CHAPITRE III
Le théosophisme
Si l’on doit, tout en déplorant l’aveuglement des orientalistes officiels, respecter tout au moins leur bonne foi, il n’en est plus de même quand on a affaire aux auteurs et aux propagateurs de certaines théories dont nous devons parler maintenant, et qui ne peuvent avoir pour effet que de jeter du discrédit sur les études orientales et d’en éloigner les esprits sérieux, mais mal informés, en leur présentant, comme l’expression authentique des doctrines de l’Inde, un tissu de divagations et d’absurdités, assurément indignes de retenir l’attention. La diffusion de ces rêveries n’a d’ailleurs pas que l’inconvénient négatif, mais déjà grave, que nous venons de dire ; comme celle de beaucoup d’autres choses analogues, elle est, de plus, éminemment propre à déséquilibrer les esprits plus faibles et les intelligences moins solides qui les prennent au sérieux, et, à cet égard, elle constitue un véritable danger pour la mentalité générale, danger dont la réalité n’est attestée déjà que par trop de lamentables exemples. Ces entreprises sont d’autant moins inoffensives que les Occidentaux actuels ont une tendance marquée à se laisser prendre à tout ce qui présente des apparences extraordinaires et merveilleuses ; le développement de leur civilisation dans un sens exclusivement pratique, en leur enlevant toute direction intellectuelle effective, ouvre la voie à toutes les extravagances pseudo-scientifiques et pseudo-métaphysiques, pour peu qu’elles paraissent aptes à satisfaire ce sentimentalisme qui joue chez eux un rôle si considérable, en raison de l’absence même de l’intellectualité véritable. En outre, l’habitude de donner la prépondérance à l’expérimentation dans le domaine scientifique, de s’attacher presque exclusivement aux faits et de leur attribuer plus de valeur qu’aux idées, vient encore renforcer la position de tous ceux qui, pour édifier les théories les plus invraisemblables, prétendent s’appuyer sur des phénomènes quelconques, vrais ou supposés, souvent mal contrôlés, et en tout cas mal interprétés, et qui ont par là même beaucoup plus de chances de succès auprès du grand public que ceux qui, voulant n’enseigner que des doctrines sérieuses et sûres, s’adresseront uniquement à la pure intelligence. C’est là l’explication toute naturelle de la concordance, déconcertante au premier abord, qui existe, comme on peut le constater en Angleterre et surtout en Amérique, entre le développement exagéré de l’esprit pratique et un déploiement presque indéfini de toutes sortes de folies simili-religieuses, dans lesquelles l’expérimentalisme et le pseudo-mysticisme des peuples anglo-saxons trouvent à la fois leur satisfaction ; cela prouve que, malgré les apparences, la mentalité la plus pratique n’est pas la mieux équilibrée.
En France même, le danger que nous signalons, pour être moins visible, n’est point négligeable ; il l’est même d’autant moins que l’esprit d’imitation de l’étranger, l’influence de la mode et la sottise mondaine s’unissent pour favoriser l’expansion de semblables théories dans certains milieux et pour leur y faire trouver les moyens matériels d’une diffusion plus large encore, par une propagande revêtant habilement des formes multiples pour atteindre les publics les plus divers. La nature de ce danger et sa gravité ne permettent de garder aucun ménagement envers ceux qui en sont la cause ; nous sommes ici dans le domaine du charlatanisme et de la fantasmagorie, et, s’il faut plaindre très sincèrement les naïfs qui forment la grande majorité de ceux qui s’y complaisent, les gens qui mènent consciemment cette clientèle de dupes et la font servir à leurs intérêts, dans quelque ordre que ce soit, ne doivent inspirer que le mépris. Il y a d’ailleurs, en ces sortes de choses, plusieurs façons d’être dupe, et l’adhésion aux théories en question est loin d’être la seule ; parmi ceux-là mêmes qui les combattent pour des raisons diverses, la plupart ne sont que très insuffisamment armés et commettent la faute involontaire, mais néanmoins capitale, de prendre pour des idées vraiment orientales ce qui n’est que le produit d’une aberration purement occidentale ; leurs attaques, dirigées souvent dans les intentions les plus louables, perdent par là presque toute portée réelle. D’autre part, certains orientalistes officiels prennent aussi ces théories au sérieux ; nous ne voulons pas dire qu’ils les regardent comme vraies en elles-mêmes, car, étant donné le point de vue spécial auquel ils se placent, ils ne se posent même pas la question de leur vérité ou de leur fausseté ; mais ils les considèrent à tort comme représentatives d’une certaine partie ou d’un certain aspect de la mentalité orientale, et c’est en cela qu’ils sont dupes, faute de connaître cette mentalité, et d’autant plus aisément qu’il ne leur semble pas trouver là pour eux une concurrence bien gênante. Il y a même parfois