CHAPITRE III
Constitution et rôle de l’élite

Nous avons déjà parlé à diverses reprises, dans ce qui précède, de ce que nous appelons l’élite intellectuelle ; on aura probablement compris sans peine que ce que nous entendons par là n’a rien de commun avec ce qui, dans l’Occident actuel, est parfois désigné sous le même nom. Les savants et les philosophes les plus éminents dans leurs spécialités peuvent n’être aucunement qualifiés pour faire partie de cette élite ; il y a même beaucoup de chances pour qu’ils ne le soient pas, en raison des habitudes mentales qu’ils ont acquises, des multiples préjugés qui en sont inséparables, et surtout de cette « myopie intellectuelle » qui en est la plus ordinaire conséquence ; il peut toujours y avoir d’honorables exceptions, assurément, mais il n’y faudrait pas trop compter. D’une façon générale, il y a plus de ressources avec un ignorant qu’avec celui qui s’est spécialisé dans un ordre d’études essentiellement limité, et qui a subi la déformation inhérente à une certaine éducation ; l’ignorant peut avoir en lui des possibilités de compréhension auxquelles il n’a manqué qu’une occasion pour se développer, et ce cas peut être d’autant plus fréquent que la manière dont est distribué l’enseignement occidental est plus défectueuse. Les aptitudes que nous avons en vue quand nous parlons de l’élite, étant de l’ordre de l’intellectualité pure, ne peuvent être déterminées par aucun critérium extérieur, et ce sont là des choses qui n’ont rien à voir avec l’instruction « profane » ; il y a dans certains pays d’Orient des gens qui, ne sachant ni lire ni écrire, n’en parviennent pas moins à un degré fort élevé dans l’élite intellectuelle. Il ne faut d’ailleurs rien exagérer, pas plus dans un sens que dans l’autre : de ce que deux choses sont indépendantes, il ne s’ensuit pas qu’elles soient incompatibles ; et si, dans les conditions du monde occidental surtout, l’instruction « profane » ou extérieure peut fournir des moyens d’action supplémentaires, on aurait certainement tort de la dédaigner outre mesure. Seulement, il est certaines études qu’on ne peut faire impunément que quand, ayant déjà acquis cette invariable direction intérieure à laquelle nous avons fait allusion, on est définitivement immunisé contre toute déformation mentale ; quand on est arrivé à ce point, il n’y a plus aucun danger à redouter, car on sait toujours où l’on va : on peut aborder n’importe quel domaine sans risquer de s’y égarer, ni même de s’y arrêter plus qu’il ne convient, car on en connaît d’avance l’importance exacte ; on ne peut plus être séduit par l’erreur, sous quelque forme qu’elle se présente, ni la confondre avec la vérité, ni mêler le contingent à l’absolu ; si nous voulions employer ici un langage symbolique, nous pourrions dire qu’on possède à la fois une boussole infaillible et une cuirasse impénétrable. Mais, avant d’en arriver là, il faut souvent de longs efforts (nous ne disons pas toujours, le temps n’étant pas à cet égard un facteur essentiel), et c’est alors que les plus grandes précautions sont nécessaires pour éviter toute confusion, dans les conditions actuelles tout au moins, car il est évident que les mêmes dangers ne sauraient exister dans une civilisation traditionnelle, où ceux qui sont vraiment doués intellectuellement trouvent d’ailleurs toutes facilités pour développer leurs aptitudes ; en Occident, au contraire, ils ne peuvent rencontrer présentement que des obstacles, souvent insurmontables, et ce n’est que grâce à des circonstances assez exceptionnelles que l’on peut sortir des cadres imposés par les conventions tant mentales que sociales.

