CHAPITRE IV
Entente et non fusion

Toutes les civilisations orientales, malgré la très grande différence des formes qu’elles revêtent, sont comparables entre elles, parce qu’elles ont toutes un caractère essentiellement traditionnel ; chaque tradition a son expression et ses modalités propres, mais, partout où il y a tradition, au sens vrai et profond de ce mot, il y a nécessairement accord sur les principes. Les différences résident uniquement dans les formes extérieures, dans les applications contingentes, qui sont naturellement conditionnées par les circonstances, spécialement par les caractères ethniques, et qui, pour une civilisation donnée, peuvent même varier dans certaines limites, puisque c’est là le domaine laissé à l’adaptation. Mais, là où il ne subsiste plus que des formes extérieures, qui ne traduisent rien d’un ordre plus profond, il ne peut plus guère y avoir que des différences par rapport aux autres civilisations ; il n’y a plus d’accord possible, dès lors qu’il n’y a plus de principes ; et c’est pourquoi le défaut de rattachement effectif à une tradition nous apparaît comme la racine même de la déviation occidentale. Aussi déclarons-nous formellement que le but essentiel que l’élite intellectuelle, si elle arrive à se constituer un jour, devra assigner à son activité, c’est le retour de l’Occident à une civilisation traditionnelle ; et nous ajoutons que, s’il y a jamais eu un développement proprement occidental en ce sens, c’est le moyen âge qui nous en offre l’exemple, de sorte qu’il s’agirait en somme, non de copier ou de reconstituer purement et simplement ce qui exista à cette époque (chose manifestement impossible, car, quoi qu’en prétendent certains, l’histoire ne se répète pas, et il n’y a dans le monde que des choses analogues, non des choses identiques), mais bien de s’en inspirer pour l’adaptation nécessitée par les circonstances. C’est là, textuellement, ce que nous avons toujours dit, et c’est avec intention que nous le reproduisons dans les termes mêmes dont nous nous sommes déjà servi(1) ; cela nous paraît assez net pour ne laisser place à aucune équivoque. Pourtant, il en est qui s’y sont mépris de la façon la plus singulière, et qui ont cru pouvoir nous attribuer les intentions les plus fantaisistes, par exemple celle de vouloir restaurer quelque chose de comparable au « syncrétisme » alexandrin ; nous y reviendrons tout à l’heure, mais précisons d’abord que, quand nous parlons du moyen âge, nous avons surtout en vue la période qui s’étend du règne de Charlemagne au début du xive siècle ; c’est assez loin d’Alexandrie ! Il est vraiment curieux que, lorsque nous affirmons l’unité fondamentale de toutes les doctrines traditionnelles, on puisse comprendre qu’il s’agit d’opérer une « fusion » entre des traditions différentes, et qu’on ne se rende pas compte que l’accord sur les principes ne suppose aucunement l’uniformité ; cela ne viendrait-il pas encore de ce défaut très occidental qu’est l’incapacité d’aller plus loin que les apparences extérieures ? Quoi qu’il en soit, il ne nous paraît pas inutile de revenir sur cette question et d’y insister davantage, de manière à ce que nos intentions ne soient plus dénaturées pareillement ; et d’ailleurs, même en dehors de cette considération, la chose n’est pas sans intérêt.

En raison de l’universalité des principes, comme nous l’avons dit, toutes les doctrines traditionnelles sont d’essence identique ; il n’y a et il ne peut y avoir qu’une métaphysique, quelles que soient les façons diverses dont on l’exprime, dans la mesure où elle est exprimable, suivant le langage qu’on a à sa disposition, et qui n’a d’ailleurs jamais qu’un rôle de symbole ; et, s’il en est ainsi, c’est tout simplement parce que la vérité est une, et parce que, étant en soi absolument indépendante de nos conceptions, elle s’impose pareillement à tous ceux qui la comprennent. Donc, deux traditions véritables ne peuvent en aucun cas s’opposer comme contradictoires ; s’il est des doctrines qui sont incomplètes (qu’elles l’aient toujours été ou qu’une partie s’en soit perdue) et qui vont plus ou moins loin, il n’en est pas moins vrai que, jusqu’au point où ces doctrines s’arrêtent, l’accord avec les autres subsiste, quand même leurs représentants actuels n’en auraient pas conscience ; pour tout ce qui est au delà, il ne saurait être question d’accord ni de désaccord, mais seul l’esprit de système pourrait faire contester l’existence de cet « au-delà », et, sauf cette négation de parti pris qui ressemble un peu trop à celles qui sont coutumières à l’esprit moderne, tout ce que peut faire la doctrine qui est incomplète, c’est de s’avouer incompétente à l’égard de ce qui la dépasse. En tout cas, si l’on trouvait une contradiction apparente entre deux traditions, il faudrait en conclure, non point que l’une est vraie et que l’autre est fausse, mais qu’il y en a au moins une qu’on ne comprend qu’imparfaitement ; et, en examinant les choses de plus près, on s’apercevrait qu’il y avait effectivement une de ces erreurs d’interprétation auxquelles les différences d’expression peuvent donner lieu très facilement quand on y est insuffisamment habitué. Quant à nous, d’ailleurs, nous devons dire que, en fait, nous ne trouvons pas de telles contradictions, tandis que, par contre, nous voyons apparaître fort clairement, sous les formes les plus diverses, l’unité doctrinale essentielle ; ce qui nous étonne, c’est que ceux qui posent en principe l’existence d’une « tradition primordiale » unique, commune à toute l’humanité à ses origines, ne voient pas les conséquences qui sont impliquées dans cette affirmation ou ne sachent pas les en tirer, et qu’ils soient parfois tout aussi acharnés que d’autres à découvrir des oppositions qui sont purement imaginaires. Nous ne parlons, bien entendu, que des doctrines qui sont véritablement traditionnelles, « orthodoxes » si l’on veut ; il y a des moyens pour reconnaître, sans aucune erreur possible, ces doctrines parmi toutes les autres, comme il y en a aussi pour déterminer le degré exact de compréhension auquel correspond une doctrine quelconque ; mais ce n’est pas là ce dont il s’agit présentement. Pour résumer notre pensée en quelques mots, nous pouvons dire ceci : toute vérité est exclusive de l’erreur, non d’une autre vérité (ou, pour mieux nous exprimer, d’un autre aspect de la vérité) ; et, nous le répétons, tout autre exclusivisme que celui-là n’est qu’esprit de système, incompatible avec la compréhension des principes universels.

