CHAPITRE IV
Terreurs chimériques
et dangers réels

Les Occidentaux, malgré la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur civilisation, sentent bien que leur domination sur le reste du monde est loin d’être assurée d’une manière définitive, qu’elle peut être à la merci d’événements qu’il leur est impossible de prévoir et à plus forte raison d’empêcher. Seulement, ce qu’ils ne veulent pas voir, c’est que la cause principale des dangers qui les menacent réside dans le caractère même de la civilisation européenne : tout ce qui ne s’appuie que sur l’ordre matériel, comme c’est le cas, ne saurait avoir qu’une réussite passagère ; le changement, qui est la loi de ce domaine essentiellement instable, peut avoir les pires conséquences à tous égards, et cela avec une rapidité d’autant plus foudroyante que la vitesse acquise est plus grande ; l’excès même du progrès matériel risque fort d’aboutir à quelque cataclysme. Que l’on songe à l’incessant perfectionnement des moyens de destruction, au rôle de plus en plus considérable qu’ils jouent dans les guerres modernes, aux perspectives peu rassurantes que certaines inventions ouvrent pour l’avenir, et l’on ne sera guère tenté de nier une telle possibilité ; du reste, les machines qui sont expressément destinées à tuer ne sont pas les seules dangereuses. Au point où les choses en sont arrivées dès maintenant, il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour se représenter l’Occident finissant par se détruire lui-même, soit dans une guerre gigantesque dont la dernière ne donne encore qu’une faible idée, soit par les effets imprévus de quelque produit qui, manipulé maladroitement, serait capable de faire sauter, non plus une usine ou une ville, mais tout un continent. Certes, il est encore permis d’espérer que l’Europe et même l’Amérique s’arrêteront dans cette voie et se ressaisiront avant d’en être venues à de telles extrémités ; de moindres catastrophes peuvent leur être d’utiles avertissements et, par la crainte qu’elles inspireront, provoquer l’arrêt de cette course vertigineuse qui ne peut mener qu’à un abîme. Cela est possible, surtout s’il s’y joint quelques déceptions sentimentales un peu trop fortes, propres à détruire dans la masse l’illusion du « progrès moral » ; le développement excessif du sentimentalisme pourrait donc contribuer aussi à ce résultat salutaire, et il le faut bien si l’Occident, livré à lui-même, ne doit trouver que dans sa propre mentalité les moyens d’une réaction qui deviendra nécessaire tôt ou tard. Tout cela, d’ailleurs, ne suffirait point pour imprimer à la civilisation occidentale, à ce moment même, une autre direction, et, comme l’équilibre n’est guère réalisable dans de telles conditions, il y aurait encore lieu de redouter un retour à la barbarie pure et simple, conséquence assez naturelle de la négation de l’intellectualité.

Quoi qu’il en soit de ces prévisions peut-être lointaines, les Occidentaux d’aujourd’hui en sont encore à se persuader que le progrès, ou ce qu’ils appellent ainsi, peut et doit être continu et indéfini ; s’illusionnant plus que jamais sur leur propre compte, ils se sont donné à eux-mêmes la mission de faire pénétrer ce progrès partout, en l’imposant au besoin par la force aux peuples qui ont le tort, impardonnable à leurs yeux, de ne pas l’accepter avec empressement. Cette fureur de propagande, à laquelle nous avons déjà fait allusion, est fort dangereuse pour tout le monde, mais surtout pour les Occidentaux eux-mêmes, qu’elle fait craindre et détester ; l’esprit de conquête n’avait jamais été poussé aussi loin, et surtout il ne s’était jamais déguisé sous ces dehors hypocrites qui sont le propre du « moralisme » moderne. L’Occident oublie, d’ailleurs, qu’il n’avait aucune existence historique à une époque où les civilisations orientales avaient déjà atteint leur plein développement(1) ; avec ses prétentions, il apparaît aux Orientaux comme un enfant qui, fier d’avoir acquis rapidement quelques connaissances rudimentaires, se croirait en possession du savoir total et voudrait l’enseigner à des vieillards remplis de sagesse et d’expérience. Ce ne serait là qu’un travers assez inoffensif, et dont il n’y aurait qu’à sourire, si les Occidentaux n’avaient à leur disposition la force brutale ; mais l’emploi qu’ils font de celle-ci change entièrement la face des choses, car c’est là qu’est le véritable danger pour ceux qui, bien involontairement, entrent en contact avec eux, et non dans une « assimilation » qu’ils sont parfaitement incapables de réaliser, n’étant ni intellectuellement ni même physiquement qualifiés pour y parvenir. En effet, les peuples européens, sans doute parce qu’ils sont formés d’éléments hétérogènes et ne constituent pas une race à proprement parler, sont ceux dont les caractères ethniques sont les moins stables et disparaissent le plus rapidement en se mêlant à d’autres races ; partout où il se produit de tels mélanges, c’est toujours l’Occidental qui est absorbé, bien loin de pouvoir absorber les autres. Quant au point de vue intellectuel, les considérations que nous avons exposées jusqu’ici nous dispensent d’y insister ; une civilisation qui est sans cesse en mouvement, qui n’a ni tradition ni principe profond, ne peut évidemment exercer une influence réelle sur celles qui possèdent précisément tout ce qui lui manque à elle-même ; et, si l’influence inverse ne s’exerce pas davantage en fait, c’est seulement parce que les Occidentaux sont incapables de comprendre ce qui leur est étranger : leur impénétrabilité, à cet égard, n’a d’autre cause qu’une infériorité mentale, tandis que celle des Orientaux est faite d’intellectualité pure.

