccupent aucunement de la vérité des idées ; au fond, ils ne savent pas ce que c’est, ni même si cela existe, et ils ne se le demandent point ; la vérité n’est rien pour eux, à part le cas très spécial où il s’agit exclusivement de vérité historique. La même tendance s’affirme pareillement chez les historiens de la philosophie : ce qui les intéresse, ce n’est point de savoir si telle idée est vraie ou fausse, ou dans quelle mesure elle l’est ; c’est uniquement de savoir qui a émis cette idée, dans quels termes il l’a formulée, à quelle date et dans quelles circonstances accessoires il l’a fait ; et cette histoire de la philosophie, qui ne voit rien en dehors des textes et des détails biographiques, prétend se substituer à la philosophie elle-même, qui achève ainsi de perdre le peu de valeur intellectuelle qui avait pu lui rester dans les temps modernes. D’ailleurs, il va de soi qu’une telle attitude est aussi défavorable que possible pour comprendre une doctrine quelconque : ne s’appliquant qu’à la lettre, elle ne peut pénétrer l’esprit, et ainsi le but même qu’elle se propose lui échappe fatalement ; l’incompréhension ne peut donner naissance qu’à des interprétations fantaisistes et arbitraires, c’est-à-dire à de véritables erreurs, même s’il ne s’agit que d’exactitude historique. C’est là ce qui arrive, dans une plus large mesure que partout ailleurs, pour l’orientalisme, qui a affaire à des conceptions totalement étrangères à la mentalité de ceux qui s’en occupent ; c’est la faillite de la soi-disant « méthode historique », même sous le rapport de la simple vérité historique, dont la recherche est sa raison d’être, comme l’indique la dénomination qu’on lui a donnée. Ceux qui emploient cette méthode ont le double tort, d’une part, de ne pas se rendre compte des hypothèses plus ou moins hasardeuses qu’elle implique, et qui peuvent se ramener principalement à l’hypothèse « évolutionniste », et, d’autre part, de s’illusionner sur sa portée, en la croyant applicable à tout ; nous avons dit pourquoi elle n’est nullement applicable au domaine métaphysique, d’où est exclue toute idée d’évolution. Aux yeux des partisans de cette méthode, la première condition pour pouvoir étudier les doctrines métaphysiques est évidemment de ne pas être métaphysicien ; de même, ceux qui l’appliquent à la « science des religions » prétendent plus ou moins ouvertement qu’on est disqualifié pour cette étude par le seul fait d’appartenir à une religion quelconque : autant proclamer la compétence exclusive, dans n’importe quelle branche, de ceux qui n’en ont qu’une connaissance extérieure et superficielle, celle-là même que l’érudition suffit à donner, et c’est sans doute pourquoi, en fait de doctrines orientales, l’avis des Orientaux est réputé nul et non avenu. Il y a là, avant tout, une crainte instinctive de tout ce qui dépasse l’érudition et risque de faire voir combien elle est médiocre et puérile au fond ; mais cette crainte se renforce de son accord avec l’intérêt, beaucoup plus conscient, qui s’attache au maintien de ce monopole de fait qu’ont établi à leur profit les représentants de la science officielle dans tous les ordres, et les orientalistes peut-être plus complètement encore que les autres. La volonté bien arrêtée de ne pas tolérer ce qui pourrait être dangereux pour les opinions admises, et de chercher à le discréditer par tous les moyens, trouve du reste sa justification dans les préjugés mêmes qui aveuglent ces gens à vues étroites, et qui les poussent à dénier toute valeur à ce qui ne sort pas de leur école ; ici encore, nous n’incriminons donc point leur bonne foi, mais nous constatons simplement l’effet d’une tendance bien humaine, par laquelle on est d’autant mieux persuadé d’une chose qu’on y a un intérêt quelconque.