CHAPITRE III
La superstition de la vie

Les Occidentaux reprochent souvent aux civilisations orientales, entre autres choses, leur caractère de fixité et de stabilité, qui leur apparaît comme la négation du progrès, et qui l’est bien en effet, nous le leur accordons volontiers ; mais, pour voir là un défaut, il faut croire au progrès. Pour nous, ce caractère indique que ces civilisations participent de l’immutabilité des principes sur lesquels elles s’appuient, et c’est là un des aspects essentiels de l’idée de tradition ; c’est parce que la civilisation moderne manque de principe qu’elle est éminemment changeante. Il ne faudrait pas croire, d’ailleurs, que la stabilité dont nous parlons va jusqu’à exclure toute modification, ce qui serait exagéré ; mais elle réduit la modification à n’être jamais qu’une adaptation aux circonstances, par laquelle les principes ne sont aucunement affectés, et qui peut au contraire s’en déduire strictement, pour peu qu’on les envisage non en soi, mais en vue d’une application déterminée ; et c’est pourquoi il existe, outre la métaphysique qui cependant se suffit à elle-même en tant que connaissance des principes, toutes les « sciences traditionnelles » qui embrassent l’ordre des existences contingentes, y compris les institutions sociales. Il ne faudrait pas non plus confondre immutabilité avec immobilité ; les méprises de ce genre sont fréquentes chez les Occidentaux, parce qu’ils sont généralement incapables de séparer la conception de l’imagination, et parce que leur esprit ne peut se dégager des représentations sensibles ; cela se voit très nettement chez des philosophes tels que Kant, qui ne peuvent pourtant pas être rangés parmi les « sensualistes ». L’immuable, ce n’est pas ce qui est contraire au changement, mais ce qui lui est supérieur, de même que le « supra-rationnel » n’est pas l’« irrationnel » ; il faut se défier de la tendance à arranger les choses en oppositions et en antithèses artificielles, par une interprétation à la fois « simpliste » et systématique, qui procède surtout de l’incapacité d’aller plus loin et de résoudre les contrastes apparents dans l’unité harmonique d’une véritable synthèse. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a bien réellement, sous le rapport que nous envisageons ici comme sous beaucoup d’autres, une certaine opposition entre l’Orient et l’Occident, du moins dans l’état actuel des choses : il y a divergence, mais, qu’on ne l’oublie pas, cette divergence est unilatérale et non symétrique, elle est comme celle d’un rameau qui se sépare du tronc ; c’est la civilisation occidentale seule qui, en marchant dans le sens qu’elle a suivi au cours des derniers siècles, s’est éloignée des civilisations orientales au point que, entre celle-là et celles-ci, il semble n’y avoir pour ainsi dire plus aucun élément commun, aucun terme de comparaison, aucun terrain d’entente et de conciliation.

L’Occidental, mais spécialement l’Occidental moderne (c’est toujours de celui-là que nous voulons parler), apparaît comme essentiellement changeant et inconstant, comme voué au mouvement sans arrêt et à l’agitation incessante, et n’aspirant d’ailleurs point à en sortir ; son état est, en somme, celui d’un être qui ne peut parvenir à trouver son équilibre, mais qui, ne le pouvant pas, refuse d’admettre que la chose soit possible en elle-même ou simplement souhaitable, et va jusqu’à tirer vanité de son impuissance. Ce changement où il est enfermé et dans lequel il se complaît, dont il n’exige point qu’il le mène à un but quelconque, parce qu’il en est arrivé à l’aimer pour lui-même, c’est là, au fond, ce qu’il appelle « progrès », comme s’il suffisait de marcher dans n’importe quelle direction pour avancer sûrement ; mais avancer vers quoi, il ne songe même pas à se le demander ; et la dispersion dans la multiplicité qui est l’inévitable conséquence de ce changement sans principe et sans but, et même sa seule conséquence dont la réalité ne puisse être contestée, il l’appelle « enrichissement » : encore un mot qui, par le grossier matérialisme de l’image qu’il évoque, est tout à fait typique et représentatif de la mentalité moderne. Le besoin d’activité extérieure porté à un tel degré, le goût de l’effort pour l’effort, indépendamment des résultats qu’on peut en obtenir, cela n’est point naturel à l’homme, du moins à l’homme normal, suivant l’idée qu’on s’en était faite partout et toujours ; mais cela est devenu en quelque façon naturel à l’Occidental, peut-être par un effet de cette habitude qu’Aristote dit être comme une seconde nature, mais surtout par l’atrophie des facultés supérieures de l’être, nécessairement corrélative du développement intensif des éléments inférieurs : celui qui n’a aucun moyen de se soustraire à l’agitation peut seul s’y satisfaire, de la même manière que celui dont l’intelligence est bornée à l’activité rationnelle trouve celle-ci admirable et sublime ; pour être pleinement à l’aise dans une sphère fermée, quelle qu’elle soit, il ne faut pas concevoir qu’il puisse y avoir quelque chose au delà. Les aspirations de l’Occidental, seul entre tous les hommes (nous ne parlons pas des sauvages, sur lesquels il est d’ailleurs bien difficile de savoir au juste à quoi s’en tenir), sont d’ordinaire strictement limitées au monde sensible et à ses dépendances, parmi lesquelles nous comprenons tout l’ordre sentimental et une bonne partie de l’ordre rationnel ; assurément, il y a de louables exceptions, mais nous ne pouvons envisager ici que la mentalité générale et commune, celle qui est vraiment caractéristique du lieu et de l’époque.