L’accord, portant essentiellement sur les principes, ne peut être vraiment conscient que pour les doctrines qui renferment au moins une part de métaphysique ou d’intellectualité pure ; il ne l’est pas pour celles qui sont limitées strictement à une forme particulière, par exemple à la forme religieuse. Cependant, cet accord n’en existe pas moins réellement en pareil cas, en ce sens que les vérités théologiques peuvent être regardées comme une traduction, à un point de vue spécial, de certaines vérités métaphysiques ; mais, pour faire apparaître cet accord, il faut alors effectuer la transposition qui restitue à ces vérités leur sens le plus profond, et le métaphysicien seul peut le faire, parce qu’il se place au delà de toutes les formes particulières et de tous les points de vue spéciaux. Métaphysique et religion ne sont pas et ne seront jamais sur le même plan ; il résulte de là, d’ailleurs, qu’une doctrine purement métaphysique et une doctrine religieuse ne peuvent ni se faire concurrence ni entrer en conflit, puisque leurs domaines sont nettement différents. Mais, d’autre part, il en résulte aussi que l’existence d’une doctrine uniquement religieuse est insuffisante pour permettre d’établir une entente profonde comme celle que nous avons en vue quand nous parlons du rapprochement intellectuel de l’Orient et de l’Occident ; c’est pourquoi nous avons insisté sur la nécessité d’accomplir en premier lieu un travail d’ordre métaphysique, et ce n’est qu’ensuite que la tradition religieuse de l’Occident, revivifiée et restaurée dans sa plénitude, pourrait devenir utilisable à cette fin, grâce à l’adjonction de l’élément intérieur qui lui fait actuellement défaut, mais qui peut fort bien venir s’y superposer sans que rien soit changé extérieurement. Si une entente est possible entre les représentants des différentes traditions, et nous savons que rien ne s’y oppose en principe, cette entente ne pourra se faire que par en haut, de telle façon que chaque tradition gardera toujours son entière indépendance, avec les formes qui lui sont propres ; et la masse, tout en participant aux bénéfices de cette entente, n’en aura pas directement conscience, car c’est là une chose qui ne concerne que l’élite, et même « l’élite de l’élite », suivant l’expression qu’emploient certaines écoles islamiques.

On voit combien tout cela est éloigné de nous ne savons quels projets de « fusion » que nous regardons comme parfaitement irréalisables : une tradition n’est pas une chose qui peut s’inventer ou se créer artificiellement ; en rassemblant tant bien que mal des éléments empruntés à des doctrines diverses, on ne constituera jamais qu’une pseudo-tradition sans valeur et sans portée, et ce sont là des fantaisies qu’il convient de laisser aux occultistes et aux théosophistes ; pour agir ainsi, il faut ignorer ce qu’est vraiment une tradition, et ne pas comprendre le sens réel et profond de ces éléments que l’on s’efforce d’associer en un ensemble plus ou moins incohérent. Tout cela, en somme, n’est qu’une sorte d’« éclectisme », et il n’est rien à quoi nous soyons plus résolument opposé, précisément parce que nous voyons l’accord profond sous la diversité des formes, et parce que nous voyons aussi, en même temps, la raison d’être de ces formes multiples dans la variété des conditions auxquelles elles doivent être adaptées. Si l’étude des différentes doctrines traditionnelles a une très grande importance, c’est parce qu’elle permet de constater cette concordance que nous affirmons ici ; mais il ne saurait s’agir de tirer de cette étude une doctrine nouvelle, ce qui, loin d’être conforme à l’esprit traditionnel, lui serait absolument contraire. Sans doute, quand les éléments d’un certain ordre font défaut, comme c’est le cas dans l’Occident actuel pour tout ce qui est purement métaphysique, il faut bien les chercher ailleurs, là où ils se trouvent ; mais il ne faut pas oublier que la métaphysique est essentiellement universelle, de sorte que ce n’est pas la même chose que s’il était question d’éléments se référant à un ordre particulier. En outre, l’expression orientale n’aurait jamais à être assimilée que par l’élite, qui devrait ensuite faire œuvre d’adaptation ; et la connaissance des doctrines de l’Orient permettrait, par un emploi judicieux de l’analogie, de restaurer la tradition occidentale elle-même dans son intégralité, comme elle peut permettre de comprendre les civilisations disparues : ces deux cas sont tout à fait comparables, puisqu’il faut bien admettre que, pour la plus grande partie, la tradition occidentale est présentement perdue.