À notre époque, l’élite intellectuelle, telle que nous l’entendons, est donc véritablement inexistante en Occident ; les cas d’exception sont trop rares et trop isolés pour qu’on les regarde comme constituant quelque chose qui puisse porter ce nom, et encore sont-ils en réalité, pour la plupart, tout à fait étrangers au monde occidental, car il s’agit d’individualités qui, devant tout à l’Orient sous le rapport intellectuel, se trouvent à peu près, à cet égard, dans la même situation que les Orientaux vivant en Europe, et qui ne savent que trop quel abîme les sépare mentalement des hommes qui les entourent. Dans ces conditions, on est assurément tenté de se renfermer en soi-même, plutôt que de risquer, en cherchant à exprimer certaines idées, de se heurter à l’indifférence générale ou même de provoquer des réactions hostiles ; pourtant, si l’on est persuadé de la nécessité de certains changements, il faut bien commencer à faire quelque chose en ce sens, et tout au moins donner, à ceux qui en sont capables (car il doit y en avoir malgré tout), l’occasion de développer leurs facultés latentes. La première difficulté est d’atteindre ceux qui sont ainsi qualifiés, et qui peuvent ne soupçonner aucunement leurs propres possibilités ; une seconde difficulté serait ensuite d’opérer une sélection et d’écarter ceux qui pourraient se croire qualifiés sans l’être effectivement, mais nous devons dire que, très probablement, cette élimination se ferait presque d’elle-même. Toutes ces questions n’ont pas à se poser là où il existe un enseignement traditionnel organisé, que chacun peut recevoir selon la mesure de sa propre capacité, et jusqu’au degré précis qu’il est susceptible d’obtenir ; il y a, en effet, des moyens de déterminer exactement la zone dans laquelle peuvent s’étendre les possibilités intellectuelles d’une individualité donnée ; mais c’est là un sujet qui est surtout d’ordre « pratique », si l’on peut employer ce mot en pareil cas, ou « technique », si l’on préfère, et qu’il n’y aurait aucun intérêt à traiter dans l’état actuel du monde occidental. Du reste, nous ne voulons en ce moment que faire pressentir, assez lointainement, quelques-unes des difficultés qu’il y aurait à surmonter pour arriver à un commencement d’organisation, à une constitution même embryonnaire de l’élite ; il serait par trop prématuré d’essayer dès maintenant de définir les moyens de cette constitution, moyens qui, s’il y a lieu de les envisager un jour, dépendront forcément des circonstances dans une large mesure, comme tout ce qui est proprement une affaire d’adaptation. La seule chose qui soit réalisable jusqu’à nouvel ordre, c’est de donner en quelque sorte la conscience d’eux-mêmes aux éléments possibles de la future élite, et cela ne peut se faire qu’en exposant certaines conceptions qui, lorsqu’elles atteindront ceux qui sont capables de comprendre, leur montreront l’existence de ce qu’ils ignoraient, et leur feront en même temps entrevoir la possibilité d’aller plus loin. Tout ce qui se rapporte à l’ordre métaphysique est, en soi, susceptible d’ouvrir, à qui le conçoit vraiment, des horizons illimités ; ce n’est pas là une hyperbole ni une façon de parler, mais il faut l’entendre tout à fait littéralement, comme une conséquence immédiate de l’universalité même des principes. Ceux à qui l’on parle simplement d’études métaphysiques, et de choses qui se tiennent exclusivement dans le domaine de la pure intellectualité, ne peuvent guère se douter, au premier abord, de tout ce que cela implique ; qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit là des choses les plus formidables qui soient, et auprès desquelles tout le reste n’est qu’un jeu d’enfants. C’est pourquoi, d’ailleurs, ceux qui veulent aborder ce domaine sans posséder les qualifications requises pour parvenir au moins aux premiers degrés de la compréhension vraie, se retirent spontanément dès qu’ils se trouvent mis en demeure d’entreprendre un travail sérieux et effectif ; les véritables mystères se défendent d’eux-mêmes contre toute curiosité profane, leur nature même les garantit contre toute atteinte de la sottise humaine, non moins que des puissances d’illusion que l’on peut qualifier de « diaboliques » (libre à chacun de mettre sous ce mot tous les sens qu’il lui plaira, au propre ou au figuré). Aussi serait-il parfaitement puéril de recourir ici à des interdictions qui, en un tel ordre de choses, ne sauraient avoir la moindre raison d’être ; de pareilles interdictions sont peut-être légitimes en d’autres cas, que nous n’avons pas l’intention de discuter, mais elles ne peuvent concerner la pure intellectualité ; et, sur les points qui, dépassant la simple théorie, exigent une certaine réserve, il n’est point besoin de faire prendre, à ceux qui savent à quoi s’en tenir, des engagements quelconques pour les obliger à garder toujours la prudence et la discrétion nécessaires ; tout cela est bien au delà de la portée des formules extérieures, quelles qu’elles puissent être, et n’a aucun rapport avec ces « secrets » plus ou moins bizarres qu’invoquent surtout ceux qui n’ont rien à dire.