Il faut encore noter, dans l’ordre intellectuel même, ou plutôt dans ce qui en subsiste, un phénomène étrange qui n’est qu’un cas particulier de l’état d’esprit que nous venons de décrire : c’est la passion de la recherche prise pour une fin en elle-même, sans aucun souci de la voir aboutir à une solution quelconque ; tandis que les autres hommes cherchent pour trouver et pour savoir, l’Occidental de nos jours cherche pour chercher ; la parole évangélique, Quærite et invenietis, est pour lui lettre morte, dans toute la force de cette expression, puisqu’il appelle précisément « mort » tout ce qui constitue un aboutissement définitif, comme il nomme « vie » ce qui n’est qu’agitation stérile. Le goût maladif de la recherche, véritable « inquiétude mentale » sans terme et sans issue, se manifeste tout particulièrement dans la philosophie moderne, dont la plus grande partie ne représente qu’une série de problèmes tout artificiels, qui n’existent que parce qu’ils sont mal posés, qui ne naissent et ne subsistent que par des équivoques soigneusement entretenues ; problèmes insolubles à la vérité, étant donnée la façon dont on les formule, mais qu’on ne tient point à résoudre, et dont toute la raison d’être consiste à alimenter indéfiniment des controverses et des discussions qui ne conduisent à rien, qui ne doivent conduire à rien. Substituer ainsi la recherche à la connaissance (et nous avons déjà signalé, à cet égard, l’abus si remarquable des « théories de la connaissance »), c’est tout simplement renoncer à l’objet propre de l’intelligence, et l’on comprend bien que, dans ces conditions, certains en soient arrivés finalement à supprimer la notion même de la vérité, car la vérité ne peut être conçue que comme le terme que l’on doit atteindre, et ceux-là ne veulent point de terme à leur recherche ; cela ne saurait donc être chose intellectuelle, même en prenant l’intelligence dans son acception la plus étendue, non la plus haute et la plus pure ; et, si nous avons pu parler de « passion de la recherche », c’est qu’il s’agit bien, en effet, d’une invasion de la sentimentalité dans des domaines auxquels elle devrait demeurer étrangère. Nous ne protestons pas, bien entendu, contre l’existence même de la sentimentalité, qui est un fait naturel, mais seulement contre son extension anormale et illégitime ; il faut savoir mettre chaque chose à sa place et l’y laisser, mais, pour cela, il faut une compréhension de l’ordre universel qui échappe au monde occidental, où le désordre fait loi ; dénoncer le sentimentalisme, ce n’est point nier la sentimentalité, pas plus que dénoncer le rationalisme ne revient à nier la raison ; sentimentalisme et rationalisme ne représentent pareillement que des abus, encore qu’ils apparaissent à l’Occident moderne comme les deux termes d’une alternative dont il est incapable de sortir.

