CHAPITRE II
La science des religions

Il est à propos de dire ici quelques mots concernant ce qu’on appelle la « science des religions », car ce dont il s’agit doit précisément son origine aux études indianistes ; ceci fait voir immédiatement que le mot de « religion » n’y est pas pris dans le sens exact que nous lui avons reconnu. En effet, Burnouf, qui semble être le premier à avoir donné sa dénomination à cette science, ou soi-disant telle, néglige de faire figurer la morale parmi les éléments constitutifs de la religion, qu’il réduit ainsi à deux : la doctrine et le rite ; c’est ce qui lui permet d’y faire rentrer des choses qui ne se rattachent nullement au point de vue religieux, car il reconnaît du moins avec raison qu’il n’y a point de morale dans le Vêdaवेद. Telle est la confusion fondamentale qui se trouve au point de départ de la « science des religions », qui prétend réunir sous ce même nom toutes les doctrines traditionnelles, de quelque nature qu’elles soient en réalité ; mais bien d’autres confusions sont encore venues s’ajouter à celles-là, surtout depuis que l’érudition la plus récente a introduit dans ce domaine son redoutable appareil d’exégèse, de « critique des textes » et d’« hypercritique », plus propre à impressionner les naïfs qu’à conduire à des conclusions sérieuses.

La prétendue « science des religions » repose tout entière sur quelques postulats qui sont autant d’idées préconçues : ainsi, il est admis que toute doctrine a dû commencer par le « naturalisme », dans lequel nous ne voyons au contraire qu’une déviation qui, partout où elle se produisit, fut en opposition avec les traditions primordiales et régulières ; et, à force de torturer des textes qu’on ne comprend pas, on finit bien toujours par en faire sortir quelque interprétation conforme à cet esprit « naturaliste ». C’est ainsi que fut élaborée toute la théorie des « mythes », et notamment celle du « mythe solaire », le plus fameux de tous, dont un des principaux propagateurs fut Max Müller, que nous avons déjà eu l’occasion de citer à plusieurs reprises parce qu’il est très représentatif de la mentalité des orientalistes. Cette théorie du « mythe solaire » n’est pas autre chose que la théorie astromythologique émise et soutenue en France, vers la fin du xviiie siècle, par Dupuis et Volney(1). On sait l’application qui fut faite de cette conception au Christianisme comme à toutes les autres doctrines, et nous avons déjà signalé la confusion qu’elle implique essentiellement : dès qu’on remarque dans le symbolisme une correspondance avec certains phénomènes astronomiques, on s’empresse d’en conclure qu’il n’y a là qu’une représentation de ces phénomènes, alors qu’eux-mêmes, en réalité, sont des symboles de quelque chose qui est d’un tout autre ordre, et que la correspondance constatée n’est qu’une application de l’analogie qui relie harmoniquement tous les degrés de l’être. Dans ces conditions, il n’est pas bien difficile de trouver du « naturalisme » partout, et il serait même étonnant qu’on n’en trouvât pas, dès lors que le symbole, qui appartient forcément à l’ordre naturel, est pris pour ce qu’il représente ; l’erreur est, au fond, la même que celle des « nominalistes » qui confondent l’idée avec le mot qui sert à l’exprimer ; et c’est ainsi que des érudits modernes, encouragés d’ailleurs par le préjugé qui les porte à s’imaginer toutes les civilisations comme bâties sur le type gréco-romain, fabriquent eux-mêmes les « mythes » par incompréhension des symboles, ce qui est la seule façon dont ils puissent prendre naissance.

On doit comprendre pourquoi nous qualifions une étude de ce genre de « prétendue science », et pourquoi il nous est tout à fait impossible de la prendre au sérieux ; et il faut encore ajouter que, tout en affectant de se donner un air d’impartialité désintéressée, et en affichant même la sotte prétention de « dominer toutes les doctrines »(2), ce qui dépasse la juste mesure en ce sens, cette « science des religions » est tout simplement, la plupart du temps, un vulgaire instrument de polémique entre les mains de gens dont l’intention véritable est de s’en servir contre la religion, entendue cette fois dans son sens propre et habituel. Cet emploi de l’érudition dans un esprit négateur et dissolvant est naturel aux fanatiques de la « méthode historique » ; c’est l’esprit même de cette méthode, essentiellement antitraditionnelle, du moins dès qu’on la fait sortir de son domaine légitime ; et c’est pourquoi tous ceux qui attachent quelque valeur réelle au point de vue religieux sont ici récusés comme incompétents. Pourtant, parmi les spécialistes de la « science des religions », il en est certains qui, en apparence tout au moins, ne vont pas aussi loin : ce sont ceux qui appartiennent à la tendance du « Protestantisme libéral » ; mais ceux-là, tout en conservant nominalement le point de vue religieux, veulent le réduire à un simple « moralisme », ce qui équivaut en fait à le détruire par la double suppression du dogme et du culte, au nom d’un « rationalisme » qui n’est qu’un sentimentalisme déguisé. Ainsi, le résultat final est le même que pour les incroyants purs et simples, amateurs de « morale indépendante », encore que l’intention soit peut-être mieux dissimulée ; et ce n’est là, en somme, que l’aboutissement logique des tendances que l’esprit protestant portait en lui dès le début. On a vu récemment une tentative, heureusement déjouée, pour faire pénétrer ce même esprit, sous le nom de « modernisme », dans le Catholicisme lui-même. Ce mouvement se proposait de remplacer la religion par une vague « religiosité », c’est-à-dire par une aspiration sentimentale que la « vie morale » suffit à satisfaire, et qui, pour y parvenir, devait s’efforcer de détruire les dogmes en y appliquant la « critique » et en constituant une théorie de leur « évolution », c’est-à-dire toujours en se servant de cette même arme de guerre qu’est la « science des religions », qui n’a peut-être jamais eu d’autre raison d’être.