Puisque nous avons été amené à parler d’organisation de l’élite, nous devons signaler, à ce propos, une méprise que nous avons eu assez souvent l’occasion de constater : bien des gens, en entendant prononcer ce mot d’« organisation », s’imaginent aussitôt qu’il s’agit de quelque chose de comparable à la formation d’un groupement ou d’une association quelconque. C’est là une erreur complète, et ceux qui se font de telles idées prouvent par là qu’ils ne comprennent ni le sens ni la portée de la question ; ce que nous venons de dire en dernier lieu doit déjà en faire apercevoir les raisons. Pas plus que la métaphysique vraie ne peut s’enfermer dans les formules d’un système ou d’une théorie particulière, l’élite intellectuelle ne saurait s’accommoder des formes d’une « société » constituée avec des statuts, des règlements, des réunions, et toutes les autres manifestations extérieures que ce mot implique nécessairement ; il s’agit de bien autre chose que de semblables contingences. Qu’on ne dise pas que, pour commencer, pour former en quelque sorte un premier noyau, il pourrait y avoir lieu d’envisager une organisation de ce genre ; ce serait là un fort mauvais point de départ, et qui ne pourrait guère conduire qu’à un échec. En effet, non seulement cette forme de « société » est inutile en pareil cas, mais elle serait extrêmement dangereuse, en raison des déviations qui ne manqueraient pas de se produire : si rigoureuse que soit la sélection, il serait bien difficile d’empêcher, surtout au début et dans un milieu si peu préparé, qu’il ne s’y introduise quelques unités dont l’incompréhension suffirait pour tout compromettre ; et il est à prévoir que de tels groupements risqueraient fort de se laisser séduire par la perspective d’une action sociale immédiate, peut-être même politique au sens le plus étroit de ce mot, ce qui serait bien la plus fâcheuse de toutes les éventualités, et la plus contraire au but proposé. On n’a que trop d’exemples de semblables déviations : combien d’associations, qui auraient pu remplir un rôle très élevé (sinon purement intellectuel, du moins confinant à l’intellectualité) si elles avaient suivi la ligne qui leur avait été tracée à l’origine, n’ont guère tardé à dégénérer ainsi, jusqu’à agir à l’opposé de la direction première dont elles continuent pourtant à porter les marques, fort visibles encore pour qui sait les comprendre ! C’est ainsi que s’est perdu totalement, depuis le xvie siècle, ce qui aurait pu être sauvé de l’héritage laissé par le moyen âge ; et nous ne parlons pas de tous les inconvénients accessoires : ambitions mesquines, rivalités personnelles et autres causes de dissensions qui surgissent fatalement dans les groupements ainsi constitués, surtout si l’on tient compte, comme il le faut bien, de l’individualisme occidental. Tout cela montre assez clairement ce qu’il ne faut pas faire ; on voit peut-être moins bien ce qu’il faudrait faire, et cela est naturel, puisque, au point où nous en sommes, nul ne saurait dire au juste comment l’élite sera constituée, en admettant qu’elle le soit jamais ; il s’agit là probablement d’un avenir lointain, et l’on ne doit pas se faire d’illusions à cet égard. Quoi qu’il en soit, nous dirons que, en Orient, les organisations les plus puissantes, celles qui travaillent vraiment dans l’ordre profond, ne sont aucunement des « sociétés » au sens européen de ce mot ; il se forme parfois, sous leur influence, des sociétés plus ou moins extérieures, en vue d’un but précis et défini, mais ces sociétés, toujours temporaires, disparaissent dès qu’elles ont rempli la fonction qui leur était assignée. La société extérieure n’est donc ici qu’une manifestation accidentelle de l’organisation intérieure préexistante, et celle-ci, dans tout ce qu’elle a d’essentiel, est toujours absolument indépendante de celle-là ; l’élite n’a pas à se mêler à des luttes qui, quelle qu’en soit l’importance, sont forcément étrangères à son domaine propre ; son rôle social ne peut être qu’indirect, mais il n’en est que plus efficace, car, pour diriger vraiment ce qui se meut, il ne faut pas être entraîné soi-même dans le mouvement(1). C’est donc là exactement l’inverse du plan que suivraient ceux qui voudraient former d’abord des sociétés extérieures ; celles-ci ne doivent être que l’effet, non la cause ; elles ne pourraient avoir d’utilité et de vraie raison d’être que si l’élite existait déjà au préalable (conformément à l’adage scolastique : « pour agir, il faut être »), et si elle était assez fortement organisée pour empêcher sûrement toute déviation. C’est en Orient seulement qu’on peut trouver actuellement les exemples dont il conviendrait de s’inspirer ; nous avons bien des raisons de penser que l’Occident a eu aussi, au moyen âge, quelques organisations du même type, mais il est au moins douteux qu’il en ait subsisté des traces suffisantes pour qu’on puisse arriver à s’en faire une idée exacte autrement que par analogie avec ce qui existe en Orient, analogie basée d’ailleurs, non sur des suppositions gratuites, mais sur des signes qui ne trompent pas quand on connaît déjà certaines choses ; encore faut-il, pour les connaître, s’adresser là où il est possible de les trouver présentement, car il s’agit, non de curiosités archéologiques, mais d’une connaissance qui, pour être profitable, ne peut être que directe. Cette idée d’organisations qui ne revêtent point la forme de « sociétés », qui n’ont aucun des éléments extérieurs par lesquels celles-ci se caractérisent, et qui n’en sont que plus effectivement constituées, parce qu’elles sont fondées réellement sur ce qu’il y a d’immuable et n’admettent en soi aucun mélange de transitoire, cette idée, disons-nous, est tout à fait étrangère à la mentalité moderne, et nous avons pu nous rendre compte en diverses occasions des difficultés qu’on rencontre à la faire comprendre ; peut-être trouverons-nous le moyen d’y revenir quelque jour, car des explications trop étendues sur ce sujet ne rentreraient pas dans le cadre de la présente étude, où nous n’y faisons allusion qu’incidemment et pour couper court à un malentendu.