Nous avons déjà dit que le sentiment est extrêmement proche du monde matériel ; ce n’est pas pour rien que le langage unit étroitement le sensible et le sentimental, et, s’il ne faut pas aller jusqu’à les confondre, ce ne sont que deux modalités d’un seul et même ordre de choses. L’esprit moderne est presque uniquement tourné vers l’extérieur, vers le domaine sensible ; le sentiment lui paraît intérieur, et il veut souvent l’opposer sous ce rapport à la sensation ; mais cela est bien relatif, et la vérité est que l’« introspection » du psychologue ne saisit elle-même que des phénomènes, c’est-à-dire des modifications extérieures et superficielles de l’être ; il n’est de vraiment intérieur et profond que la partie supérieure de l’intelligence. Cela paraîtra étonnant à ceux qui, comme les intuitionnistes contemporains, ne connaissant de l’intelligence que la partie inférieure, représentée par les facultés sensibles et par la raison en tant qu’elle s’applique aux objets sensibles, la croient plus extérieure que le sentiment ; mais, au regard de l’intellectualisme transcendant des Orientaux, rationalisme et intuitionnisme se tiennent sur un même plan et s’arrêtent également à l’extérieur de l’être, en dépit des illusions par lesquelles l’une ou l’autre de ces conceptions croit saisir quelque chose de sa nature intime. Au fond, il ne s’agit jamais, dans tout cela, d’aller au delà des choses sensibles ; le différend ne porte que sur les procédés à mettre en œuvre pour atteindre ces choses, sur la manière dont il convient de les envisager, sur celui de leurs divers aspects qu’il importe de mettre le plus en évidence : nous pourrions dire que les uns préfèrent insister sur le côté « matière », les autres sur le côté « vie ». Ce sont là, en effet, les limitations dont la pensée occidentale ne peut s’affranchir : les Grecs étaient incapables de se libérer de la forme ; les modernes semblent surtout inaptes à se dégager de la matière, et, quand ils essaient de le faire, ils ne peuvent en tout cas sortir du domaine de la vie. Tout cela, la vie autant que la matière et plus encore que la forme, ce ne sont que des conditions d’existence spéciales au monde sensible ; tout cela est donc sur un même plan, comme nous le disions tout à l’heure. L’Occident moderne, sauf des cas exceptionnels, prend le monde sensible pour unique objet de connaissance ; qu’il s’attache de préférence à l’une ou à l’autre des conditions de ce monde, qu’il l’étudie sous tel ou tel point de vue, en le parcourant dans n’importe quel sens, le domaine où s’exerce son activité mentale n’en demeure pas moins toujours le même ; si ce domaine semble s’étendre plus ou moins, cela ne va jamais bien loin, lorsque ce n’est pas purement illusoire. Il y a d’ailleurs, à côté du monde sensible, divers prolongements qui appartiennent encore au même degré de l’existence universelle ; suivant que l’on considère telle ou telle condition, parmi celles qui définissent ce monde, on pourra atteindre parfois l’un ou l’autre de ces prolongements, mais on n’en restera pas moins enfermé dans un domaine spécial et déterminé. Quand Bergson dit que l’intelligence a la matière pour objet naturel, il a tort d’appeler intelligence ce dont il veut parler, et il le fait parce que ce qui est vraiment intellectuel lui est inconnu ; mais il a raison au fond s’il vise seulement, sous cette dénomination fautive, la partie la plus inférieure de l’intelligence, ou plus précisément l’usage qui en est fait communément dans l’Occident actuel. Quant à lui, c’est bien à la vie qu’il s’attache essentiellement : on sait le rôle que joue l’« élan vital » dans ses théories, et le sens qu’il donne à ce qu’il appelle la perception de la « durée pure » ; mais la vie, quelle que soit la « valeur » qu’on lui attribue, n’en est pas moins indissolublement liée à la matière, et c’est toujours le même monde qui est envisagé, ici suivant une conception « organiciste » ou « vitaliste », ailleurs suivant une conception « mécaniste ». Seulement, quand on donne la prépondérance à l’élément vital sur l’élément matériel dans la constitution de ce monde, il est naturel que le sentiment prenne le pas sur la soi-disant intelligence ; les intuitionnistes avec leur « torsion d’esprit », les pragmatistes avec leur « expérience intérieure », font tout simplement appel aux puissances obscures de l’instinct et du sentiment, qu’ils prennent pour le fond même de l’être, et, quand ils vont jusqu’au bout de leur pensée ou plutôt de leur tendance, ils en arrivent, comme William James, à proclamer finalement la suprématie du « subconscient », par la plus incroyable subversion de l’ordre naturel que l’histoire des idées ait jamais eu à enregistrer.