Il est des vérités qu’il est nécessaire de dire et de redire avec insistance, si déplaisantes qu’elles soient pour beaucoup de gens : toutes les supériorités dont se targuent les Occidentaux sont purement imaginaires, à l’exception de la seule supériorité matérielle ; celle-là n’est que trop réelle, personne ne la leur conteste, et, au fond, personne ne la leur envie non plus ; mais le malheur est qu’ils en abusent. Pour quiconque a le courage de voir les choses telles qu’elles sont, la conquête coloniale ne peut, pas plus qu’aucune autre conquête par les armes, reposer sur un autre droit que celui de la force brutale ; qu’on invoque la nécessité, pour un peuple qui se trouve trop à l’étroit chez lui, d’étendre son champ d’activité, et qu’on dise qu’il ne peut le faire qu’aux dépens de ceux qui sont trop faibles pour lui résister, nous le voulons bien, et nous ne voyons même pas comment on pourrait empêcher que des choses de ce genre se produisent ; mais que, du moins, on ne prétende pas faire intervenir là-dedans les intérêts de la « civilisation », qui n’ont rien à y voir. C’est là ce que nous appelons l’hypocrisie « moraliste » : inconsciente dans la masse, qui ne fait jamais qu’accepter docilement les idées qu’on lui inculque, elle ne doit pas l’être chez tous au même degré, et nous ne pouvons admettre que les hommes d’État, en particulier, soient dupes de la phraséologie qu’ils emploient. Lorsqu’une nation européenne s’empare d’un pays quelconque, ne fût-il habité que par des tribus vraiment barbares, on ne nous fera pas croire que c’est pour avoir le plaisir ou l’honneur de « civiliser » ces pauvres gens, qui ne l’ont point demandé, qu’on entreprend une expédition coûteuse, puis des travaux de toutes sortes ; il faut être bien naïf pour ne pas se rendre compte que le vrai mobile est tout autre, qu’il réside dans l’espérance de profits plus tangibles. Ce dont il s’agit avant tout, quels que soient les prétextes invoqués, c’est d’exploiter le pays, et bien souvent, si on le peut, ses habitants en même temps, car on ne saurait tolérer qu’ils continuent à y vivre à leur guise, même s’ils sont peu gênants ; mais, comme ce mot d’« exploiter » sonne mal, cela s’appelle, dans le langage moderne, « mettre en valeur » un pays : c’est la même chose, mais il suffit de changer le mot pour que cela ne choque plus la sensibilité commune. Naturellement, quand la conquête est accomplie, les Européens donnent libre cours à leur prosélytisme, puisque c’est pour eux un véritable besoin ; chaque peuple y apporte son tempérament spécial, les uns le font plus brutalement, les autres avec plus de ménagements, et cette dernière attitude, alors même qu’elle n’est point l’effet d’un calcul, est sans doute la plus habile. Quant aux résultats obtenus, on oublie toujours que la civilisation de certains peuples n’est pas faite pour les autres, dont la mentalité est différente ; lorsqu’on a affaire à des sauvages, le mal n’est peut-être pas bien grand, et pourtant, en adoptant les dehors de la civilisation européenne (car cela reste bien superficiel), ils sont généralement plus portés à en imiter les mauvais côtés qu’à prendre ce qu’elle peut avoir de bon. Nous ne voulons pas insister sur cet aspect de la question, que nous n’envisageons qu’incidemment ; ce qui est autrement grave, c’est que les Européens, quand ils se trouvent en présence de peuples civilisés, se comportent avec eux comme s’ils avaient affaire à des sauvages, et c’est alors qu’ils se rendent véritablement insupportables ; et nous ne parlons pas seulement des gens peu recommandables parmi lesquels colons et fonctionnaires se recrutent trop souvent, nous parlons des Européens presque sans exception. C’est un étrange état d’esprit, surtout chez des hommes qui parlent sans cesse de « droit » et de « liberté », que celui qui les porte à dénier aux civilisations autres que la leur le droit à une existence indépendante ; c’est là tout ce qu’on leur demanderait dans bien des cas, et ce n’est pas se montrer trop exigeant ; il est des Orientaux qui, à cette seule condition, s’accommoderaient même d’une administration étrangère, tellement le souci des contingences matérielles existe peu pour eux ; ce n’est que lorsqu’elle s’attaque à leurs institutions traditionnelles que la domination européenne leur devient intolérable. Mais c’est justement à cet esprit traditionnel que les Occidentaux s’en prennent avant tout, parce qu’ils le craignent d’autant plus qu’ils le comprennent moins, en étant eux-mêmes dépourvus ; les hommes de cette sorte ont peur instinctivement de tout ce qui les dépasse ; toutes leurs tentatives à cet égard demeureront toujours vaines, car il y a là une force dont ils ne soupçonnent pas l’immensité ; mais, si leur indiscrétion leur attire certaines mésaventures, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. On ne voit pas, du reste, au nom de quoi ils veulent obliger tout le monde à s’intéresser exclusivement à ce qui les intéresse, à mettre les préoccupations économiques au premier rang, ou à adopter le régime politique qui a leurs préférences, et qui, même en admettant qu’il soit le meilleur pour certains peuples, ne l’est pas nécessairement pour tous ; et le plus extraordinaire, c’est qu’ils ont de semblables prétentions, non seulement vis-à-vis des peuples qu’ils ont conquis, mais aussi vis-à-vis de ceux chez lesquels ils sont parvenus à s’introduire et à s’installer tout en ayant l’air de respecter leur indépendance ; en fait, ils étendent ces prétentions à l’humanité tout entière.