Cependant, nous n’entendons fermer la porte à aucune possibilité, sur ce terrain pas plus que sur aucun autre, ni décourager aucune initiative, pour peu qu’elle puisse produire des résultats valables et qu’elle n’aboutisse pas à un simple gaspillage de forces ; nous ne voulons que mettre en garde contre des opinions fausses et des conclusions trop hâtives. Il va de soi que, si quelques personnes, au lieu de travailler isolément, préféraient se réunir pour constituer des sortes de « groupes d’études », ce n’est pas là que nous verrions un danger ni même un inconvénient, mais à la condition qu’elles soient bien persuadées qu’elles n’ont nul besoin de recourir à ce formalisme extérieur auquel la plupart de nos contemporains attribuent tant d’importance, précisément parce que les choses extérieures sont tout pour eux. Du reste, même pour former simplement des « groupes d’études », si l’on voulait y faire un travail sérieux et le poursuivre assez loin, bien des précautions seraient nécessaires, car tout ce qui s’accomplit dans ce domaine met en jeu des puissances insoupçonnées du vulgaire, et, si l’on manque de prudence, on s’expose à d’étranges réactions, du moins tant qu’un certain degré n’a pas été atteint. D’autre part, les questions de méthode, ici, dépendent étroitement des principes mêmes ; c’est dire qu’elles ont une importance bien plus considérable qu’en tout autre domaine, et des conséquences autrement graves que sur le terrain scientifique, où elles sont pourtant déjà loin d’être négligeables. Ce n’est pas le lieu de développer toutes ces considérations ; nous n’exagérons rien, mais, comme nous l’avons dit dès le début, nous ne voulons pas non plus dissimuler les difficultés ; l’adaptation à telles ou telles conditions définies est toujours extrêmement délicate, et il faut posséder des données théoriques inébranlables et fort étendues avant de songer à tenter la moindre réalisation. L’acquisition même de ces données n’est pas une tâche si aisée pour des Occidentaux ; en tout cas, et nous n’y insisterons jamais trop, elle est ce par quoi il faut nécessairement débuter, elle constitue l’unique préparation indispensable, sans laquelle rien ne peut être fait, et dont dépendent essentiellement toutes les réalisations ultérieures, dans quelque ordre que ce soit.

Il est encore un autre point sur lequel nous devons nous expliquer : nous avons dit ailleurs que l’appui des Orientaux ne ferait pas défaut à l’élite intellectuelle dans l’accomplissement de sa tâche, parce que, naturellement, ils seront toujours favorables à un rapprochement qui sera ce qu’il doit être normalement ; mais cela suppose une élite occidentale déjà constituée, et, pour sa constitution même, il faut que l’initiative parte de l’Occident. Dans les conditions actuelles, les représentants autorisés des traditions orientales ne peuvent pas s’intéresser intellectuellement à l’Occident ; du moins, ils ne peuvent s’intéresser qu’aux rares individualités qui viennent à eux, directement ou indirectement, et qui ne sont que des cas trop exceptionnels pour permettre d’envisager une action généralisée. Nous pouvons affirmer ceci : jamais aucune organisation orientale n’établira de « branches » en Occident ; jamais même, tant que les conditions ne seront pas entièrement changées, elle ne pourra entretenir de relations avec aucune organisation occidentale, quelle qu’elle soit, car elle ne pourrait le faire qu’avec l’élite constituée conformément aux vrais principes. Donc, jusque là, on ne peut demander aux Orientaux rien de plus que des inspirations, ce qui est déjà beaucoup, et ces inspirations ne peuvent être transmises que par des influences individuelles servant d’intermédiaires, non par une action directe d’organisations qui, à moins de bouleversements imprévus, n’engageront jamais leur responsabilité dans les affaires du monde occidental, et cela se comprend, car ces affaires, après tout, ne les concernent pas ; les Occidentaux sont seuls à se mêler trop volontiers de ce qui se passe chez les autres. Si personne en Occident ne fait preuve à la fois de la volonté et de la capacité de comprendre tout ce qui est nécessaire pour se rapprocher vraiment de l’Orient, celui-ci se gardera bien d’intervenir, sachant d’ailleurs que ce serait inutile, et, quand bien même l’Occident devrait se précipiter à un cataclysme, il ne pourra faire autrement que de le laisser abandonné à lui-même ; en effet, comment agir sur l’Occident, à supposer qu’on le veuille, si l’on n’y trouve pas le moindre point d’appui ? De toutes façons, nous le redisons encore, c’est aux Occidentaux qu’il appartient de faire les premiers pas ; naturellement, ce n’est pas de la masse occidentale qu’il peut être question, ni même d’un nombre considérable d’individus, ce qui serait peut-être plus nuisible qu’utile à certains égards ; pour commencer, il suffit de quelques-uns, à la condition qu’ils soient capables de comprendre vraiment et profondément tout ce dont il s’agit. Il y a encore autre chose : ceux qui se sont assimilé directement l’intellectualité orientale ne peuvent prétendre qu’à jouer ce rôle d’intermédiaires dont nous parlions tout à l’heure ; ils sont, du fait de cette assimilation, trop