La vie, considérée en elle-même, est toujours changement, modification incessante ; il est donc compréhensible qu’elle exerce une telle fascination sur l’esprit de la civilisation moderne, dont le changement est aussi le caractère le plus frappant, celui qui apparaît à première vue, même si l’on s’en tient à un examen tout à fait superficiel. Quand on se trouve ainsi enfermé dans la vie et dans les conceptions qui s’y rapportent directement, on ne peut rien connaître de ce qui échappe au changement, de l’ordre transcendant et immuable qui est celui des principes universels ; il ne saurait donc plus y avoir aucune connaissance métaphysique possible, et nous sommes toujours ramené à cette constatation, comme conséquence inéluctable de chacune des caractéristiques de l’Occident actuel. Nous disons ici changement plutôt que mouvement, parce que le premier de ces deux termes est plus étendu que le second : le mouvement n’est que la modalité physique ou mieux mécanique du changement, et il est des conceptions qui envisagent d’autres modalités irréductibles à celle-là, qui leur réservent même le caractère plus proprement « vital », à l’exclusion du mouvement entendu au sens ordinaire, c’est-à-dire comme un simple changement de situation. Là encore, il ne faudrait pas exagérer certaines oppositions, qui ne sont telles que d’un point de vue plus ou moins borné : ainsi, une théorie mécaniste est, par définition, une théorie qui prétend tout expliquer par la matière et le mouvement ; mais, en donnant à l’idée de vie toute l’extension dont elle est susceptible, on pourrait y faire rentrer le mouvement lui-même, et l’on s’apercevrait alors que les théories soi-disant opposées ou antagonistes sont, au fond, beaucoup plus équivalentes que ne veulent l’admettre leurs partisans respectifs(1) ; il n’y a guère, de part et d’autre, qu’un peu plus ou un peu moins d’étroitesse de vues. Quoi qu’il en soit, une conception qui se présente comme une « philosophie de la vie » est nécessairement, par là même, une « philosophie du devenir » ; nous voulons dire qu’elle est enfermée dans le devenir et n’en peut sortir (devenir et changement étant synonymes), ce qui l’amène à placer toute réalité dans ce devenir, à nier qu’il y ait quoi que ce soit en dehors ou au delà, puisque l’esprit systématique est ainsi fait qu’il s’imagine inclure dans ses formules la totalité de l’Univers ; c’est encore là une négation formelle de la métaphysique. Tel est, notamment, l’évolutionnisme sous toutes ses formes, depuis les conceptions les plus mécanistes, y compris le grossier « transformisme », jusqu’à des théories du genre de celles de Bergson ; rien d’autre que le devenir ne saurait y trouver place, et encore n’en envisage-t-on, à vrai dire, qu’une portion plus ou moins restreinte. L’évolution, ce n’est en somme que le changement, plus une illusion portant sur le sens et la qualité de ce changement ; évolution et progrès sont une seule et même chose, aux complications près, mais on préfère souvent aujourd’hui le premier de ces deux mots parce qu’on lui trouve une allure plus « scientifique » ; l’évolutionnisme est comme un produit de ces deux grandes superstitions modernes, celle de la science et celle de la vie, et ce qui fait son succès, c’est précisément que le rationalisme et le sentimentalisme y trouvent l’un et l’autre leur satisfaction ; les proportions variables dans lesquelles se combinent ces deux tendances sont pour beaucoup dans la diversité des formes que revêt cette théorie. Les évolutionnistes mettent le changement partout, et jusqu’en Dieu même lorsqu’ils l’admettent : c’est ainsi que Bergson se représente Dieu comme « un centre d’où les mondes jailliraient, et qui n’est pas une chose, mais une continuité de jaillissement » ; et il ajoute expressément : « Dieu, ainsi défini, n’a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté »(2). Ce sont donc bien ces idées de vie et d’action qui constituent, chez nos contemporains, une véritable hantise, et qui se transportent ici dans un domaine qui voudrait être spéculatif ; en fait, c’est la suppression de la spéculation au profit de l’action qui envahit et absorbe tout. Cette conception d’un Dieu en devenir, qui n’est qu’immanent et non transcendant, celle aussi (qui revient au même) d’une vérité qui se fait, qui n’est qu’une sorte de limite idéale, sans rien d’actuellement réalisé, ne sont point exceptionnelles dans la pensée moderne ; les pragmatistes, qui ont adopté l’idée d’un Dieu limité pour des motifs surtout « moralistes », n’en sont pas les premiers inventeurs, car ce qui est censé évoluer doit être forcément conçu comme limité. Le pragmatisme, par sa dénomination même, se pose avant tout en « philosophie de l’action » ; son postulat plus ou moins avoué, c’est que l’homme n’a que des besoins d’ordre pratique, besoins à la fois matériels et sentimentaux ; c’est donc l’abolition de l’intellectualité ; mais, s’il en est ainsi, pourquoi vouloir encore faire des théories ? Cela se comprend assez mal ; et, comme le scepticisme dont il ne diffère qu’à l’égard de l’action, le pragmatisme, s’il voulait être conséquent avec lui-même, devrait se borner à une simple attitude mentale, qu’il ne peut même chercher à justifier logiquement sans se donner un démenti ; mais il est sans doute bien difficile de se maintenir strictement dans une telle réserve. L’homme, si déchu qu’il soit intellectuellement, ne peut s’empêcher tout au moins de raisonner, ne serait-ce que pour nier la raison ; les pragmatistes, d’ailleurs, ne la nient pas comme les sceptiques, mais ils veulent la réduire à un usage purement pratique ; venant après ceux qui ont voulu réduire toute l’intelligence à la raison, mais sans refuser à celle-ci un usage théorique, c’est un degré de plus dans l’abaissement. Il est même un point sur lequel la négation des pragmatistes va plus loin que celle des purs sceptiques : ceux-ci ne contestent pas que la vérité existe en dehors de nous, mais seulement que nous puissions l’atteindre ; les pragmatistes, à l’imitation de quelques sophistes grecs (qui du moins ne se prenaient probablement pas au sérieux), vont jusqu’à supprimer la vérité même.