d’étranges alliances, notamment sur le terrain de la « science des religions », où Burnouf en donna l’exemple ; peut-être ce fait s’explique-t-il tout simplement par la tendance antireligieuse et antitraditionnelle de cette prétendue science, tendance qui la met naturellement en rapports de sympathie et même d’affinité avec tous les éléments dissolvants qui, par d’autres moyens, poursuivent un travail parallèle et concordant. Pour qui ne veut pas s’en tenir aux apparences, il y aurait des observations fort curieuses et fort instructives à faire, là comme en d’autres domaines, sur le parti qu’il est possible de tirer parfois du désordre et de l’incohérence, ou de ce qui semble tel, en vue de la réalisation d’un plan bien défini, et à l’insu de tous ceux qui n’en sont que des instruments plus ou moins inconscients ; ce sont là, en quelque sorte, des moyens politiques, mais d’une politique un peu spéciale, et d’ailleurs, contrairement à ce que certains pourraient croire, la politique, même au sens plus étroit où on l’entend habituellement, n’est pas tout à fait étrangère aux choses que nous envisageons en ce moment.
Parmi les pseudo-doctrines qui exercent une influence néfaste sur des portions plus ou moins étendues de la mentalité occidentale, et qui, étant d’origine très récente, peuvent se ranger pour la plupart sous la dénomination commune de « néo-spiritualisme », il en est, comme l’occultisme et le spiritisme par exemple, dont nous ne dirons rien ici, car elles n’ont aucun point de contact avec les études orientales ; celle dont il s’agit plus précisément, et qui n’a d’ailleurs d’oriental que la forme extérieure sous laquelle elle se présente, est ce que nous appellerons le « théosophisme ». L’emploi de ce mot, malgré ce qu’il a d’inusité, se justifie suffisamment par le souci d’éviter les confusions ; il n’est pas possible, en effet, de se servir dans ce cas du mot de « théosophie », qui existe depuis fort longtemps pour désigner, parmi les spéculations occidentales, quelque chose de tout autre et de beaucoup plus respectable, dont l’origine doit être rapportée au moyen âge ; ici, il s’agit uniquement des conceptions qui appartiennent en propre à l’organisation contemporaine qui s’intitule « Société Théosophique », dont les membres sont des « théosophistes », expression qui est d’ailleurs d’un usage courant en anglais, et non point des « théosophes ». Nous ne pouvons ni ne voulons faire ici, même sommairement, l’historique, pourtant intéressant à certains égards, de cette « Société Théosophique », dont la fondatrice sut mettre en œuvre, grâce à l’influence singulière qu’elle exerçait sur son entourage, les connaissances assez variées qu’elle possédait, et qui font totalement défaut à ses successeurs ; sa prétendue doctrine, formée d’éléments empruntés aux sources les plus diverses, souvent de valeur douteuse, et rassemblés en un syncrétisme confus et peu cohérent, se présenta d’abord sous la forme d’un « Bouddhisme ésotérique » qui, comme nous l’avons déjà indiqué, est purement imaginaire ; elle a abouti à un soi-disant « Christianisme ésotérique » qui n’est pas moins fantaisiste. Née en Amérique, cette organisation, tout en se donnant comme internationale, est devenue purement anglaise par sa direction, à l’exception de quelques branches dissidentes d’assez faible importance ; malgré tous ses efforts, appuyés par certaines protections que lui assurent des considérations politiques que nous ne préciserons pas, elle n’a jamais pu recruter qu’un très petit nombre d’Hindous dévoyés, profondément méprisés de leurs compatriotes, mais dont les noms peuvent en imposer à l’ignorance européenne ; d’ailleurs, on croit assez généralement dans l’Inde que ce n’est là qu’une secte protestante d’un genre un peu particulier, assimilation que semblent justifier à la fois son personnel, ses procédés de propagande et ses tendances « moralistes », sans parler de son hostilité, tantôt sournoise et tantôt violente, contre toutes les institutions traditionnelles. Sous le rapport des productions intellectuelles, on a vu paraître surtout, depuis les indigestes compilations du début, une foule de récits fantastiques, dus à la « clairvoyance » spéciale qui s’obtient, paraît-il, par le « développement des pouvoirs latents de l’organisme humain » ; il y a eu aussi quelques traductions assez ridicules de textes sanskrits, accompagnées de commentaires et d’interprétations plus ridicules encore, et que l’on n’ose pas étaler trop publiquement dans l’Inde, où l’on répand de préférence les ouvrages qui dénaturent la doctrine chrétienne sous prétexte d’en exposer le prétendu sens caché : un secret comme celui-là, s’il existait vraiment dans le Christianisme, ne s’expliquerait guère et n’aurait aucune raison d’être valable, car il va sans dire que ce serait perdre sa peine que de chercher de profonds mystères dans toutes ces élucubrations « théosophistes ».