près de l’Orient pour faire plus ; ils peuvent suggérer des idées, exposer des conceptions, indiquer ce qu’il conviendrait de faire, mais non prendre par eux-mêmes l’initiative d’une organisation qui, venant d’eux, ne serait pas vraiment occidentale. S’il y avait encore, en Occident, des individualités, même isolées, ayant conservé intact le dépôt de la tradition purement intellectuelle qui a dû exister au moyen âge, tout serait grandement simplifié ; mais c’est à ces individualités d’affirmer leur existence et de produire leurs titres, et, tant qu’elles ne l’auront pas fait, il ne nous appartient pas de résoudre la question. À défaut de cette éventualité, malheureusement assez improbable, c’est seulement ce que nous pourrions appeler une assimilation au second degré des doctrines orientales qui pourrait susciter les premiers éléments de l’élite future ; nous voulons dire que l’initiative devrait venir d’individualités qui se seraient développées par la compréhension de ces doctrines, mais sans avoir de liens trop directs avec l’Orient, et en gardant au contraire le contact avec tout ce qui peut encore subsister de valable dans la civilisation occidentale, et spécialement avec les vestiges d’esprit traditionnel qui ont pu s’y maintenir, en dépit de la mentalité moderne, principalement sous la forme religieuse. Ce n’est pas à dire que ce contact doive être nécessairement rompu pour ceux dont l’intellectualité est devenue tout orientale, et d’autant moins que, en somme, ils sont essentiellement des représentants de l’esprit traditionnel ; mais leur situation est trop particulière pour qu’ils ne soient pas astreints à une très grande réserve, surtout tant qu’on ne fera pas expressément appel à leur collaboration ; ils doivent se tenir dans l’expectative, comme les Orientaux de naissance, et tout ce qu’ils peuvent faire de plus que ces derniers, c’est de présenter les doctrines sous une forme mieux appropriée à l’Occident, et de faire ressortir les possibilités de rapprochement qui s’attachent à leur compréhension ; encore une fois, ils doivent se contenter d’être les intermédiaires dont la présence prouve que tout espoir d’entente n’est pas irrémédiablement perdu.

Qu’on veuille bien ne pas prendre ces réflexions pour autre chose que ce qu’elles sont, ni en tirer des conséquences qui risqueraient d’être fort étrangères à notre pensée ; si trop de points restent imprécis, c’est qu’il ne nous est pas possible de faire autrement, et que les circonstances seules permettront par la suite de les élucider peu à peu. Dans tout ce qui n’est pas purement et strictement doctrinal, les contingences interviennent forcément, et c’est d’elles que peuvent être tirés les moyens secondaires de toute réalisation qui suppose une adaptation préalable ; nous disons les moyens secondaires, car le seul essentiel, il ne faut pas l’oublier, réside dans l’ordre de la connaissance pure (en tant que connaissance simplement théorique, préparation de la connaissance pleinement effective, car celle-ci est, non un moyen, mais une fin en soi, par rapport à laquelle toute application n’a que le caractère d’un « accident » qui ne saurait ni l’affecter ni la déterminer). Si nous avons, dans des questions comme celles-là, le souci de n’en dire ni trop ni trop peu, c’est que, d’une part, nous tenons à nous faire comprendre aussi clairement que possible, et que cependant, d’autre part, nous devons toujours réserver les possibilités, actuellement imprévues, que les circonstances peuvent faire apparaître ultérieurement ; les éléments qui sont susceptibles d’entrer en jeu sont d’une prodigieuse complexité, et, dans un milieu aussi instable que le monde occidental, on ne saurait faire trop large la part de cet imprévu, que nous ne disons pas absolument imprévisible, mais sur lequel nous ne nous reconnaissons pas le droit d’anticiper. C’est pourquoi les précisions qu’on peut donner sont surtout négatives, en ce sens qu’elles répondent à des objections, soit effectivement formulées, soit seulement envisagées comme possibles, ou qu’elles écartent des erreurs, des malentendus, des formes diverses de l’incompréhension, à mesure qu’on a l’occasion de les constater ; mais, en procédant ainsi par élimination, on arrive à une position plus nette de la question, ce qui, somme toute, est déjà un résultat appréciable et, quelles que soient les apparences, véritablement positif. Nous savons bien que l’impatience occidentale s’accommode difficilement de semblables méthodes, et qu’elle serait plutôt disposée à sacrifier la sûreté au profit de la promptitude ; mais nous n’avons pas à tenir compte de ces exigences, qui ne permettent à rien de stable de s’édifier, et qui sont tout à fait contraires au but que nous envisageons. Ceux qui ne sont pas même capables de réfréner leur impatience le seraient encore bien moins de mener à bien le moindre travail d’ordre métaphysique ; qu’ils essaient simplement, à titre d’exercice préliminaire ne les engageant à rien, de concentrer leur attention sur une idée unique, d’ailleurs quelconque, pendant une demi-minute (il ne semble pas que ce soit trop exiger), et ils verront si nous avons tort de mettre en doute leurs aptitudes(2).