S’il en était autrement, il n’y aurait pas, en général, de préventions ni d’hostilité systématique contre les Occidentaux ; leurs relations avec les autres hommes seraient ce que sont les relations normales entre peuples différents ; on les prendrait pour ce qu’ils sont, avec les qualités et les défauts qui leur sont propres, et, tout en regrettant peut-être de ne pouvoir entretenir avec eux des relations intellectuelles vraiment intéressantes, on ne chercherait guère à les changer, car les Orientaux ne font point de prosélytisme. Ceux mêmes d’entre les Orientaux qui passent pour être le plus fermés à tout ce qui est étranger, les Chinois par exemple, verraient sans répugnance des Européens venir individuellement s’établir chez eux pour y faire du commerce, s’ils ne savaient trop bien, pour en avoir fait la triste expérience, à quoi ils s’exposent en les laissant faire, et quels empiètements sont bientôt la conséquence de ce qui, au début, semblait le plus inoffensif. Les Chinois sont le peuple le plus profondément pacifique qui existe ; nous disons pacifique et non « pacifiste », car ils n’éprouvent point le besoin de faire là-dessus de grandiloquentes théories humanitaires : la guerre répugne à leur tempérament, et voilà tout. Si c’est là une faiblesse en un certain sens relatif, il y a, dans la nature même de la race chinoise, une force d’un autre ordre qui en compense les effets, et dont la conscience contribue sans doute à rendre possible cet état d’esprit pacifique : cette race est douée d’un tel pouvoir d’absorption qu’elle a toujours assimilé tous ses conquérants successifs, et avec une incroyable rapidité ; l’histoire est là pour le prouver. Dans de pareilles conditions, rien ne saurait être plus ridicule que la chimérique terreur du « péril jaune », inventé jadis par Guillaume II, qui le symbolisa même dans un de ces tableaux à prétentions mystiques qu’il se plaisait à peindre pour occuper ses loisirs ; il faut toute l’ignorance de la plupart des Occidentaux, et leur incapacité à concevoir combien les autres hommes sont différents d’eux, pour en arriver à s’imaginer le peuple chinois se levant en armes pour marcher à la conquête de l’Europe ; une invasion chinoise, si elle devait jamais avoir lieu, ne pourrait être qu’une pénétration pacifique, et ce n’est pas là, en tout cas, un danger bien imminent. Il est vrai que, si les Chinois avaient la mentalité occidentale, les inepties odieuses qu’on débite publiquement sur leur compte en toute occasion auraient largement suffi pour les inciter à envoyer des expéditions en Europe ; il n’en faut pas tant pour servir de prétexte à une intervention armée de la part des Occidentaux, mais ces choses laissent les Orientaux parfaitement indifférents. On n’a jamais, à notre connaissance, osé dire la vérité sur la genèse des événements qui se produisirent en 1900 ; la voici en quelques mots : le territoire des légations européennes à Pékin est soustrait à la juridiction des autorités chinoises ; or il s’était formé, dans les dépendances de la légation allemande, un véritable repaire de voleurs, clients de la mission luthérienne, qui se répandaient de là dans la ville, pillaient tant qu’ils pouvaient, puis, avec leur butin, se repliaient dans leur refuge où, nul n’ayant le droit de les poursuivre, ils étaient assurés de l’impunité ; la population finit par en être exaspérée et menaça d’envahir le territoire de la légation pour s’emparer des malfaiteurs qui s’y trouvaient ; le ministre d’Allemagne voulut s’y opposer et se mit à haranguer la foule, mais il ne réussit qu’à se faire tuer dans la bagarre ; pour venger cet outrage, une expédition fut organisée sans tarder, et le plus curieux est que tous les États européens, même l’Angleterre, s’y laissèrent entraîner à la suite de l’Allemagne ; le spectre du « péril jaune » avait du moins servi à quelque chose en cette circonstance. Il va sans dire que les belligérants retirèrent d’ailleurs de leur intervention des bénéfices appréciables, surtout au point de vue économique ; et même il n’y eut pas que les États qui profitèrent de l’aventure : nous connaissons des personnages qui ont acquis des situations fort avantageuses pour avoir fait la guerre… dans les caves des légations ; il ne faudrait pas aller dire à ceux-là que le « péril jaune » n’est pas une réalité !