Vie et action sont étroitement solidaires ; le domaine de l’une est aussi celui de l’autre, et c’est dans ce domaine limité que se tient toute la civilisation occidentale, aujourd’hui plus que jamais. Nous avons dit ailleurs comment les Orientaux envisagent la limitation de l’action et de ses conséquences, comment ils opposent sous ce rapport la connaissance à l’action : la théorie extrême-orientale du « non-agir », la théorie hindoue de la « délivrance », ce sont là des choses inaccessibles à la mentalité occidentale ordinaire, pour laquelle il est inconcevable qu’on puisse songer à se libérer de l’action, et encore bien plus qu’on puisse effectivement y parvenir. Encore l’action n’est-elle communément envisagée que sous ses formes les plus extérieures, celles qui correspondent proprement au mouvement physique : de là ce besoin croissant de vitesse, cette trépidation fébrile, qui sont si particuliers à la vie contemporaine ; agir pour le plaisir d’agir, cela ne peut s’appeler qu’agitation, car il y a dans l’action même certains degrés à observer et certaines distinctions à faire. Rien ne serait plus facile que de montrer combien cela est incompatible avec tout ce qui est réflexion et concentration, donc avec les moyens essentiels de toute véritable connaissance ; c’est vraiment le triomphe de la dispersion, dans l’extériorisation la plus complète qui se puisse concevoir ; c’est la ruine définitive du reste d’intellectualité qui pouvait subsister encore, si rien ne vient réagir à temps contre ces funestes tendances. Heureusement, l’excès du mal peut amener une réaction, et les dangers même physiques qui sont inhérents à un développement aussi anormal peuvent finir par inspirer une crainte salutaire ; du reste, par là même que le domaine de l’action ne comporte que des possibilités fort restreintes, quelles que soient les apparences, il n’est pas possible que ce développement se poursuive indéfiniment, et, par la force des choses, un changement de direction s’imposera tôt ou tard. Mais, pour le moment, nous n’en sommes pas à envisager les possibilités d’un avenir peut-être lointain ; ce que nous considérons, c’est l’état actuel de l’Occident, et tout ce que nous en voyons confirme bien que progrès matériel et décadence intellectuelle se tiennent et s’accompagnent ; nous ne voulons pas décider lequel des deux est la cause ou l’effet de l’autre, d’autant plus qu’il s’agit en somme d’un ensemble complexe où les relations des divers éléments sont parfois réciproques et alternatives. Sans chercher à remonter aux origines du monde moderne et à la façon dont sa mentalité propre a pu se constituer, ce qui serait nécessaire pour résoudre entièrement la question, nous pouvons dire ceci : il a fallu déjà une dépréciation et un amoindrissement de l’intellectualité pour que le progrès matériel arrive à prendre une importance assez grande pour franchir certaines limites ; mais, une fois ce mouvement commencé, la préoccupation du progrès matériel absorbant peu à peu toutes les facultés de l’homme, l’intellectualité va encore en s’affaiblissant graduellement, jusqu’au point où nous la voyons aujourd’hui, et peut-être plus encore, quoique cela paraisse assurément difficile. Par contre, l’expansion de la sentimentalité n’est nullement incompatible avec le progrès matériel, parce que ce sont là, au fond, des choses qui sont presque du même ordre ; on nous excusera d’y revenir si souvent, car cela est indispensable pour comprendre ce qui se passe autour de nous. Cette expansion de la sentimentalité, se produisant corrélativement à la régression de l’intellectualité, sera d’autant plus excessive et plus désordonnée qu’elle ne rencontrera rien qui puisse la contenir ou la diriger efficacement, car ce rôle ne saurait être joué par le « scientisme », qui, nous l’avons vu, est loin d’être lui-même indemne de la contagion sentimentale, et qui n’a plus qu’une fausse apparence d’intellectualité.