Nous n’ajouterons donc rien de plus sur les moyens par lesquels une élite intellectuelle pourra parvenir à se constituer en Occident ; même en admettant les circonstances les plus favorables, cette constitution est loin d’apparaître comme immédiatement possible, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas songer à la préparer dès maintenant. Quant au rôle qui sera dévolu à cette élite, il se dégage assez nettement de tout ce qui a été dit jusqu’ici : c’est essentiellement le retour de l’Occident à une civilisation traditionnelle, dans ses principes et dans tout l’ensemble de ses institutions. Ce retour devra s’effectuer par ordre, en allant des principes aux conséquences, et en descendant par degrés jusqu’aux applications les plus contingentes ; et il ne pourra se faire qu’en utilisant à la fois les données orientales et ce qui reste d’éléments traditionnels en Occident même, les unes complétant les autres et s’y superposant sans les modifier en eux-mêmes, mais en leur donnant, avec le sens le plus profond dont ils soient susceptibles, toute la plénitude de leur propre raison d’être. Il faut, nous l’avons dit, s’en tenir tout d’abord au point de vue purement intellectuel, et, par une répercussion toute naturelle, les conséquences s’étendront ensuite de proche en proche, et plus ou moins rapidement, à tous les autres domaines, y compris celui des applications sociales ; si quelque travail valable a déjà été accompli par ailleurs dans ces autres domaines, il n’y aura évidemment qu’à s’en féliciter, mais ce n’est pas à cela qu’il convient de s’attacher en premier lieu, car ce serait donner à l’accessoire le pas sur l’essentiel. Tant qu’on n’en sera pas arrivé au moment voulu, les considérations qui se rapportent aux points de vue secondaires ne devront guère intervenir qu’à titre d’exemples, ou plutôt d’« illustrations » ; elles peuvent en effet, si elles sont présentées à propos et sous une forme appropriée, avoir l’avantage de faciliter la compréhension des vérités plus essentielles en fournissant une sorte de point d’appui, et aussi d’éveiller l’attention de gens qui, par une appréciation erronée de leurs propres facultés, se croiraient incapables d’atteindre à la pure intellectualité, sans d’ailleurs savoir ce qu’elle est ; qu’on se souvienne de ce que nous avons dit plus haut sur ces moyens inattendus qui peuvent déterminer occasionnellement un développement intellectuel à ses débuts. Il est nécessaire de marquer d’une façon absolue la distinction de l’essentiel et de l’accidentel ; mais, cette distinction étant établie, nous ne voulons assigner aucune délimitation restrictive au rôle de l’élite, dans laquelle chacun pourra toujours trouver à employer ses facultés spéciales comme par surcroît et sans que ce soit aucunement au détriment de l’essentiel. En somme, l’élite travaillera d’abord pour elle-même, puisque, naturellement, ses membres recueilleront de leur propre développement un bénéfice immédiat et qui ne saurait faire défaut, bénéfice constituant d’ailleurs une acquisition permanente et inaliénable ; mais, en même temps et par là même, quoique moins immédiatement, elle travaillera aussi nécessairement pour l’Occident en général, car il est impossible qu’une élaboration comme celle dont il s’agit s’effectue dans un milieu quelconque sans y produire tôt ou tard des modifications considérables. De plus, les courants mentaux sont soumis à des lois parfaitement définies, et la connaissance de ces lois permet une action bien autrement efficace que l’usage de moyens tout empiriques ; mais ici, pour en venir à l’application et la réaliser dans toute son ampleur, il faut pouvoir s’appuyer sur une organisation fortement constituée, ce qui ne veut pas dire que des résultats partiels, déjà appréciables, ne puissent être obtenus avant qu’on en soit arrivé à ce point. Si défectueux et si incomplets que soient les moyens dont on dispose, il faut pourtant commencer par les mettre en œuvre tels quels, sans quoi l’on ne parviendra jamais à en acquérir de plus parfaits ; et nous ajouterons que la moindre chose accomplie en conformité harmonique avec l’ordre des principes porte virtuellement en soi des possibilités dont l’expansion est capable de déterminer les plus prodigieuses conséquences, et cela dans tous les domaines, à mesure que ses répercussions s’y étendent selon leur répartition hiérarchique et par voie de progression indéfinie(3).