Nous avons déjà dit que l’esprit « évolutionniste » est inhérent à la « méthode historique », et l’on peut en voir une application, parmi beaucoup d’autres, dans cette singulière théorie d’après laquelle les conceptions religieuses, ou supposées religieuses, auraient dû passer nécessairement par une série de phases successives, dont les principales portent communément les noms de fétichisme, de polythéisme et de monothéisme. Cette hypothèse est comparable à celle qui a été émise dans le domaine de la linguistique, et suivant laquelle les langues, au cours de leur développement, passeraient successivement par les formes monosyllabique, agglutinante et flexionnelle : c’est là une supposition toute gratuite, qui n’est confirmée par aucun fait, et à laquelle les faits sont même nettement contraires, attendu qu’on n’a jamais pu découvrir le moindre indice du passage réel de l’une à l’autre de ces formes ; ce qu’on a pris pour trois phases successives, en vertu d’une idée préconçue, ce sont tout simplement trois types différents auxquels se rattachent respectivement les divers groupes linguistiques, chacun demeurant toujours dans le type auquel il appartient. On peut en dire tout autant d’une autre hypothèse d’ordre plus général, celle qu’Auguste Comte a formulée sous le nom de « loi des trois états », et dans laquelle il transforme en états successifs des domaines différents de la pensée, qui peuvent toujours exister simultanément, mais entre lesquels il veut voir une incompatibilité, parce qu’il s’est imaginé que toute connaissance possible avait exclusivement pour objet l’explication des phénomènes naturels, ce qui ne s’applique en réalité qu’à la seule connaissance scientifique. On voit que cette conception fantaisiste de Comte, qui, sans être proprement « évolutionniste », avait quelque chose du même esprit, est apparentée à l’hypothèse du « naturalisme » primitif, puisque les religions ne peuvent y être que des essais prématurés et provisoires en même temps qu’une préparation indispensable, de ce qui sera plus tard l’explication scientifique ; et, dans le développement même de la phase religieuse, Comte croit pouvoir établir précisément, comme autant de subdivisions, les trois degrés fétichiste, polythéiste et monothéiste. Nous n’insisterons pas davantage sur l’exposé de cette conception, d’ailleurs assez généralement connue, mais nous avons cru bon de marquer la corrélation, trop souvent inaperçue, de points de vue divers, qui procèdent tous des mêmes tendances générales de l’esprit occidental moderne.

