CHAPITRE V
Dernières observations

En parlant des interprétations occidentales, nous nous sommes tenu volontairement dans les généralités, autant que nous l’avons pu, afin d’éviter de soulever des questions de personnes, souvent irritantes, et d’ailleurs inutiles quand il s’agit uniquement d’un point de vue doctrinal, comme c’est le cas ici. Il est très curieux de voir combien les Occidentaux ont de peine, pour la plupart, à comprendre que les considérations de cet ordre ne prouvent absolument rien pour ou contre la valeur d’une conception quelconque ; cela montre bien à quel degré ils poussent l’individualisme intellectuel, ainsi que le sentimentalisme qui en est inséparable. En effet, on sait combien les détails biographiques les plus insignifiants tiennent de place dans ce qui devrait être l’histoire des idées, et combien est commune l’illusion qui consiste à croire que, quand on connaît un nom propre ou une date, on possède par là même une connaissance réelle ; et comment pourrait-il en être autrement, quand on apprécie plus les faits que les idées ? Quant aux idées elles-mêmes, lorsqu’on en est arrivé à les considérer simplement comme l’invention et la propriété de tel ou tel individu, et lorsque, de plus, on est influencé et même dominé par toutes sortes de préoccupations morales et sentimentales, il est tout naturel que l’appréciation de ces idées, qu’on n’envisage plus en elles-mêmes et pour elles-mêmes, soit affectée par ce qu’on sait du caractère et des actions de l’homme auquel on les attribue ; en d’autres termes, on reportera sur les idées la sympathie ou l’antipathie qu’on éprouve pour celui qui les a conçues, comme si leur vérité ou leur fausseté pouvait dépendre de semblables contingences. Dans ces conditions, on admettra peut-être encore, bien qu’avec quelque regret, qu’un individu parfaitement honorable ait pu formuler ou soutenir des idées plus ou moins absurdes ; mais ce à quoi on ne voudra jamais consentir, c’est qu’un autre individu qu’on juge méprisable ait eu néanmoins une valeur intellectuelle ou même artistique, du génie ou seulement du talent à un point de vue quelconque ; et pourtant les cas où il en est ainsi sont loin d’être rares. S’il est un préjugé sans fondement, c’est bien celui, cher aux partisans de l’« instruction obligatoire », d’après lequel le savoir réel serait inséparable de ce qu’on est convenu d’appeler la moralité. On ne voit pas du tout, logiquement, pourquoi un criminel devrait être nécessairement un sot ou un ignorant, ou pourquoi il serait impossible à un homme de se servir de son intelligence et de sa science pour nuire à ses semblables, ce qui arrive au contraire assez fréquemment ; on ne voit pas davantage comment la vérité d’une conception dépendrait de ce qu’elle a été émise par tel ou tel individu ; mais rien n’est moins logique que le sentiment, bien que certains psychologues aient cru pouvoir parler d’une « logique des sentiments ». Les prétendus arguments où l’on fait intervenir les questions de personnes sont donc tout à fait insignifiants ; qu’on s’en serve en politique, domaine où le sentiment joue un grand rôle, cela se comprend jusqu’à un certain point, encore qu’on en abuse souvent, et que ce soit faire peu d’honneur aux gens que de s’adresser ainsi exclusivement à leur sentimentalité ; mais qu’on introduise les mêmes procédés de discussion dans le domaine intellectuel, cela est véritablement inadmissible. Nous avons cru bon d’y insister un peu, parce que cette tendance est trop habituelle en Occident, et que, si nous n’expliquions nos intentions, certains pourraient même être tentés de nous reprocher, comme un manque de précision et de « références », une attitude qui, de notre part, est parfaitement voulue et réfléchie.

Nous pensons, du reste, avoir suffisamment répondu par avance à la plupart des objections et des critiques que l’on pourra nous adresser ; cela n’empêchera sans doute pas qu’on nous les fasse malgré tout, mais ceux qui les feront prouveront surtout par là leur propre incompréhension. Ainsi, on nous blâmera peut-être de ne pas nous soumettre à certaines méthodes réputées « scientifiques », ce qui serait pourtant de la dernière inconséquence, puisque ces méthodes, qui ne sont en vérité que « littéraires », sont celles-là mêmes dont nous avons entrepris de faire voir l’insuffisance, et que, pour des raisons de principe que nous avons exposées, nous estimons impossible et illégitime leur application aux choses dont il s’agit ici. Seulement, la manie des textes, des « sources » et de la bibliographie est tellement répandue de nos jours, elle prend tellement les allures d’un système, que beaucoup, surtout parmi les « spécialistes », éprouveront un véritable malaise à ne rien trouver de tel, ainsi qu’il arrive toujours, dans des cas analogues, à ceux qui subissent la tyrannie d’une habitude ; et, en même temps, ils ne comprendront que très difficilement, si même ils parviennent à la comprendre, et s’ils consentent à s’en donner la peine, la possibilité de se placer, comme nous le faisons, à un point de vue tout autre que celui de l’érudition, qui est le seul qu’ils aient jamais envisagé. Aussi n’est-ce pas à ces « spécialistes » que nous entendons nous adresser particulièrement, mais plutôt aux esprits moins étroits, plus dégagés de tout parti pris, et qui ne portent pas l’empreinte de cette déformation mentale qu’entraîne inévitablement l’usage exclusif de certaines méthodes, déformation qui est une véritable infirmité, et que nous avons nommée « myopie intellectuelle ». Ce serait mal nous comprendre que de prendre ceci pour un appel au « grand public », en la compétence duquel nous n’avons pas la moindre confiance, et, d’ailleurs, nous avons horreur de tout ce qui ressemble à de la « vulgarisation », pour des motifs que nous avons déjà indiqués ; mais nous ne commettons point la faute de confondre la vraie élite intellectuelle avec les érudits de profession, et la faculté de compréhension étendue vaut incomparablement plus, à nos yeux, que l’érudition, qui ne saurait lui être qu’un obstacle dès qu’elle devient une « spécialité », au lieu d’être, ainsi qu’il serait normal, un simple instrument au service de cette compréhension, c’est-à-dire de la connaissance pure et de la véritable intellectualité.