Mais, objectera-t-on, il n’y a pas que les Chinois, il y a aussi les Japonais, qui, eux, sont bien un peuple guerrier ; cela est vrai, mais d’abord les Japonais, issus d’un mélange où dominent les éléments malais, n’appartiennent pas véritablement à la race jaune, et par conséquent leur tradition a forcément un caractère différent. Si le Japon a maintenant l’ambition d’exercer son hégémonie sur l’Asie tout entière et de l’« organiser » à sa façon, c’est précisément parce que le Shintoïsme, tradition qui, à bien des égards, diffère profondément du Taoïsme chinois et qui accorde une grande importance aux rites guerriers, est entré en contact avec le nationalisme, emprunté naturellement à l’Occident – car les Japonais ont toujours excellé comme imitateurs – et s’est changé en un impérialisme tout à fait semblable à ce que l’on peut voir dans d’autres pays. Toutefois, si les Japonais s’engagent dans une pareille entreprise, ils rencontreront tout autant de résistance que les peuples européens, et peut-être même davantage encore. En effet, les Chinois n’éprouvent pour personne la même hostilité que pour les Japonais, sans doute parce que ceux-ci, étant leurs voisins, leur semblent particulièrement dangereux ; ils les redoutent, comme un homme qui aime sa tranquillité redoute tout ce qui menace de la troubler, et surtout ils les méprisent. C’est seulement au Japon que le prétendu « progrès » occidental a été accueilli avec un empressement d’autant plus grand qu’on croit pouvoir le faire servir à réaliser cette ambition dont nous parlions tout à l’heure ; et pourtant la supériorité des armements, même jointe aux plus remarquables qualités guerrières, ne prévaut pas toujours contre certaines forces d’un autre ordre : les Japonais s’en sont bien aperçus à Formose, et la Corée n’est pas non plus pour eux une possession de tout repos. Au fond, si les Japonais furent très facilement victorieux dans une guerre dont une bonne partie des Chinois n’eurent connaissance que lorsqu’elle fut terminée, c’est parce qu’ils furent alors favorisés, pour des raisons spéciales, par certains éléments hostiles à la dynastie mandchoue, et qui savaient bien que d’autres influences interviendraient à temps pour empêcher les choses d’aller trop loin. Dans un pays comme la Chine, bien des événements, guerres ou révolutions, prennent un aspect tout différent suivant qu’on les regarde de loin ou de près, et, si étonnant que cela paraisse, c’est l’éloignement qui les grossit : vus d’Europe, ils semblent considérables ; en Chine même, ils se réduisent à de simples incidents locaux.