Un des symptômes les plus remarquables de la prépondérance acquise par le sentimentalisme, c’est ce que nous appelons le « moralisme », c’est-à-dire la tendance nettement marquée à tout rapporter à des préoccupations d’ordre moral, ou du moins à y subordonner tout le reste, et particulièrement ce qui est regardé comme étant du domaine de l’intelligence. La morale, par elle-même, est chose essentiellement sentimentale ; elle représente un point de vue aussi relatif et contingent que possible, et qui, d’ailleurs, a toujours été propre à l’Occident ; mais le « moralisme » proprement dit est une exagération de ce point de vue, qui ne s’est produite qu’à une date assez récente. La morale, quelle que soit la base qu’on lui donne, et quelle que soit aussi l’importance qu’on lui attribue, n’est et ne peut être qu’une règle d’action ; pour des hommes qui ne s’intéressent plus qu’à l’action, il est évident qu’elle doit jouer un rôle capital, et ils s’y attachent d’autant plus que les considérations de cet ordre peuvent donner l’illusion de la pensée dans une période de décadence intellectuelle ; c’est là ce qui explique la naissance du « moralisme ». Un phénomène analogue s’était déjà produit vers la fin de la civilisation grecque, mais sans atteindre, à ce qu’il semble, les proportions qu’il a prises de notre temps ; en fait, à partir de Kant, presque toute la philosophie moderne est pénétrée de « moralisme », ce qui revient à dire qu’elle donne le pas à la pratique sur la spéculation, cette pratique étant d’ailleurs envisagée sous un angle spécial ; cette tendance arrive à son entier développement avec ces philosophies de la vie et de l’action dont nous avons parlé. D’autre part, nous avons signalé l’obsession, jusque chez les matérialistes les plus avérés, de ce qu’on appelle la « morale scientifique », ce qui représente exactement la même tendance ; qu’on la dise scientifique ou philosophique, suivant les goûts de chacun, ce n’est jamais qu’une expression du sentimentalisme, et cette expression ne varie même pas d’une façon très appréciable. Il y a en effet ceci de curieux, que les conceptions morales, dans un milieu social donné, se ressemblent toutes extraordinairement, tout en prétendant se fonder sur des considérations différentes et même parfois contraires ; c’est ce qui montre bien le caractère artificiel des théories par lesquelles chacun s’efforce de justifier des règles pratiques qui sont toujours celles que l’on observe communément autour de lui. Ces théories, en somme, représentent simplement les préférences particulières de ceux qui les formulent ou qui les adoptent ; souvent aussi, un intérêt de parti n’y est point étranger : nous n’en voulons pour preuve que la façon dont la « morale laïque » (scientifique ou philosophique, peu importe) est mise en opposition avec la morale religieuse. Du reste, le point de vue moral ayant une raison d’être exclusivement sociale, l’intrusion de la politique en pareil domaine n’a rien dont on doive s’étonner outre mesure ; cela est peut-être moins choquant que l’utilisation, pour des fins similaires, de théories que l’on prétend purement scientifiques ; mais, après tout, l’esprit « scientiste » lui-même n’a-t-il pas été créé pour servir les intérêts d’une certaine politique ? Nous doutons fort que la plupart des partisans de l’évolutionnisme soient libres de toute arrière-pensée de ce genre ; et, pour prendre un autre exemple, la soi-disant « science des religions » ressemble bien plus à un instrument de polémique qu’à une science sérieuse ; ce sont là de ces cas auxquels nous avons fait allusion plus haut, et où le rationalisme est surtout un masque du sentimentalisme.

Ce n’est pas seulement chez les « scientistes » et chez les philosophes que l’on peut remarquer l’envahissement du « moralisme » ; il faut noter aussi, à cet égard, la dégénérescence de l’idée religieuse, telle qu’on la constate dans les innombrables sectes issues du protestantisme. Ce sont là les seules formes religieuses qui soient spécifiquement modernes, et elles se caractérisent par une réduction progressive de l’élément doctrinal au profit de l’élément moral ou sentimental ; ce phénomène est un cas particulier de l’amoindrissement général de l’intellectualité, et ce n’est pas par une coïncidence fortuite que l’époque de la Réforme est la même que celle de la Renaissance, c’est-à-dire précisément le début de la période moderne. Dans certaines branches du protestantisme actuel, la doctrine est arrivée à se dissoudre complètement, et, comme le culte, parallèlement, s’est réduit à peu près à rien, l’élément moral subsiste seul finalement : le « protestantisme libéral » n’est plus qu’un « moralisme » à étiquette religieuse ; on ne peut pas dire que ce soit encore une religion au sens strict de ce mot, puisque, sur les trois éléments qui entrent dans la définition de la religion, il n’en reste plus qu’un seul. À cette limite, ce serait plutôt une sorte de pensée philosophique spéciale ; du reste, ses représentants s’entendent généralement assez bien avec les partisans de la « morale laïque », dite aussi « indépendante », et il leur arrive même parfois de se solidariser ouvertement avec eux, ce qui montre qu’ils ont conscience de leurs affinités réelles. Pour désigner des choses de ce genre, nous employons volontiers le mot de « pseudo-religion » ; et nous appliquons aussi ce même mot à toutes les sectes « néo-spiritualistes », qui naissent et prospèrent surtout dans les pays protestants, parce que le « néo-spiritualisme » et le « protestantisme libéral » procèdent des mêmes tendances et du même état d’esprit : à la religion se substitue, par la suppression de l’élément intellectuel (ou son absence s’il s’agit de créations nouvelles), la religiosité, c’est-à-dire une simple aspiration sentimentale plus ou moins vague et inconsistante ; et cette religiosité est à la religion à peu près ce que l’ombre est au corps. On peut reconnaître ici l’« expérience religieuse » de William James (qui se complique de l’appel au « subconscient »), et aussi la « vie intérieure » au sens que lui donnent les modernistes, car le modernisme ne fut pas autre chose qu’une tentative faite pour introduire dans le catholicisme même la mentalité dont il s’agit, tentative qui se brisa contre la force de l’esprit traditionnel dont le catholicisme, dans l’Occident moderne, est apparemment l’unique refuge, à part les exceptions individuelles qui peuvent toujours exister en dehors de toute organisation.