Là où nous envisageons une synthèse d’ordre transcendant comme le seul point de départ possible de toutes les réalisations ultérieures, certains s’imaginent qu’il ne peut être question que d’un « syncrétisme » plus ou moins confus ; pourtant, ce sont là des choses qui n’ont rien de commun, qui n’ont pas le moindre rapport entre elles. De même, il en est qui ne peuvent pas entendre prononcer le mot d’« ésotérisme » (dont nous n’abusons pas, on en conviendra) sans penser immédiatement à l’occultisme ou à d’autres choses du même genre, dans lesquelles il n’y a pas trace de véritable ésotérisme ; il est incroyable que les prétentions les plus injustifiées soient si facilement admises par ceux mêmes qui auraient le plus grand intérêt à les réfuter ; le seul moyen efficace de combattre l’occultisme, c’est de montrer qu’il n’a rien de sérieux, qu’il n’est qu’une invention toute moderne, et que l’ésotérisme, au vrai sens de ce mot, est tout autre chose que cela en réalité. Il en est aussi qui, par une autre confusion, croient pouvoir traduire « ésotérisme » par « gnosticisme » ; ici, il s’agit de conceptions authentiquement plus anciennes, mais l’interprétation n’en est pas pour cela plus exacte ni plus juste. Il est assez difficile de savoir aujourd’hui d’une manière précise ce que furent les doctrines assez variées qui sont réunies sous cette dénomination générique de « gnosticisme », et parmi lesquelles il y aurait sans doute bien des distinctions à faire ; mais, dans l’ensemble, il apparaît qu’il y eut là des idées orientales plus ou moins défigurées, probablement mal comprises par les Grecs, et revêtues de formes imaginatives qui ne sont guère compatibles avec la pure intellectualité ; on peut assurément trouver sans peine des choses plus dignes d’intérêt, moins mélangées d’éléments hétéroclites, d’une valeur beaucoup moins douteuse et d’une signification beaucoup plus sûre. Ceci nous amène à dire quelques mots en ce qui concerne la période alexandrine en général : que les Grecs se soient trouvés alors en contact assez direct avec l’Orient, et que leur esprit se soit ouvert ainsi à des conceptions auxquelles il était resté fermé jusque là, cela ne nous paraît pas contestable ; mais, malheureusement, le résultat semble être demeuré beaucoup plus près du « syncrétisme » que de la véritable synthèse. Nous ne voudrions pas déprécier outre mesure des doctrines comme celles des néo-platoniciens, qui sont, en tout cas, incomparablement supérieures à toutes les productions de la philosophie moderne ; mais enfin il vaut mieux remonter directement à la source orientale que de passer par des intermédiaires quelconques, et, de plus, cela a l’avantage d’être beaucoup plus facile, puisque les civilisations orientales existent toujours, tandis que la civilisation grecque n’a réellement pas eu de continuateurs. Quand on connaît les doctrines orientales, on peut s’en servir pour mieux comprendre celles des néo-platoniciens, et même des idées plus purement grecques que celles-là, car, malgré des différences considérables, l’Occident était alors bien plus rapproché de l’Orient qu’il ne l’est aujourd’hui ; mais il ne serait pas possible de faire l’inverse, et, en voulant aborder l’Orient par la Grèce, on s’exposerait à bien des erreurs. Du reste, pour suppléer à ce qui manque à l’Occident, on ne peut s’adresser qu’à ce qui a conservé une existence effective ; il ne s’agit point de faire de l’archéologie, et les choses que nous envisageons ici n’ont rien à voir avec des amusements d’érudits ; si la connaissance de l’antiquité peut y jouer un rôle, ce n’est que dans la mesure où elle aidera à comprendre vraiment certaines idées, et où elle apportera encore la confirmation de cette unité doctrinale où se rencontrent toutes les civilisations, à l’exception de la seule civilisation moderne, qui, n’ayant ni doctrine ni principes, est en dehors des voies normales de l’humanité.