Naturellement, en parlant du rôle de l’élite, nous supposons que rien ne viendra interrompre brusquement son action, c’est-à-dire que nous nous plaçons dans l’hypothèse la plus favorable ; il se pourrait aussi, car il y a des discontinuités dans les événements historiques, que la civilisation occidentale vînt à sombrer dans quelque cataclysme avant que cette action fût accomplie. Si pareille chose se produisait avant même que l’élite n’ait été pleinement constituée, les résultats du travail antérieur se borneraient évidemment aux bénéfices intellectuels qu’en auraient recueillis ceux qui y auraient pris part ; mais ces bénéfices sont, par eux-mêmes, quelque chose d’inappréciable, et ainsi, ne dût-il y avoir rien d’autre, il vaudrait encore la peine d’entreprendre ce travail ; les fruits en demeureraient alors réservés à quelques-uns, mais ceux-là auraient, pour leur propre compte, obtenu l’essentiel. Si l’élite, tout en étant déjà constituée, n’avait pas le temps d’exercer une action suffisamment généralisée pour modifier profondément la mentalité occidentale dans son ensemble, il y aurait quelque chose de plus : cette élite serait véritablement, pendant la période de trouble et de bouleversement, l’« arche » symbolique flottant sur les eaux du déluge, et, par la suite, elle pourrait servir de point d’appui à une action par laquelle l’Occident, tout en perdant probablement son existence autonome, recevrait cependant, des autres civilisations subsistantes, les principes d’un nouveau développement, cette fois régulier et normal. Mais, dans ce second cas, il y aurait encore, au moins transitoirement, de fâcheuses éventualités à envisager : les révolutions ethniques auxquelles nous avons déjà fait allusion seraient assurément fort graves ; de plus, il serait bien préférable pour l’Occident, au lieu d’être absorbé purement et simplement, de pouvoir se transformer de façon à acquérir une civilisation comparable à celles de l’Orient, mais adaptée à ses conditions propres, et le dispensant, quant à sa masse, de s’assimiler plus ou moins péniblement des formes traditionnelles qui n’ont pas été faites pour lui. Cette transformation, s’opérant sans heurt et comme spontanément, pour restituer à l’Occident une civilisation traditionnelle appropriée, c’est ce que nous venons d’appeler l’hypothèse la plus favorable ; telle serait l’œuvre de l’élite, avec l’appui des détenteurs des traditions orientales, sans doute, mais avec une initiative occidentale comme point de départ ; et l’on doit comprendre maintenant que cette dernière condition, même si elle n’était pas aussi rigoureusement indispensable qu’elle l’est effectivement, n’en apporterait pas moins un avantage considérable, en ce sens que c’est là ce qui permettrait à l’Occident de conserver son autonomie et même de garder, pour son développement futur, les éléments valables qu’il peut avoir acquis malgré tout dans sa civilisation actuelle. Enfin, si cette hypothèse avait le temps de se réaliser, elle éviterait la catastrophe que nous envisagions en premier lieu, puisque la civilisation occidentale, redevenue normale, aurait sa place légitime parmi les autres, et qu’elle ne serait plus, comme elle l’est aujourd’hui, une menace pour le reste de l’humanité, un facteur de déséquilibre et d’oppression dans le monde. En tout cas, il faut faire comme si le but que nous indiquons ici devait être atteint, puisque, même si les circonstances ne permettent pas qu’il le soit, rien de ce qui aura été accompli dans le sens qui doit y conduire ne sera perdu ; et la considération de ce but peut fournir, à ceux qui sont capables de faire partie de l’élite, un motif d’appliquer leurs efforts à la compréhension de la pure intellectualité, motif qui ne sera point à négliger tant qu’ils n’auront pas pris entièrement conscience de quelque chose de moins contingent, nous voulons dire de ce que l’intellectualité vaut en soi, indépendamment des résultats qu’elle peut produire par surcroît dans les ordres plus ou moins extérieurs. La considération de ces résultats, si secondaires qu’ils soient, peut donc être tout au moins un « adjuvant », et elle ne saurait d’autre part être un obstacle si l’on a soin de la mettre exactement à sa place et d’observer en tout les hiérarchies nécessaires, de façon à ne jamais perdre de vue l’essentiel ni le sacrifier à l’accidentel ; nous nous sommes déjà expliqué là-dessus, suffisamment pour justifier, aux yeux de ceux qui comprennent ces choses, le point de vue que nous adoptons présentement, et qui, s’il ne correspond pas à toute notre pensée (et il ne le peut pas, dès lors que les considérations purement doctrinales et spéculatives sont pour nous au-dessus de toutes les autres), en représente cependant une partie très réelle.