Pour achever de montrer ce qu’il faut penser de ces trois phases prétendues des conceptions religieuses, nous rappellerons d’abord ce que nous avons déjà dit précédemment, qu’il n’y eut jamais aucune doctrine essentiellement polythéiste, et que le polythéisme n’est, comme les « mythes » qui s’y rattachent assez étroitement, qu’une grossière déformation résultant d’une incompréhension profonde ; du reste, polythéisme et anthropomorphisme ne se sont vraiment généralisés que chez les Grecs et les Romains, et, partout ailleurs, ils sont restés dans le domaine des erreurs individuelles. Toute doctrine véritablement traditionnelle est donc en réalité monothéiste, ou, plus exactement, elle est une « doctrine de l’unité », ou même de la « non-dualité », qui devient monothéiste quand on veut la traduire en mode religieux ; quant aux religions proprement dites, Judaïsme, Christianisme et Islamisme, il est trop évident qu’elles sont purement monothéistes. Maintenant, pour ce qui est du fétichisme, ce mot, d’origine portugaise, signifie littéralement « sorcellerie » ; ce qu’il désigne n’est donc point de la religion ou quelque chose de plus ou moins analogue, mais bien de la magie, et même de la sorte la plus inférieure. La magie n’est nullement une forme de religion, qu’on la suppose d’ailleurs primitive ou déviée, et elle n’est pas davantage, comme d’autres l’ont soutenu, quelque chose qui s’oppose foncièrement à la religion, une espèce de « contre-religion », si l’on peut employer une telle expression ; enfin, elle n’est pas non plus ce dont seraient sorties à la fois la religion et la science, suivant une troisième opinion qui n’est pas mieux fondée que les deux précédentes ; toutes ces confusions montrent que ceux qui en parlent ne savent pas trop de quoi il s’agit. En réalité, la magie appartient au domaine de la science, et, plus précisément, de la science expérimentale ; elle concerne le maniement de certaines forces, qui, dans l’Extrême-Orient, sont appelées « influences errantes », et dont les effets, si étranges qu’ils puissent paraître, n’en sont pas moins des phénomènes naturels ayant leurs lois comme tous les autres. Cette science est assurément susceptible d’une base traditionnelle, mais, alors même, elle n’a jamais que la valeur d’une application contingente et secondaire ; encore faut-il ajouter, pour être fixé sur son importance, qu’elle est généralement dédaignée des vrais détenteurs de la tradition, qui, sauf dans certains cas spéciaux et déterminés, l’abandonnent aux jongleurs errants qui en tirent profit en amusant la foule. Ces magiciens, comme on en rencontre fréquemment dans l’Inde, où on leur donne communément la dénomination arabe de faqirsفقير, c’est-à-dire « pauvres » ou « mendiants », sont des hommes que leur incapacité intellectuelle a arrêtés sur la voie d’une réalisation métaphysique, ainsi que nous l’avons déjà dit ; ils intéressent surtout les étrangers, et ils ne méritent pas plus de considération que leurs compatriotes ne leur en accordent. Nous n’entendons aucunement contester la réalité des phénomènes ainsi produits, bien que parfois ils soient seulement imités ou simulés, dans des conditions qui supposent d’ailleurs une puissance de suggestion peu ordinaire, auprès de laquelle les résultats obtenus par les Occidentaux qui essaient de se livrer au même genre d’expérimentation apparaissent comme tout à fait négligeables et insignifiants ; ce que nous contestons, c’est l’intérêt de ces phénomènes, dont la doctrine pure et la réalisation métaphysique qu’elle comporte sont absolument indépendantes. C’est ici le lieu de rappeler que tout ce qui relève du domaine expérimental ne prouve jamais rien, à moins que ce ne soit négativement, et peut servir tout au plus à l’illustration d’une théorie ; un exemple n’est ni un argument ni une explication, et rien n’est plus illogique que de faire dépendre un principe, même relatif, d’une de ses applications particulières.

Si nous avons tenu à préciser ici la vraie nature de la magie, c’est qu’on fait jouer à celle-ci un rôle considérable dans une certaine conception de la « science des religions », qui est celle de ce qu’on appelle l’« école sociologique » ; après avoir longtemps cherché surtout à donner une explication psychologique des « phénomènes religieux », on cherche plutôt maintenant, en effet, à en donner une explication sociologique, et nous en avons déjà parlé à propos de la définition de la religion ; à notre avis, ces deux points de vue sont aussi faux l’un que l’autre, et également incapables de rendre compte de ce qu’est véritablement la religion, et à plus forte raison la tradition en général. Auguste Comte voulait comparer la mentalité des anciens à celle des enfants, ce qui était assez ridicule ; mais ce qui ne l’est pas moins, c’est que les sociologues actuels prétendent l’assimiler à celle des sauvages, qu’ils appellent des « primitifs », alors que nous les regardons au contraire comme des dégénérés. Si les sauvages avaient toujours été dans l’état inférieur où nous les voyons, on ne pourrait s’expliquer qu’il existe chez eux une multitude d’usages qu’eux-mêmes ne comprennent plus, et qui, étant très différents de ce qui se rencontre partout ailleurs, ce qui exclut l’hypothèse d’une importation étrangère, ne peuvent être considérés que comme des vestiges de civilisations disparues, civilisations qui ont dû être, dans une antiquité fort reculée, préhistorique même, celle de peuples dont ces sauvages actuels sont les descendants et les derniers débris ; nous signalons ceci pour rester sur le terrain des faits, et sans préjudice d’autres raisons plus profondes, qui sont encore plus décisives à nos yeux, mais qui seraient fort peu accessibles aux sociologues et autres « observateurs » analystes. Nous ajouterons simplement que l’unité essentielle et fondamentale des traditions permet souvent d’interpréter, par un emploi judicieux de l’analogie, et en tenant toujours compte de la diversité des adaptations, conditionnée par celle des mentalités humaines, les conceptions auxquelles se rattachaient primitivement les usages dont nous venons de parler, avant qu’ils fussent réduits à l’état de « superstitions » ; de la même façon, la même unité permet aussi de comprendre dans une large mesure les civilisations qui ne nous ont laissé que des monuments écrits ou figurés : c’est ce que nous indiquions dès le début, en parlant des services que la vraie connaissance de l’Orient pourrait rendre à tous ceux qui veulent étudier sérieusement l’antiquité, et qui, cherchant à en tirer des enseignements valables, ne se contentent pas du point de vue tout extérieur et superficiel de la simple érudition.