Si l’on ne peut admettre aucune tentative de fusion entre des doctrines différentes, il ne peut pas davantage être question de la substitution d’une tradition à une autre ; non seulement la multiplicité des formes traditionnelles n’a aucun inconvénient, mais elle a au contraire des avantages très certains ; alors même que ces formes sont pleinement équivalentes au fond, chacune d’elles a sa raison d’être, ne serait-ce que parce qu’elle est mieux appropriée que toute autre aux conditions d’un milieu donné. La tendance à tout uniformiser procède, comme nous l’avons dit, des préjugés égalitaires ; vouloir l’appliquer ici, ce serait donc faire à l’esprit moderne une concession qui, même involontaire, n’en serait pas moins réelle, et qui ne pourrait avoir que des conséquences déplorables. Ce n’est que si l’Occident se montrait définitivement impuissant à revenir à une civilisation normale qu’une tradition étrangère pourrait lui être imposée ; mais alors il n’y aurait pas fusion, puisque rien de spécifiquement occidental ne subsisterait plus ; et il n’y aurait pas substitution non plus, car, pour en arriver à une telle extrémité, il faudrait que l’Occident eût perdu jusqu’aux derniers vestiges de l’esprit traditionnel, à l’exception d’une petite élite sans laquelle, ne pouvant même recevoir cette tradition étrangère, il s’enfoncerait inévitablement dans la pire barbarie. Mais, nous le répétons, il est encore permis d’espérer que les choses n’iront pas jusqu’à ce point, que l’élite pourra se constituer pleinement et accomplir son rôle jusqu’au bout, de telle façon que l’Occident ne soit pas seulement sauvé du chaos et de la dissolution, mais qu’il retrouve les principes et les moyens d’un développement qui lui soit propre, tout en étant en harmonie avec celui des autres civilisations.

Quant au rôle de l’Orient en tout cela, résumons-le encore, pour plus de clarté, d’une manière aussi précise que possible ; nous pouvons distinguer aussi, sous ce rapport, la période de constitution de l’élite et sa période d’action effective. Dans la première, c’est par l’étude des doctrines orientales, plus que par tout autre moyen, que ceux qui seront appelés à faire partie de cette élite pourront acquérir et développer en eux-mêmes la pure intellectualité, puisqu’ils ne sauraient la trouver en Occident ; ce n’est que par là également qu’ils pourront apprendre ce qu’est, dans ses divers éléments, une civilisation traditionnelle, car une connaissance aussi directe que possible est seule valable en pareil cas, à l’exclusion de tout savoir simplement « livresque », qui, par lui-même, n’est pas utilisable pour le but que nous envisageons. Pour que l’étude des doctrines orientales soit ce qu’elle doit être, il est nécessaire que certaines individualités servent d’intermédiaires, ainsi que nous l’avons expliqué, entre les détenteurs de ces doctrines et l’élite occidentale en formation ; c’est pourquoi nous parlons seulement, pour cette dernière, d’une connaissance aussi directe que possible, et non absolument directe, pour commencer tout au moins. Mais ensuite, quand un premier travail d’assimilation aurait été ainsi accompli, rien ne s’opposerait à ce que l’élite elle-même (puisque c’est d’elle que devrait venir l’initiative) fît appel, d’une façon plus immédiate, aux représentants des traditions orientales ; et ceux-ci, se trouvant intéressés au sort de l’Occident par la présence même de cette élite, ne manqueraient pas de répondre à cet appel, car la seule condition qu’ils exigent, c’est la compréhension (et cette condition unique est d’ailleurs imposée par la force des choses) ; nous pouvons affirmer que nous n’avons jamais vu aucun Oriental persister à s’enfermer dans sa réserve habituelle lorsqu’il se trouve en face de quelqu’un qu’il juge susceptible de le comprendre. C’est dans la seconde période que l’appui des Orientaux pourrait se manifester ainsi effectivement ; nous avons dit pourquoi cela supposait l’élite déjà constituée, c’est-à-dire, en somme, une organisation occidentale capable d’entrer en relations avec les organisations orientales qui travaillent dans l’ordre intellectuel pur, et de recevoir de celles-ci, pour son action, l’aide que peuvent procurer des forces accumulées depuis un temps immémorial. En pareil cas, les Orientaux seront toujours, pour les Occidentaux, des guides et des « frères aînés » ; mais l’Occident, sans prétendre à traiter avec eux d’égal à égal, n’en méritera pas moins d’être considéré comme une puissance autonome, dès lors qu’il possédera une telle organisation ; et la répugnance profonde des Orientaux pour tout ce qui ressemble à du prosélytisme sera pour son indépendance une garantie suffisante. Les Orientaux ne tiennent nullement à s’assimiler l’Occident, et ils préféreront toujours de beaucoup favoriser un développement occidental conforme aux principes, pour peu qu’ils en voient la possibilité ; cette possibilité, c’est précisément à ceux qui feront partie de l’élite qu’il appartient de la leur montrer, en prouvant par leur propre exemple que la déchéance intellectuelle de l’Occident n’est pas irrémédiable. Il s’agit donc, non d’imposer à l’Occident une tradition orientale, dont les formes ne correspondent pas à sa mentalité, mais de restaurer une tradition occidentale avec l’aide de l’Orient : aide indirecte d’abord, directe ensuite, ou, si l’on veut, inspiration dans la première période, appui effectif dans la seconde. Mais ce qui n’est pas possible pour la généralité des Occidentaux doit l’être pour l’élite : pour que celle-ci puisse réaliser les adaptations nécessaires, il faut d’abord qu’elle ait pénétré et compris les formes traditionnelles qui existent ailleurs ; il faut aussi qu’elle aille au delà de toutes les formes, quelles qu’elles soient, pour saisir ce qui constitue l’essence de toute tradition. Et c’est par là que, lorsque l’Occident sera de nouveau en possession d’une civilisation régulière et traditionnelle, le rôle de l’élite devra encore se poursuivre : elle sera alors ce par quoi la civilisation occidentale communiquera d’une façon permanente avec les autres civilisations, car une telle communication ne peut s’établir et se maintenir que par ce qu’il y a de plus élevé en chacune d’elles ; pour n’être pas simplement accidentelle, elle suppose la présence d’hommes qui soient, en ce qui les concerne, dégagés de toute forme particulière, qui aient la pleine conscience de ce qu’il y a derrière les formes, et qui, se plaçant dans le domaine des principes les plus transcendants, puissent participer indistinctement à toutes les traditions. En d’autres termes, il faudrait que l’Occident parvînt finalement à avoir des représentants dans ce qui est désigné symboliquement comme le « centre du monde » ou par toute autre expression équivalente (ce qui ne doit pas être entendu littéralement comme indiquant un lieu déterminé, quel qu’il puisse être) ; mais, ici, il s’agit de choses trop lointaines, trop inaccessibles présentement et sans doute pour bien longtemps encore, pour qu’il puisse être vraiment utile d’y insister.