C’est chez les peuples anglo-saxons que le « moralisme » sévit avec le maximum d’intensité, et c’est là aussi que le goût de l’action s’affirme sous les formes les plus extrêmes et les plus brutales ; ces deux choses sont donc bien liées l’une à l’autre comme nous l’avons dit. Il y a une singulière ironie dans la conception courante qui représente les Anglais comme un peuple essentiellement attaché à la tradition, et ceux qui pensent ainsi confondent tout simplement tradition avec coutume. La facilité avec laquelle on abuse de certains mots est vraiment extraordinaire : il en est qui sont arrivés à appeler « traditions » des usages populaires, ou même des habitudes d’origine toute récente, sans portée et sans signification ; quant à nous, nous nous refusons à donner ce nom à ce qui n’est qu’un respect plus ou moins machinal de certaines formes extérieures, qui parfois ne sont plus que des « superstitions » au sens étymologique du mot ; la vraie tradition est dans l’esprit d’un peuple, d’une race ou d’une civilisation, et elle a des raisons d’être autrement profondes. L’esprit anglo-saxon est antitraditionnel en réalité, au moins autant que l’esprit français et l’esprit germanique, mais d’une manière peut-être un peu différente, car, en Allemagne, et en France dans une certaine mesure, c’est plutôt la tendance « scientiste » qui prédomine ; il importe peu d’ailleurs que ce soit le « moralisme » ou le « scientisme » qui prévaut, car, nous le répétons encore une fois, il serait artificiel de vouloir séparer entièrement ces deux tendances qui représentent les deux faces de l’esprit moderne, et qui se retrouvent dans des proportions diverses chez tous les peuples occidentaux. Il semble que la tendance « moraliste » l’emporte aujourd’hui assez généralement, tandis que la domination du « scientisme » était plus accentuée il y a peu d’années encore ; mais ce que l’une gagne n’est pas nécessairement perdu pour l’autre, puisqu’elles sont parfaitement conciliables, et, en dépit de toutes les fluctuations, la mentalité commune les associe assez étroitement : il y a place en elle, à la fois, pour toutes ces idoles dont nous parlions précédemment. Seulement, il y a comme une sorte de cristallisation d’éléments divers qui s’opère plutôt maintenant en prenant pour centre l’idée de « vie » et ce qui s’y rattache, comme elle s’opérait au xixe siècle autour de l’idée de « science », et au xviiie autour de celle de « raison » ; nous parlons ici d’idées, mais nous ferions mieux de parler simplement de mots, car c’est bien la fascination des mots qui s’exerce là dans toute son ampleur. Ce qu’on nomme parfois « idéologie », avec une nuance péjorative chez ceux qui n’en sont pas dupes (car il s’en rencontre encore quelques-uns malgré tout), ce n’est proprement que du verbalisme ; et, à ce propos, nous pouvons reprendre le mot de « superstition », avec le sens étymologique auquel nous faisions allusion tout à l’heure, et qui désigne une chose qui se survit à elle-même, alors qu’elle a perdu sa véritable raison d’être. En effet, l’unique raison d’être des mots, c’est d’exprimer des idées ; attribuer une valeur aux mots par eux-mêmes, indépendamment des idées, ne mettre même aucune idée sous ces mots, et se laisser influencer par leur seule sonorité, cela est vraiment de la superstition. Le « nominalisme », à ses divers degrés, est l’expression philosophique de cette négation de l’idée, à laquelle il prétend substituer le mot ou l’image ; confondant la conception avec la représentation sensible, il ne laisse réellement subsister que cette dernière ; et, sous une forme ou sous une autre, il est extrêmement répandu dans la philosophie moderne, alors qu’il n’était autrefois qu’une exception. Cela est très significatif ; et il faut encore ajouter que le nominalisme est presque toujours solidaire de l’empirisme, c’est-à-dire de la tendance à rapporter à l’expérience, et plus spécialement à l’expérience sensible, l’origine et le terme de toute connaissance : négation de tout ce qui est véritablement intellectuel, c’est toujours là ce que nous retrouvons, comme élément commun, au fond de toutes ces tendances et de toutes ces opinions, parce que c’est là, effectivement, la racine de toute déformation mentale, et que cette négation est impliquée, à titre de présupposition nécessaire, dans tout ce qui contribue à fausser les conceptions de l’Occident moderne.