C’est par une illusion d’optique du même genre que les Occidentaux attribuent une importance excessive aux agissements de petites minorités turbulentes, formées de gens que leurs propres compatriotes ignorent souvent totalement, et pour lesquels, en tout cas, ils n’ont pas la moindre considération. Nous voulons parler de quelques individus élevés en Europe ou en Amérique, comme il s’en rencontre aujourd’hui plus ou moins dans tous les pays orientaux, et qui, ayant perdu par cette éducation le sens traditionnel et ne sachant rien de leur propre civilisation, croient bien faire en affichant le « modernisme » le plus outrancier. Ces « jeunes » Orientaux, comme ils s’intitulent eux-mêmes pour mieux marquer leurs tendances, ne sauraient jamais acquérir chez eux une influence réelle ; parfois, on les utilise à leur insu pour jouer un rôle dont ils ne se doutent pas, et cela est d’autant plus facile qu’ils se prennent fort au sérieux ; mais il arrive aussi que, en reprenant contact avec leur race, ils sont peu à peu désabusés, se rendent compte que leur présomption était surtout faite d’ignorance, et finissent par redevenir de véritables Orientaux. Ces éléments ne représentent que d’infimes exceptions, mais, comme ils font quelque bruit au dehors, ils attirent l’attention des Occidentaux, qui les considèrent naturellement avec sympathie, et à qui ils font perdre de vue les multitudes silencieuses auprès desquelles ils sont absolument inexistants. Les vrais Orientaux ne cherchent guère à se faire connaître de l’étranger, et c’est ce qui explique des erreurs assez singulières ; nous avons souvent été frappé de la facilité avec laquelle se font accepter, comme d’authentiques représentants de la pensée orientale, quelques écrivains sans compétence et sans mandat, parfois même à la solde d’une puissance européenne, et qui n’expriment guère que des idées tout occidentales ; parce qu’ils portent des noms orientaux, on les croit volontiers sur parole, et, comme les termes de comparaison font défaut, on part de là pour attribuer à tous leurs compatriotes des conceptions ou des opinions qui n’appartiennent qu’à eux, et qui sont souvent aux antipodes de l’esprit oriental ; bien entendu, leurs productions sont strictement réservées au public européen ou américain, et, en Orient, personne n’en a jamais entendu parler.

En dehors des exceptions individuelles dont il vient d’être question, et aussi de l’exception collective qui est constituée par le Japon, le progrès matériel n’intéresse véritablement personne dans les pays orientaux, où on lui reconnaît peu d’avantages réels et beaucoup d’inconvénients ; mais il y a, à son égard, deux attitudes différentes, qui peuvent même sembler opposées extérieurement, et qui procèdent pourtant d’un même esprit. Les uns ne veulent à aucun prix entendre parler de ce prétendu progrès et, se renfermant dans une attitude de résistance purement passive, continuent à se comporter comme s’il n’existait pas ; les autres préfèrent accepter transitoirement ce progrès, tout en ne le regardant que comme une nécessité fâcheuse imposée par des circonstances qui n’auront qu’un temps, et uniquement parce qu’ils voient, dans les instruments qu’il peut mettre à leur disposition, un moyen de résister plus efficacement à la domination occidentale et d’en hâter la fin. Ces deux courants existent partout, en Chine, dans l’Inde et dans les pays musulmans ; si le second paraît actuellement tendre à l’emporter assez généralement sur le premier, il faudrait bien se garder d’en conclure qu’il y ait aucun changement profond dans la manière d’être de l’Orient ; toute la différence se réduit à une simple question d’opportunité, et ce n’est pas de là que peut venir un rapprochement réel avec l’Occident, bien au contraire. Les Orientaux qui veulent provoquer dans leur pays un développement industriel leur permettant de lutter désormais sans désavantage avec les peuples européens, sur le terrain même où ceux-ci déploient toute leur activité, ces Orientaux, disons-nous, ne renoncent pour cela à rien de ce qui est l’essentiel de leur civilisation ; de plus, la concurrence économique ne pourra être qu’une source de nouveaux conflits, si un accord ne s’établit pas dans un autre domaine et à un point de vue plus élevé. Il est cependant quelques Orientaux, bien peu nombreux, qui en sont arrivés à penser ceci : puisque les Occidentaux sont décidément réfractaires à l’intellectualité, qu’il n’en soit plus question ; mais on pourrait peut-être établir malgré tout, avec certains peuples de l’Occident, des relations amicales limitées au domaine purement économique. Cela aussi est une illusion : ou l’on commencera par s’entendre sur les principes, et toutes les difficultés secondaires s’aplaniront ensuite comme d’elles-mêmes, ou l’on ne parviendra jamais à s’entendre vraiment sur rien ; et c’est à l’Occident seul qu’il appartient de faire, s’il le peut, les premiers pas dans la voie d’un rapprochement effectif, parce que c’est de l’incompréhension dont il a fait preuve jusqu’ici que viennent en réalité tous les obstacles.