Nous ne prétendons envisager ici rien de plus que des possibilités très éloignées selon toute vraisemblance, mais qui n’en sont pas moins des possibilités, et qui, à ce seul titre, méritent d’être prises en considération ; et le fait même de les envisager peut déjà contribuer, dans une certaine mesure, à en rapprocher la réalisation. D’ailleurs, dans un milieu essentiellement mouvant comme l’Occident moderne, les événements peuvent, sous l’action de circonstances quelconques, se dérouler avec une rapidité dépassant de beaucoup toutes les prévisions ; on ne saurait donc s’y prendre trop tôt pour se préparer à y faire face, et il vaut mieux voir de trop loin que de se laisser surprendre par l’irréparable. Sans doute, nous ne nous faisons pas d’illusions sur les chances qu’ont des avertissements de ce genre d’être entendus de la majorité de nos contemporains ; mais, comme nous l’avons dit, l’élite intellectuelle n’aurait pas besoin d’être fort nombreuse, au début surtout, pour que son influence puisse s’exercer d’une manière très effective, même sur ceux qui ne se douteraient aucunement de son existence ou qui ne soupçonneraient pas le moins du monde la portée de ses travaux. C’est là qu’on pourrait se rendre compte de l’inutilité de ces « secrets » auxquels nous faisions allusion plus haut : il y a des actions qui, par leur nature même, demeurent parfaitement ignorées du vulgaire, non parce qu’on se cache de lui, mais parce qu’il est incapable de les comprendre. L’élite n’aurait point à faire connaître publiquement les moyens de son action, mais surtout parce que ce serait inutile, et parce que, le voulût-elle, elle ne pourrait les expliquer en un langage intelligible au grand nombre ; elle saurait à l’avance que ce serait peine perdue, et que les efforts qu’elle y dépenserait pourraient recevoir un bien meilleur emploi. Nous ne contestons pas, d’ailleurs, le danger ou l’inopportunité de certaines divulgations : bien des gens pourraient être tentés, si on leur en indiquait les moyens, de s’essayer à des réalisations auxquelles rien ne les aurait préparés, uniquement « pour voir », sans en connaître la véritable raison d’être et sans savoir où elles pourraient les conduire ; et ce ne serait là qu’une cause supplémentaire de déséquilibre, qu’il ne convient nullement d’ajouter à toutes celles qui troublent aujourd’hui la mentalité occidentale et la troubleront sans doute longtemps encore, et qui serait même d’autant plus redoutable qu’il s’agit de choses d’une nature plus profonde ; mais tous ceux qui possèdent certaines connaissances sont, par là même, pleinement qualifiés pour apprécier de semblables dangers, et ils sauront toujours se comporter en conséquence sans être liés par d’autres obligations que celles qu’implique tout naturellement le degré de développement intellectuel auquel ils sont parvenus. Du reste, il faut nécessairement commencer par la préparation théorique, la seule essentielle et vraiment indispensable, et la théorie peut toujours être exposée sans réserves, ou du moins sous la seule réserve de ce qui est proprement inexprimable et incommunicable ; c’est à chacun de comprendre dans la mesure de ses possibilités, et, quant à ceux qui ne comprennent pas, s’ils n’en retirent aucun avantage, ils n’en éprouvent non plus aucun inconvénient et demeurent simplement tels qu’ils étaient auparavant. Peut-être s’étonnera-t-on que nous insistions tant sur des choses qui, en somme, sont extrêmement simples et ne devraient soulever aucune difficulté ; mais l’expérience nous a montré qu’on ne saurait prendre trop de précautions à cet égard, et nous aimons mieux donner sur certains points un excès d’explications que de risquer de voir notre pensée mal interprétée ; les précisions qu’il nous reste encore à apporter procèdent en grande partie du même souci, et, comme elles répondent à une incompréhension que nous avons effectivement constatée en plusieurs circonstances, elles prouveront suffisamment que notre crainte des malentendus n’a rien d’exagéré.