Ce qui caractérise à première vue le « théosophisme », c’est l’emploi d’une terminologie sanskrite assez compliquée, dont les mots sont souvent pris dans un sens très différent de celui qu’ils ont en réalité, ce qui n’a rien d’étonnant, dès lors qu’ils ne servent qu’à recouvrir des conceptions essentiellement occidentales, et aussi éloignées que possible des idées hindoues. Ainsi, pour donner un exemple, le mot karmaकर्म, qui signifie « action » comme nous l’avons déjà dit, est employé constamment dans le sens de « causalité », ce qui est plus qu’une inexactitude ; mais ce qui est plus grave encore, c’est que cette causalité est conçue d’une façon toute spéciale, et que, par une fausse interprétation de la théorie de l’apûrvaअपूर्व que nous avons exposée à propos de la Mîmânsâमीमांसा, on arrive à la travestir en une sanction morale. Nous nous sommes très suffisamment expliqué sur ce sujet pour qu’on se rende compte de toute la confusion de points de vue que suppose cette déformation, et encore, en la réduisant à l’essentiel, nous laissons de côté toutes les absurdités accessoires dont elle est entourée ; quoi qu’il en soit, elle montre combien le « théosophisme » est pénétré de cette sentimentalité qui est spéciale aux Occidentaux, et d’ailleurs, pour voir jusqu’où il pousse le « moralisme » et le pseudo-mysticisme, il n’y a qu’à ouvrir l’un quelconque des ouvrages où ses conceptions sont exprimées ; et même, quand on examine des ouvrages de plus en plus récents, on s’aperçoit que ces tendances vont en s’accentuant encore, peut-être parce que les chefs de l’organisation ont une mentalité toujours plus médiocre, mais peut-être aussi parce que cette orientation est vraiment celle qui répond le mieux au but qu’ils se proposent. La seule raison d’être de la terminologie sanskrite, dans le « théosophisme », c’est de donner à ce qui lui tient lieu de doctrine, car nous ne pouvons consentir à appeler cela une doctrine, une apparence propre à faire illusion aux Occidentaux et à séduire certains d’entre eux, qui aiment l’exotisme dans la forme, mais qui, pour le fond, sont très heureux de retrouver là des conceptions et des aspirations conformes aux leurs, et qui seraient fort incapables de comprendre quoi que ce soit à des doctrines authentiquement orientales ; cet état d’esprit, fréquent chez ce qu’on appelle les « gens du monde », est assez comparable à celui des philosophes qui éprouvent le besoin d’employer des mots extraordinaires et prétentieux pour exprimer des idées qui, en somme, ne diffèrent pas très profondément de celles du vulgaire.