Nous avons surtout, jusqu’ici, présenté une vue d’ensemble de l’état actuel du monde occidental envisagé sous le rapport mental ; c’est par là qu’il faut commencer, car c’est de là que dépend tout le reste, et il ne peut y avoir de changement important et durable qui ne porte d’abord sur la mentalité générale. Ceux qui soutiennent le contraire sont encore les victimes d’une illusion très moderne : ne voyant que les manifestations extérieures, ils prennent les effets pour les causes, et ils croient volontiers que ce qu’ils ne voient pas n’existe pas ; ce qu’on appelle « matérialisme historique », ou la tendance à tout ramener aux faits économiques, est un remarquable exemple de cette illusion. L’état des choses est devenu tel que les faits de cet ordre ont effectivement acquis, dans l’histoire contemporaine, une importance qu’ils n’avaient jamais eue dans le passé ; mais pourtant leur rôle n’est pas et ne pourra jamais être exclusif. Du reste, qu’on ne s’y trompe pas : les « dirigeants », connus ou inconnus, savent bien que, pour agir efficacement, il leur faut avant tout créer et entretenir des courants d’idées ou de pseudo-idées, et ils ne s’en font pas faute ; alors même que ces courants sont purement négatifs, ils n’en sont pas moins de nature mentale, et c’est dans l’esprit des hommes que doit d’abord germer ce qui se réalisera ensuite à l’extérieur ; même pour abolir l’intellectualité, il faut en premier lieu persuader les esprits de son inexistence et tourner leur activité dans une autre direction. Ce n’est pas que nous soyons de ceux qui prétendent que les idées mènent le monde directement ; c’est encore une formule dont on a beaucoup abusé, et la plupart de ceux qui l’emploient ne savent guère ce qu’est une idée, si même ils ne la confondent pas totalement avec le mot ; en d’autres termes, ce ne sont bien souvent que des « idéologues », et les pires rêveurs « moralistes » appartiennent précisément à cette catégorie : au nom des chimères qu’ils appellent « droit » et « justice », et qui n’ont rien à voir avec les idées vraies, ils ont exercé dans les événements récents une influence trop néfaste et dont les conséquences se font trop lourdement sentir pour qu’il soit nécessaire d’insister sur ce que nous voulons dire ; mais il n’y a pas que des naïfs en pareil cas, il y a aussi, comme toujours, ceux qui les mènent à leur insu, qui les exploitent et qui se servent d’eux en vue d’intérêts beaucoup plus positifs. Quoi qu’il en soit, comme nous sommes tenté de le redire à tout instant, ce qui importe avant tout, c’est de savoir mettre chaque chose à sa vraie place : l’idée pure n’a aucun rapport immédiat avec le domaine de l’action, et elle ne peut avoir sur l’extérieur l’influence directe qu’exerce le sentiment ; mais l’idée n’en est pas moins le principe, ce par quoi tout doit commencer, sous peine d’être dépourvu de toute base solide. Le sentiment, s’il n’est guidé et contrôlé par l’idée, n’engendre qu’erreur, désordre et obscurité ; il ne s’agit pas d’abolir le sentiment, mais de le maintenir dans ses bornes légitimes, et de même pour toutes les autres contingences. La restauration d’une véritable intellectualité, ne fût-ce que dans une élite restreinte, au moins au début, nous apparaît comme le seul moyen de mettre fin à la confusion mentale qui règne en Occident ; ce n’est que par là que peuvent être dissipées tant de vaines illusions qui encombrent l’esprit de nos contemporains, tant de superstitions autrement ridicules et dénuées de fondement que toutes celles dont se moquent à tort et à travers les gens qui veulent passer pour « éclairés » ; et ce n’est que par là aussi que l’on pourra trouver un terrain d’entente avec les peuples orientaux. En effet, tout ce que nous avons dit représente fidèlement, non seulement notre propre pensée, qui n’importe guère en elle-même, mais aussi, ce qui est bien plus digne de considération, le jugement que l’Orient porte sur l’Occident, lorsqu’il consent à s’en occuper autrement que pour opposer à son action envahissante cette résistance toute passive que l’Occident ne peut comprendre, parce qu’elle suppose une puissance intérieure dont il n’a pas l’équivalent, et contre laquelle nulle force brutale ne saurait prévaloir. Cette puissance est au delà de la vie, elle est supérieure à l’action et à tout ce qui passe, elle est étrangère au temps et est comme une participation de l’immutabilité suprême ; si l’Oriental peut subir patiemment la domination matérielle de l’Occident, c’est parce qu’il sait la relativité des choses transitoires, et c’est parce qu’il porte, au plus profond de son être, la conscience de l’éternité.