Pendant que nous en sommes à nous expliquer sur les critiques possibles, nous devons encore signaler, malgré son peu d’intérêt, un point de détail qui pourrait y prêter : nous n’avons pas cru nécessaire de nous astreindre à suivre, pour les termes sanskrits que nous avions à citer, la transcription bizarre et compliquée qui est ordinairement en usage parmi les orientalistes. L’alphabet sanskrit ayant beaucoup plus de caractères que les alphabets européens, on est naturellement forcé de représenter plusieurs lettres distinctes par une seule et même lettre, dont le son est voisin à la fois de celui des unes et des autres, bien qu’avec des différences très appréciables, mais qui échappent aux ressources de prononciation fort restreintes dont disposent les langues occidentales. Aucune transcription ne peut donc être vraiment exacte, et le mieux serait assurément de s’en abstenir ; mais, outre qu’il est à peu près impossible d’avoir, pour un ouvrage imprimé en Europe, des caractères sanskrits de forme correcte, la lecture de ces caractères serait une difficulté tout à fait inutile pour ceux qui ne les connaissent pas, et qui ne sont pas pour cela moins aptes que d’autres à comprendre les doctrines hindoues ; d’ailleurs, il y a même des « spécialistes » qui, si invraisemblable que cela paraisse, ne savent guère se servir que de transcriptions pour lire les textes sanskrits, et il existe des éditions faites sous cette forme à leur intention. Sans doute, il est possible de remédier dans une certaine mesure, au moyen de quelques artifices, à l’ambiguïté orthographique qui résulte du trop petit nombre de lettres dont se compose l’alphabet latin ; c’est précisément ce qu’ont voulu faire les orientalistes, mais le mode de transcription auquel ils se sont arrêtés est loin d’être le meilleur possible, car il implique des conventions beaucoup trop arbitraires, et, si la chose eût été ici de quelque importance, il n’aurait pas été bien difficile d’en trouver un autre qui fût préférable, défigurant moins les mots et se rapprochant davantage de leur prononciation réelle. Cependant, comme ceux qui ont quelque connaissance du sanskrit ne doivent avoir aucune difficulté à rétablir l’orthographe exacte, et que les autres n’en ont nullement besoin pour la compréhension des idées, qui seule importe vraiment au fond, nous avons pensé qu’il n’y avait pas de sérieux inconvénients à nous dispenser de tout artifice d’écriture et de toute complication typographique, et que nous pouvions nous borner à adopter la transcription qui nous paraissait à la fois la plus simple et la plus conforme à la prononciation, et à renvoyer aux ouvrages spéciaux ceux que les détails relatifs à ces choses intéresseraient particulièrement. Quoi qu’il en soit, nous devions du moins cette explication aux esprits analytiques, toujours prompts à la chicane, comme une des rares concessions qu’il nous fût possible de faire à leurs habitudes mentales, concession voulue par la politesse dont on doit toujours user à l’égard des gens de bonne foi, non moins que par notre désir d’écarter tous les malentendus qui ne porteraient que sur des points secondaires et sur des questions accessoires, et qui ne proviendraient pas strictement de la différence irréductible des points de vue de nos contradicteurs éventuels et des nôtres ; pour ceux qui tiendraient à cette dernière cause, nous n’y pouvons rien, n’ayant malheureusement aucun moyen de fournir à autrui les possibilités de compréhension qui lui font défaut. Cela étant dit, nous pouvons maintenant tirer de notre étude les quelques conclusions qui s’imposent pour en préciser la portée encore mieux que nous ne l’avons fait jusqu’ici, conclusions dans lesquelles les questions d’érudition n’auront pas la moindre part, comme il est aisé de le prévoir, mais où nous indiquerons, sans nous départir d’ailleurs d’une certaine réserve qui est indispensable à plus d’un égard, le bénéfice effectif qui doit résulter essentiellement d’une connaissance vraie et profonde des doctrines orientales.