Il serait à souhaiter que les Occidentaux, se résignant enfin à voir la cause des plus dangereux malentendus là où elle est, c’est-à-dire en eux-mêmes, se débarrassent de ces terreurs ridicules dont le trop fameux « péril jaune » est assurément le plus bel exemple. On a coutume aussi d’agiter à tort et à travers le spectre du « panislamisme » ; ici, la crainte est sans doute moins absolument dénuée de fondement, car les peuples musulmans, occupant une situation intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, ont à la fois certains traits de l’un et de l’autre, et ils ont notamment un esprit beaucoup plus combatif que celui des purs Orientaux ; mais enfin il ne faut rien exagérer. Le vrai panislamisme est avant tout une affirmation de principe, d’un caractère essentiellement doctrinal ; pour qu’il prenne la forme d’une revendication politique, il faut que les Européens aient commis bien des maladresses ; en tout cas, il n’a rien de commun avec un « nationalisme » quelconque, qui est tout à fait incompatible avec les conceptions fondamentales de l’Islam. En somme, dans bien des cas (et nous pensons surtout ici à l’Afrique du Nord), une politique d’« association » bien comprise, respectant intégralement la législation islamique, et impliquant une renonciation définitive à toute tentative d’« assimilation », suffirait probablement à écarter le danger, si danger il y a ; quand on songe par exemple que les conditions imposées pour obtenir la naturalisation française équivalent tout simplement à une abjuration (et il y aurait bien d’autres faits à citer dans le même ordre), on ne peut s’étonner qu’il y ait fréquemment des heurts et des difficultés qu’une plus juste compréhension des choses pourrait éviter très aisément ; mais, encore une fois, c’est précisément cette compréhension qui manque tout à fait aux Européens. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que la civilisation islamique, dans tous ses éléments essentiels, est rigoureusement traditionnelle, comme le sont toutes les civilisations orientales ; cette raison est pleinement suffisante pour que le panislamisme, quelque forme qu’il revête, ne puisse jamais s’identifier avec un mouvement tel que le bolchevisme, comme semblent le redouter des gens mal informés. Nous ne voudrions aucunement formuler ici une appréciation quelconque sur le bolchevisme russe, car il est bien difficile de savoir exactement à quoi s’en tenir là-dessus ; il est probable que la réalité est assez différente de ce qu’on en dit couramment, et plus complexe qu’adversaires et partisans ne le pensent ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que ce mouvement est nettement antitraditionnel, donc d’esprit entièrement moderne et occidental. Il est profondément ridicule de prétendre opposer à l’esprit occidental la mentalité allemande ou même russe, et nous ne savons quel sens les mots peuvent avoir pour ceux qui soutiennent une telle opinion, non plus que pour ceux qui qualifient le bolchevisme d’« asiatique » ; en fait, l’Allemagne est au contraire un des pays où l’esprit occidental est porté à son degré le plus extrême ; et, quant aux Russes, même s’ils ont quelques traits extérieurs des Orientaux, ils en sont aussi éloignés intellectuellement qu’il est possible. Il faut ajouter que, dans l’Occident, nous comprenons aussi le Judaïsme, qui n’a jamais exercé d’influence que de ce côté, et dont l’action n’a même peut-être pas été tout à fait étrangère à la formation de la mentalité moderne en général ; et, précisément, le rôle prépondérant joué dans le bolchevisme par les éléments israélites est pour les Orientaux, et surtout pour les Musulmans, un grave motif de se méfier et de se tenir à l’écart ; nous ne parlons pas de quelques agitateurs du type « jeune-turc », qui sont foncièrement antimusulmans, souvent aussi israélites d’origine, et qui n’ont pas la moindre autorité. Dans l’Inde non plus, le bolchevisme ne peut s’introduire, parce qu’il est en opposition avec toutes les institutions traditionnelles, et spécialement avec l’institution des castes ; à ce point de vue, les Hindous ne feraient pas de différence entre son action destructive et celle que les Anglais ont tentée depuis longtemps par toutes sortes de moyens, et, là où l’une a échoué, l’autre ne réussirait pas davantage. Pour ce qui est de la Chine, tout ce qui est russe y est généralement fort antipathique, et d’ailleurs l’esprit traditionnel n’y est pas moins solidement établi que dans tout le reste de l’Orient ; si certaines choses peuvent plus facilement y être tolérées à titre transitoire, c’est en raison de cette puissance d’absorption qui est propre à la race chinoise, et qui, même d’un désordre passager, permet de tirer finalement le parti le plus avantageux ; enfin, il ne faudrait pas, pour accréditer la légende d’accords inexistants et impossibles, invoquer la présence en Russie de quelques bandes de mercenaires qui ne sont que de vulgaires brigands, et dont les Chinois sont très heureux de se débarrasser au profit de leurs voisins. Quand les bolchevistes racontent qu’ils gagnent des partisans à leurs idées parmi les Orientaux, ils se vantent ou s’illusionnent ; la vérité, c’est que certains Orientaux voient dans la Russie, bolcheviste ou non, une auxiliaire possible contre la domination de certaines autres puissances occidentales ; mais les idées bolchevistes leur sont parfaitement indifférentes, et même, s’ils envisagent une entente ou une alliance temporaire comme acceptable dans certaines circonstances, c’est parce qu’ils savent bien que ces idées ne pourront jamais s’implanter chez eux ; s’il en était autrement, ils se garderaient de les favoriser le moins du monde. On peut bien accepter comme auxiliaires, en vue d’une action déterminée, des gens avec qui on n’a aucune pensée commune, pour lesquels on n’éprouve ni estime ni sympathie ; pour les vrais Orientaux, le bolchevisme, comme tout ce qui vient d’Occident, ne sera jamais qu’une force brutale ; si cette force peut momentanément leur rendre service, ils s’en féliciteront sans doute, mais on peut être assuré que, dès qu’ils n’auront plus rien à en attendre, ils prendront toutes les mesures voulues pour qu’elle ne puisse leur devenir nuisible. Du reste, les Orientaux qui aspirent à échapper à une domination occidentale ne consentiraient certainement pas à se placer, pour y parvenir, dans des conditions telles qu’ils risqueraient de retomber aussitôt sous une autre domination occidentale ; ils ne gagneraient rien au changement, et, comme leur tempérament exclut toute hâte fébrile, ils préféreront toujours attendre des circonstances plus favorables, si éloignées qu’elles apparaissent, plutôt que de s’exposer à une semblable éventualité.