Maintenant, puisqu’il faut, pour réveiller l’intellectualité occidentale, commencer par l’étude des doctrines de l’Orient (nous parlons d’une étude vraie et profonde, avec tout ce qu’elle comporte quant au développement personnel de ceux qui s’y livrent, et non d’une étude extérieure et superficielle à la manière des orientalistes), nous devons indiquer les motifs pour lesquels il convient, d’une façon générale, de s’adresser à telle de ces doctrines de préférence aux autres. On pourrait, en effet, se demander pourquoi nous prenons pour point d’appui principal l’Inde plutôt que la Chine, ou encore pourquoi nous ne regardons pas comme plus avantageux de nous baser sur ce qui est le plus proche de l’Occident, c’est-à-dire sur le côté ésotérique de la doctrine islamique. Nous nous bornerons d’ailleurs à considérer ces trois grandes divisions de l’Orient ; tout le reste est, ou de moindre importance, ou, comme les doctrines thibétaines, tellement ignoré des Européens qu’il serait bien difficile de leur en parler d’une façon intelligible avant qu’ils aient compris des choses moins totalement étrangères à leur manière habituelle de penser. Pour ce qui est de la Chine, il y a des raisons similaires de ne pas s’y attacher en premier lieu : les formes par lesquelles s’expriment ses doctrines sont vraiment trop loin de la mentalité occidentale, et les méthodes d’enseignement qui y sont en usage sont de nature à décourager promptement les mieux doués des Européens ; bien peu nombreux seraient ceux qui pourraient résister à un travail entrepris suivant de semblables méthodes, et, s’il y a lieu assurément d’envisager en tout cas une sélection fort rigoureuse, il faut cependant éviter autant que possible les difficultés qui ne tiendraient qu’à des contingences, et qui proviendraient plutôt du tempérament inhérent à la race que d’un défaut réel de facultés intellectuelles. Les formes d’expression des doctrines hindoues, tout en étant encore extrêmement différentes de toutes celles auxquelles est habituée la pensée occidentale, sont relativement plus assimilables, et elles réservent de plus larges possibilités d’adaptation ; nous pourrions dire que, pour ce dont il s’agit, l’Inde, occupant une position moyenne dans l’ensemble oriental, n’est ni trop loin ni trop près de l’Occident. En effet, il y aurait aussi, à se baser sur ce qui en est plus rapproché, des inconvénients qui, pour être d’un autre ordre que ceux que nous signalions tout à l’heure, n’en seraient pas moins assez graves ; et peut-être n’y aurait-il pas beaucoup d’avantages réels pour les compenser, car la civilisation islamique est à peu près aussi mal connue des Occidentaux que les civilisations plus orientales, et surtout sa partie métaphysique, qui est celle qui nous intéresse ici, leur échappe entièrement. Il est vrai que cette civilisation islamique, avec ses deux faces ésotérique et exotérique, et avec la forme religieuse que revêt cette dernière, est ce qui ressemble le plus à ce que serait une civilisation traditionnelle occidentale ; mais la présence même de cette forme religieuse, par laquelle l’Islam tient en quelque sorte de l’Occident, risque d’éveiller certaines susceptibilités qui, si peu justifiées qu’elles soient au fond, ne seraient pas sans danger : ceux qui sont incapables de distinguer entre les différents domaines croiraient faussement à une concurrence sur le terrain religieux ; et il y a certainement, dans la masse occidentale (où nous comprenons la plupart des pseudo-intellectuels), beaucoup plus de haine à l’égard de tout ce qui est islamique qu’en ce qui concerne le reste de l’Orient. La peur entre pour une bonne part dans les mobiles de cette haine, et cet état d’esprit n’est dû qu’à l’incompréhension, mais, tant qu’il existe, la plus élémentaire prudence exige qu’on en tienne compte dans une certaine mesure ; l’élite en voie de constitution aura bien assez à faire pour vaincre l’hostilité à laquelle elle se heurtera forcément de divers côtés, sans l’accroître inutilement en donnant lieu à de fausses suppositions que la sottise et la malveillance combinées ne manqueraient pas d’accréditer ; il y en aura probablement de toutes façons, mais, lorsqu’on peut les prévoir, il vaut mieux faire en sorte qu’elles ne se produisent pas, si du moins la chose est possible sans entraîner d’autres conséquences encore plus fâcheuses. C’est pour cette raison qu’il ne nous paraît pas opportun de s’appuyer principalement sur l’ésotérisme islamique ; mais, naturellement, cela n’empêche pas que cet ésotérisme, étant d’essence proprement métaphysique, offre l’équivalent de ce qui se trouve dans les autres doctrines ; il ne s’agit donc en tout ceci, nous le répétons, que d’une simple question d’opportunité, qui ne se pose que parce qu’il convient de se placer dans les conditions les plus favorables, et qui ne met pas en jeu les principes mêmes.