Le « théosophisme » attache une importance considérable à l’idée d’« évolution », ce qui est très occidental et très moderne ; et, comme la plupart des branches du spiritisme, auquel il est quelque peu lié par ses origines, il associe cette idée à celle de « réincarnation ». Cette dernière conception semble avoir pris naissance chez certains rêveurs socialistes de la première moitié du xixe siècle, pour qui elle était destinée à expliquer l’inégalité des conditions sociales, particulièrement choquante à leurs yeux, bien qu’elle soit toute naturelle au fond et que, pour qui comprend le principe de l’institution des castes, fondée sur la différence des natures individuelles, la question ne se pose pas ; du reste, les théories de ce genre, comme celles de l’« évolutionnisme », n’expliquent rien véritablement, et, tout en reculant la difficulté, même indéfiniment si l’on veut, la laissent finalement subsister tout entière, si difficulté il y a ; et, s’il n’y en a pas, elles sont parfaitement inutiles. Pour ce qui est de la prétention de faire remonter la conception « réincarnationniste » à l’antiquité, elle ne repose sur rien, si ce n’est sur l’incompréhension de quelques expressions symboliques, d’où est née une grossière interprétation de la « métempsychose » pythagoricienne dans le sens d’une sorte de « transformisme » psychique ; c’est de la même façon qu’on a pu prendre pour des vies terrestres successives ce qui, non seulement dans les doctrines hindoues, mais dans le Bouddhisme même, est une série indéfinie de changements d’états d’un être, chaque état ayant ses conditions caractéristiques propres, différentes de celles des autres, et constituant pour l’être un cycle d’existence qu’il ne peut parcourir qu’une seule fois, et l’existence terrestre, ou même, plus généralement, corporelle, ne représentant qu’un état particulier parmi une indéfinité d’autres. La vraie théorie des états multiples de l’être est de la plus haute importance au point de vue métaphysique ; nous ne pouvons la développer ici, mais il nous est arrivé forcément d’y faire quelques allusions, notamment à propos de l’apûrvaअपूर्व et des « actions et réactions concordantes ». Quant au « réincarnationnisme », qui n’est qu’une inepte caricature de cette théorie, tous les Orientaux, sauf peut-être quelques ignorants plus ou moins occidentalisés dont l’opinion est sans aucune valeur, y sont unanimement opposés ; d’ailleurs, son absurdité métaphysique est très facilement démontrable, car admettre qu’un être peut passer plusieurs fois par le même état revient à supposer une limitation de la Possibilité universelle, c’est-à-dire à nier l’Infini, et cette négation est, en elle-même, contradictoire au suprême degré. Il convient de s’attacher tout spécialement à combattre l’idée de « réincarnation », d’abord parce qu’elle est absolument contraire à la vérité, comme nous venons de le faire voir en peu de mots, et ensuite pour une autre raison d’ordre plus contingent, qui est que cette idée, popularisée surtout par le spiritisme, la plus inintelligente de toutes les écoles « néo-spiritualistes », et en même temps la plus répandue, est une de celles qui contribuent le plus efficacement à ce détraquement mental que nous signalions au début du présent chapitre, et dont les victimes sont malheureusement beaucoup plus nombreuses que ne peuvent le penser ceux qui ne sont pas au courant de ces choses. Nous ne pouvons naturellement insister ici sur ce point de vue ; mais, d’un autre côté, il faut encore ajouter que, tandis que les spirites s’efforcent de démontrer la prétendue « réincarnation », de même que l’immortalité de l’âme, « scientifiquement », c’est-à-dire par la voie expérimentale, qui est bien incapable de donner le moindre résultat à cet égard, la plupart des « théosophistes » semblent y voir une sorte de dogme ou d’article de foi, qu’il faut admettre pour des motifs d’ordre sentimental, mais sans qu’il y ait lieu de chercher à en donner aucune preuve rationnelle ou sensible. Cela montre très nettement qu’il s’agit là de constituer une pseudo-religion, en concurrence avec les religions véritables de l’Occident, et surtout avec le Catholicisme, car, pour ce qui est du Protestantisme, il s’accommode fort bien de la multiplicité des sectes, qu’il engendre même spontanément par l’effet de son absence de principes doctrinaux ; cette pseudo-religion « théosophiste » a essayé de se donner une forme définie en prenant pour point central l’annonce de la venue imminente d’un « grand instructeur », présenté par ses prophètes comme le Messie futur et comme une « réincarnation » du Christ : parmi les transformations diverses du « théosophisme », celle-là, qui éclaire singulièrement sa conception du « Christianisme ésotérique », est la dernière en date, du moins jusqu’à ce jour, mais elle n’est pas la moins significative.