Cette dernière remarque permet de comprendre pourquoi les Orientaux qui semblent le plus impatients de secouer le joug de l’Angleterre n’ont pas songé, pour le faire, à profiter de la guerre de 1914 : c’est qu’ils savaient bien que l’Allemagne, en cas de victoire, ne manquerait pas de leur imposer à tout le moins un protectorat plus ou moins déguisé, et qu’ils ne voulaient à aucun prix de ce nouvel asservissement. Aucun Oriental ayant eu l’occasion de voir les Allemands d’un peu près ne pense qu’il soit plus possible de s’entendre avec eux qu’avec les Anglais ; il en est d’ailleurs de même pour les Russes, mais l’Allemagne, avec son organisation formidable, inspire généralement, et à bon droit, plus de craintes que la Russie. Les Orientaux ne seront jamais pour aucune puissance européenne, mais ils seront toujours contre celles, quelles qu’elles soient, qui voudront les opprimer, et contre celles-là seulement ; pour tout le reste, leur attitude ne peut être que neutre. Nous ne parlons ici, bien entendu, qu’au seul point de vue politique et en ce qui concerne les États ou les collectivités ; il peut toujours y avoir des sympathies ou des antipathies individuelles qui restent en dehors de ces considérations, de même que, quand nous parlons de l’incompréhension occidentale, nous ne visons que la mentalité générale, sans préjudice des exceptions possibles. Ces exceptions sont d’ailleurs des plus rares ; néanmoins, si l’on est persuadé, comme nous le sommes, de l’intérêt immense que présente le retour à des relations normales entre l’Orient et l’Occident, il faut bien commencer dès maintenant à le préparer avec les moyens dont on dispose, si faibles soient-ils ; et le premier de ces moyens, c’est de faire comprendre, à ceux qui en sont capables, quelles sont les conditions indispensables de ce rapprochement.

Ces conditions, nous l’avons dit, sont avant tout intellectuelles, et elles sont à la fois négatives et positives : d’abord, détruire tout les préjugés qui sont autant d’obstacles, et c’est à quoi tendent essentiellement toutes les considérations que nous avons exposées jusqu’ici ; ensuite, restaurer la véritable intellectualité, que l’Occident a perdue, et que l’étude de la pensée orientale, pour peu qu’elle soit entreprise comme elle doit l’être, peut l’aider puissamment à retrouver. Il s’agit là, en somme, d’une réforme complète de l’esprit occidental ; tel est, du moins, le but final à atteindre ; mais cette réforme, au début, ne pourrait évidemment être réalisée que dans une élite restreinte, ce qui serait d’ailleurs suffisant pour qu’elle porte ses fruits à une échéance plus ou moins lointaine, par l’action que cette élite ne manquerait pas d’exercer, même sans le rechercher expressément, sur tout le milieu occidental. Ce serait, selon toute vraisemblance, le seul moyen d’épargner à l’Occident les dangers très réels qui ne sont point ceux auxquels il croit, et qui le menaceront de plus en plus s’il continue à suivre ses voies actuelles ; et ce serait aussi le seul moyen de sauver de la civilisation occidentale, au moment voulu, tout ce qui pourrait en être conservé, c’est-à-dire tout ce qu’elle peut avoir d’avantageux sous quelques rapports et de compatible avec l’intellectualité normale, au lieu de la laisser disparaître totalement dans quelqu’un de ces cataclysmes dont nous indiquions la possibilité au début du présent chapitre, sans d’ailleurs vouloir risquer en cela la moindre prédiction. Surtout, si une telle éventualité venait à se réaliser, la constitution préalable d’une élite intellectuelle au vrai sens de ce mot pourrait seule empêcher le retour à la barbarie ; et même, si cette élite avait eu le temps d’agir assez profondément sur la mentalité générale, elle éviterait l’absorption ou l’assimilation de l’Occident par d’autres civilisations, hypothèse beaucoup moins redoutable que la précédente, mais qui présenterait cependant quelques inconvénients au moins transitoires, en raison des révolutions ethniques qui précéderaient nécessairement cette assimilation. À ce propos, et avant d’aller plus loin, nous tenons à préciser nettement notre attitude : nous n’attaquons point l’Occident en lui-même, mais seulement, ce qui est tout différent, l’esprit moderne, dans lequel nous voyons la cause de la déchéance intellectuelle de l’Occident ; rien ne serait plus souhaitable, à notre avis, que