Du reste, si nous prenons la doctrine hindoue pour centre de l’étude dont il s’agit, cela ne veut pas dire que nous entendions nous y référer exclusivement ; il importe au contraire de faire ressortir, à son occasion, et chaque fois que les circonstances s’y prêteront, la concordance et l’équivalence de toutes les doctrines métaphysiques. Il faut montrer que, sous des expressions diverses, il y a des conceptions qui sont identiques, parce qu’elles correspondent à la même vérité ; il y a même parfois des analogies d’autant plus frappantes qu’elles portent sur des points très particuliers, et aussi une certaine communauté de symboles entre des traditions différentes ; ce sont là des choses sur lesquelles on ne saurait trop attirer l’attention, et ce n’est point faire du « syncrétisme » ou de la « fusion » que de constater ces ressemblances réelles, cette sorte de parallélisme qui existe entre toutes les civilisations pourvues d’un caractère traditionnel, et qui ne peut étonner que les hommes qui ne croient à aucune vérité transcendante, à la fois extérieure et supérieure aux conceptions humaines. Pour notre part, nous ne pensons pas que des civilisations comme celles de l’Inde et de la Chine aient dû nécessairement communiquer entre elles d’une façon directe au cours de leur développement ; cela n’empêche pas que, à côté de différences très nettes qui s’expliquent par les conditions ethniques et autres, elles présentent des similitudes remarquables ; et nous ne parlons pas ici de l’ordre métaphysique, où l’équivalence est toujours parfaite et absolue, mais des applications à l’ordre des contingences. Naturellement, il faut toujours réserver ce qui peut appartenir à la « tradition primordiale » ; mais, celle-ci étant, par définition, antérieure au développement spécial des civilisations en question, son existence ne leur enlève rien de leur indépendance. Du reste, il faut considérer la « tradition primordiale » comme concernant essentiellement les principes ; or, sur ce terrain, il y a toujours eu une certaine communication permanente, établie de l’intérieur et par en haut, ainsi que nous l’indiquions tout à l’heure ; mais cela non plus n’affecte pas l’indépendance des différentes civilisations. Seulement, quand on se trouve en présence de certains symboles qui sont les mêmes partout, il est évident qu’il faut y reconnaître une manifestation de cette unité traditionnelle fondamentale, si généralement méconnue de nos jours, et que les « scientistes » s’acharnent à nier comme une chose particulièrement gênante ; de telles rencontres ne peuvent être fortuites, d’autant plus que les modalités d’expression sont, en elles-mêmes, susceptibles de varier indéfiniment. En somme, l’unité, pour qui sait la voir, est partout sous la diversité ; elle y est comme conséquence de l’universalité des principes : que la vérité s’impose pareillement à des hommes qui n’ont entre eux aucune relation immédiate, ou que des rapports intellectuels effectifs se maintiennent entre les représentants de civilisations diverses, c’est toujours par cette universalité que l’une et l’autre chose sont rendues possibles ; et, si elle n’était consciemment assentie par quelques-uns au moins, il ne saurait y avoir d’accord vraiment stable et profond. Ce qu’il y a de commun à toute civilisation normale, ce sont les principes ; si on les perdait de vue, il ne resterait guère à chacune que les caractères particuliers par lesquels elle se différencie des autres, et les ressemblances mêmes deviendraient purement superficielles, puisque leur véritable raison d’être serait ignorée. Ce n’est pas qu’on ait absolument tort d’invoquer, pour expliquer certaines ressemblances générales, l’unité de la nature humaine ; mais on le fait ordinairement d’une façon très vague et tout à fait insuffisante, et d’ailleurs les différences mentales sont bien plus grandes et vont beaucoup plus loin que ne peuvent le supposer ceux qui ne connaissent qu’un seul type d’humanité. Cette unité même ne peut être nettement comprise et recevoir sa pleine signification sans une certaine connaissance des principes, en dehors de laquelle elle est quelque peu illusoire ; la vraie nature de l’espèce et sa réalité profonde sont des choses dont un empirisme quelconque ne saurait rendre compte.

Mais revenons à la question qui nous a conduit à ces considérations : il ne saurait s’agir en aucune façon de se « spécialiser » dans l’étude de la doctrine hindoue, puisque l’ordre de l’intellectualité pure est ce qui échappe à toute spécialisation. Toutes les doctrines qui sont métaphysiquement complètes sont pleinement équivalentes, et nous pouvons même dire qu’elles sont nécessairement identiques au fond ; il n’y a donc qu’à se demander quelle est celle qui présente les plus grands avantages quant à l’exposition, et nous pensons que, d’une manière générale, c’est la doctrine hindoue ; c’est pour cela, et pour cela seulement, que nous la prenons comme base. Si pourtant il arrive que certains points soient traités par d’autres doctrines sous une forme paraissant plus assimilable, il n’y a évidemment aucun inconvénient à y recourir ; c’est même là encore un moyen de rendre manifeste cette concordance dont nous venons de parler. Nous irons plus loin : la tradition, au lieu d’être un obstacle aux adaptations exigées par les circonstances, a toujours fourni au contraire le principe adéquat de toutes celles qui ont été nécessaires, et ces adaptations sont absolument légitimes, dès lors qu’elles se maintiennent dans la ligne strictement traditionnelle, dans ce que nous avons appelé aussi l’« orthodoxie ». Si donc de nouvelles adaptations sont requises, ce qui est d’autant plus naturel qu’on a affaire à un milieu différent, rien ne s’oppose à ce qu’on les formule en s’inspirant de celles qui existent déjà, mais en tenant compte aussi des conditions mentales de ce milieu, pourvu qu’on le fasse avec la prudence et la compétence voulues, et qu’on ait d’abord compris profondément l’esprit traditionnel avec tout ce qu’il comporte ; c’est ce que l’élite intellectuelle devra faire tôt ou tard, pour tout ce dont il sera impossible de retrouver une expression occidentale antérieure. On voit combien cela est éloigné du point de vue de l’érudition : la provenance d’une idée ne nous intéresse pas en elle-même, car cette idée, dès lors qu’elle est vraie, est indépendante des hommes qui l’ont exprimée sous telle ou telle forme ; les contingences historiques n’ont pas à intervenir là-dedans. Seulement, comme nous n’avons pas la prétention d’avoir atteint par nous-même et sans aucune aide les idées que nous savons être vraies, nous estimons qu’il est bon de dire par qui elles nous ont été transmises, d’autant plus que nous indiquons ainsi à d’autres de quel côté ils peuvent se diriger pour les trouver également ; et, en fait, c’est aux Orientaux exclusivement que nous devons ces idées. Quant à la question d’ancienneté, si on ne la considère qu’historiquement, elle n’est pas non plus d’un intérêt capital ; c’est seulement quand on la rattache à l’idée de tradition qu’elle prend un tout autre aspect, mais alors, si l’on comprend ce qu’est vraiment la tradition, cette question se résout d’une façon immédiate, parce qu’on sait que tout se trouvait impliqué en principe, dès l’origine, dans ce qui est l’essence même de la doctrine, et qu’il n’y avait dès lors qu’à l’en tirer par un développement qui, pour le fond, sinon pour la forme, ne saurait comporter aucune innovation. Sans doute, une certitude de ce genre n’est guère communicable ; mais, si certains la possèdent, pourquoi d’autres n’y parviendraient-ils pas tout aussi bien pour leur propre compte, surtout si les moyens leur en sont fournis dans toute la mesure où ils peuvent l’être ? La « chaîne de la tradition » se renoue parfois d’une manière bien inattendue ; et il est des hommes qui, tout en croyant avoir conçu spontanément certaines idées, ont pourtant reçu une aide qui, pour n’avoir pas été consciemment sentie par eux, n’en a pas moins été efficace ; à plus forte raison une telle aide ne doit-elle pas faire défaut à ceux qui se mettent expressément dans les dispositions voulues pour l’obtenir. Bien entendu, nous ne nions point ici la possibilité de l’intuition intellectuelle directe, puisque nous prétendons au contraire qu’elle est absolument indispensable et que, sans elle, il n’y a pas de conception métaphysique effective ; mais il faut y être préparé, et, quelles que soient les facultés latentes d’un individu, nous doutons qu’il puisse les développer par ses seuls moyens ; tout au moins faut-il une circonstance quelconque qui soit l’occasion de ce développement. Cette circonstance, indéfiniment variable selon les cas particuliers, n’est jamais fortuite qu’en apparence ; en réalité, elle est suscitée par une action dont les modalités, bien qu’échappant forcément à toute observation extérieure, peuvent être pressenties par ceux qui comprennent que la « postérité spirituelle » est autre chose qu’un vain mot. Cependant, il importe de dire que les cas de cette sorte sont toujours exceptionnels, et que, s’ils se produisent en l’absence de toute transmission continue et régulière s’effectuant par un enseignement traditionnel organisé (on pourrait en trouver quelques exemples en Europe, ainsi qu’au Japon), ils ne peuvent jamais suppléer entièrement à cette absence, d’abord parce qu’ils sont rares et dispersés, et ensuite parce qu’ils aboutissent à l’acquisition de connaissances qui, quelle que soit leur valeur, ne sont jamais que fragmentaires ; encore faut-il ajouter que les moyens de coordonner et d’exprimer ce qui est conçu de cette façon ne peuvent être fournis en même temps, et qu’ainsi le profit en demeure presque exclusivement personnel(2). C’est déjà quelque chose, assurément, mais il ne faut pas oublier que, même au point de vue de ce profit personnel, une réalisation partielle et incomplète, comme celle qui peut être obtenue en pareil cas, n’est qu’un faible résultat en comparaison de la véritable réalisation métaphysique que toutes les doctrines orientales assignent à l’homme comme son but suprême (et qui, disons-le en passant, n’a absolument rien à voir avec le « sommeil quiétiste », interprétation bizarre que nous avons rencontrée quelque part, et qui ne se justifie certainement par rien de ce que nous en avons dit). De plus, là où la réalisation n’a pas été précédée d’une préparation théorique suffisante, de multiples confusions peuvent se produire, et il y a toujours la possibilité de s’égarer dans quelqu’un de ces domaines intermédiaires où l’on n’est point garanti contre l’illusion ; c’est seulement dans le domaine de la métaphysique pure que l’on peut avoir une telle garantie, qui, étant acquise une fois pour toutes, permet ensuite d’aborder sans danger n’importe quel autre domaine, ainsi que nous l’avons indiqué précédemment.