la reconstitution d’une civilisation proprement occidentale sur des bases normales, car la diversité des civilisations, qui a toujours existé, est la conséquence naturelle des différences mentales qui caractérisent les races. Mais la diversité dans les formes n’exclut aucunement l’accord sur les principes ; entente et harmonie ne veulent point dire uniformité, et penser le contraire serait sacrifier à ces utopies égalitaires contre lesquelles nous nous élevons précisément. Une civilisation normale, au sens où nous l’entendons, pourra toujours se développer sans être un danger pour les autres civilisations ; ayant conscience de la place exacte qu’elle doit occuper dans l’ensemble de l’humanité terrestre, elle saura s’y tenir et ne créera aucun antagonisme, parce qu’elle n’aura aucune prétention à l’hégémonie, et parce qu’elle s’abstiendra de tout prosélytisme. Nous n’oserions pas affirmer, cependant, qu’une civilisation qui serait purement occidentale pourrait avoir, intellectuellement, l’équivalent de tout ce que possèdent les civilisations orientales ; dans le passé de l’Occident, en remontant aussi loin que l’histoire nous le fait connaître, on ne trouve pas pleinement cet équivalent (sauf peut-être dans quelques écoles extrêmement fermées, et dont, pour cette raison, il est difficile de parler avec certitude) ; mais il s’y trouve néanmoins, à cet égard, des choses qui ne sont nullement négligeables, et que nos contemporains ont le plus grand tort d’ignorer systématiquement. En outre, si l’Occident arrive un jour à entretenir des relations intellectuelles avec l’Orient, nous ne voyons pas pourquoi il n’en profiterait pas pour suppléer à ce qui lui manquerait encore ; on peut prendre des leçons ou des inspirations chez les autres sans abdiquer son indépendance, surtout si, au lieu de se contenter d’emprunts purs et simples, on sait adapter ce qu’on acquiert de la façon la plus conforme à sa propre mentalité. Mais, encore une fois, ce sont là des possibilités lointaines ; et, en attendant que l’Occident soit revenu à ses propres traditions, il n’est peut-être pas d’autre moyen, pour préparer ce retour et pour en retrouver les éléments, que de procéder par analogie avec les formes traditionnelles qui, existant encore actuellement, peuvent être étudiées d’une manière directe. Ainsi, la compréhension des civilisations orientales pourrait contribuer à ramener l’Occident aux voies traditionnelles hors desquelles il s’est jeté inconsidérément, tandis que, d’un autre côté, le retour à cette tradition réaliserait par lui-même un rapprochement effectif avec l’Orient : ce sont là deux choses qui sont intimement liées, de quelque façon qu’on les envisage, et qui nous apparaissent comme également utiles, voire même nécessaires. Tout cela pourra être mieux compris par ce que nous avons encore à dire ; mais on doit voir déjà que nous ne critiquons pas l’Occident pour le vain plaisir de critiquer, ni même pour faire ressortir son infériorité intellectuelle par rapport à l’Orient ; si le travail par lequel il faut commencer paraît surtout négatif, c’est qu’il est indispensable, comme nous le disions au début, de déblayer le terrain tout d’abord pour pouvoir ensuite y construire. En fait, si l’Occident renonçait à ses préjugés, la tâche serait à moitié accomplie, et même plus qu’à moitié peut-être, car rien ne s’opposerait plus à la constitution d’une élite intellectuelle, et ceux qui possèdent les facultés requises pour en faire partie, ne voyant plus se dresser devant eux les barrières presque infranchissables que créent les conditions actuelles, trouveraient dès lors facilement le moyen d’exercer et de développer ces facultés, au lieu qu’elles sont comprimées et étouffées par la formation ou plutôt la déformation mentale qui est imposée présentement à quiconque n’a pas le courage de se placer résolument en dehors des cadres conventionnels. Du reste, pour se rendre vraiment compte de l’inanité de ces préjugés dont nous parlons, il faut déjà un certain degré de compréhension positive, et, pour certains tout au moins, il est peut-être plus difficile d’atteindre ce degré que d’aller plus loin lorsqu’ils y sont parvenus ; pour une intelligence bien constituée, la vérité, si haute soit-elle, doit être plus assimilable que toutes les subtilités oiseuses où se complaît la « sagesse profane » du monde occidental.