La vérité de fait peut paraître presque négligeable au regard de la vérité des idées ; cependant, même dans l’ordre des contingences, il y a des degrés à observer, et il y a une manière d’envisager les choses, en les rattachant aux principes, qui leur confère une tout autre importance que celle qu’elles ont par elles-mêmes ; ce que nous avons dit des « sciences traditionnelles » doit suffire à le faire comprendre. Il n’est point besoin de s’embarrasser de questions de chronologie, qui sont souvent insolubles, au moins par les méthodes ordinaires de l’histoire ; mais il n’est pas indifférent de savoir que telles idées appartiennent à une doctrine traditionnelle, et même que telle façon de les présenter a un caractère également traditionnel ; nous pensons qu’il n’est pas nécessaire d’y insister davantage après toutes les considérations que nous avons déjà exposées. En tout cas, si la vérité de fait, qui est l’accessoire, ne doit pas faire perdre de vue la vérité des idées, qui est l’essentiel, on aurait tort de se refuser à tenir compte des avantages supplémentaires qu’elle peut apporter, et qui, pour être contingents comme elle, ne sont pourtant pas toujours à dédaigner. Savoir que certaines idées nous ont été fournies par les Orientaux, c’est là une vérité de fait ; cela importe moins que de comprendre ces idées et de reconnaître qu’elles sont vraies en soi ; et, si elles nous étaient venues d’ailleurs, nous n’y verrions point une raison de les écarter a priori ; mais, puisque nous n’avons trouvé nulle part en Occident l’équivalent de ces idées orientales, nous estimons qu’il convient de le dire. Assurément, on pourrait se faire un succès facile en présentant certaines conceptions comme si on les avait en quelque sorte créées de toutes pièces, et en dissimulant leur origine réelle ; mais ce sont là des procédés que nous ne saurions admettre, et, de plus, cela reviendrait pour nous à enlever à ces conceptions leur véritable portée et leur autorité, car on les réduirait ainsi à n’être en apparence qu’une « philosophie », alors qu’elles sont tout autre chose en réalité ; nous touchons ici, une fois de plus, à la question de l’individuel et de l’universel, qui est au fond de toutes les distinctions de ce genre. Mais restons, pour le moment, sur le terrain des contingences : en déclarant hautement que c’est en Orient que la connaissance intellectuelle pure peut être obtenue, tout en s’efforçant en même temps de réveiller l’intellectualité occidentale, on prépare, de la seule manière qui soit efficace, le rapprochement de l’Orient et de l’Occident ; et nous espérons qu’on aura compris pourquoi cette possibilité ne doit pas être négligée, puisque c’est à cela que tend principalement tout ce que nous avons dit ici. La restauration d’une civilisation normale en Occident peut n’être qu’une contingence ; mais, encore une fois, est-ce une raison pour s’en désintéresser totalement, même si l’on est métaphysicien avant tout ? Et d’ailleurs, outre l’importance propre que des choses comme celle-là ont dans leur ordre relatif, elles peuvent être le moyen de réalisations qui ne sont plus du domaine contingent, et qui, pour tous ceux qui y participeront directement ou même indirectement, auront des conséquences devant lesquelles toute chose transitoire s’efface et disparaît. Il y a à tout cela des raisons multiples, dont les plus profondes ne sont peut-être pas celles sur lesquelles nous avons insisté le plus, parce que nous ne pouvions songer à exposer présentement les théories métaphysiques (et même cosmologiques en certains cas, par exemple en ce qui concerne les « lois cycliques ») sans lesquelles elles ne peuvent être pleinement comprises ; nous avons l’intention de le faire dans d’autres études qui viendront en leur temps. Comme nous le disions au début, il ne nous est pas possible de tout expliquer à la fois ; mais nous n’affirmons rien gratuitement, et nous avons conscience d’avoir du moins, à défaut de bien d’autres mérites, celui de ne parler jamais que de ce que nous connaissons. Si donc il en est qui s’étonnent de certaines considérations auxquelles ils ne sont pas habitués, qu’ils veuillent bien prendre la peine d’y réfléchir plus attentivement, et peut-être s’apercevront-ils alors que ces considérations, loin d’être inutiles ou superflues, sont précisément parmi les plus importantes, ou que ce qui leur semblait à première vue s’écarter de notre sujet est au contraire ce qui s’y rapporte le plus directement. Il est en effet des choses qui sont liées entre elles d’une tout autre façon qu’on ne le pense d’ordinaire, et la vérité a bien des aspects que la plupart des Occidentaux ne soupçonnent guère ; aussi craindrions-nous plutôt, en toute occasion, de paraître trop limiter les choses par l’expression que nous en donnons que de laisser entrevoir de trop vastes possibilités.