ADDENDUM(*)

Nul ne songera à contester que, depuis que ce livre a été écrit(1), la situation est devenue pire que jamais, non seulement en Occident, mais dans le monde entier, ce qui était d’ailleurs la seule chose à attendre à défaut d’un rétablissement de l’ordre dans le sens que nous avons indiqué, et, du reste, il va sans dire que nous n’avons jamais supposé qu’un tel rétablissement aurait pu s’effectuer dans un délai aussi court. Il n’en est pas moins vrai que le désordre est allé en s’aggravant plus rapidement encore qu’on aurait pu le prévoir, et il importe d’en tenir compte, bien que cela ne change rien aux conclusions que nous avons formulées.

En Occident, le désordre dans tous les domaines est devenu tellement évident que de plus en plus nombreux sont ceux qui commencent à mettre en doute la valeur de la civilisation moderne. Mais, bien que ce soit là, dans une certaine mesure, un signe assez favorable, le résultat ainsi atteint n’en demeure pas moins purement négatif ; beaucoup émettent d’excellentes critiques sur le présent état de choses, mais ils ne savent au juste quel remède lui appliquer, et rien de ce qu’ils suggèrent ne dépasse la sphère des contingences, de sorte que tout cela est manifestement sans aucune efficacité. Nous ne pouvons que redire que le seul remède véritable consiste dans une restauration de la pure intellectualité ; malheureusement, de ce point de vue, les chances d’une réaction venant de l’Occident lui-même semblent diminuer chaque jour davantage, car ce qui subsiste comme tradition en Occident est de plus en plus affecté par la mentalité moderne, et par conséquent d’autant moins capable de servir de base solide à une telle restauration, si bien que, sans écarter aucune des possibilités qui peuvent encore exister, il paraît plus vraisemblable que jamais que l’Orient ait à intervenir plus ou moins directement, de la façon que nous avons expliquée, si cette restauration doit se réaliser quelque jour.

D’autre part, en ce qui concerne l’Orient, nous convenons que les ravages de la modernisation se sont considérablement étendus, du moins extérieurement ; dans les régions qui lui avaient le plus longtemps résisté, le changement paraît aller désormais à allure accélérée, et l’Inde elle-même en est un exemple frappant. Toutefois, rien de tout cela n’atteint encore le cœur de la Tradition, ce qui seul importe à notre point de vue, et ce serait sans doute une erreur d’accorder une trop grande importance à des apparences qui peuvent n’être que transitoires ; en tout cas, il suffit que le point de vue traditionnel, avec tout ce qu’il implique, soit entièrement préservé en Orient dans quelque retraite inaccessible à l’agitation de notre époque. De plus, il ne faut pas oublier que tout ce qui est moderne, même en Orient, n’est en réalité rien d’autre que la marque d’un empiétement de la mentalité occidentale ; l’Orient véritable, le seul qui mérite vraiment ce nom, est et sera toujours l’Orient traditionnel, quand bien même ses représentants en seraient réduits à n’être plus qu’une minorité, ce qui, encore aujourd’hui, est loin d’être le cas. C’est cet Orient-là que nous avons en vue, de même qu’en parlant de l’Occident, nous avons en vue la mentalité occidentale, c’est-à-dire la mentalité moderne et antitraditionnelle, où qu’elle puisse se trouver, dès lors que nous envisageons avant tout l’opposition de ces deux points de vue et non pas simplement celle de deux termes géographiques.

Enfin, nous profiterons de cette occasion pour ajouter que nous sommes plus que jamais enclin à considérer l’esprit traditionnel, pour autant qu’il est encore vivant, comme demeuré intact uniquement dans ses formes orientales. Si l’Occident possède encore en lui-même les moyens de revenir à sa tradition et de la restaurer pleinement, c’est à lui qu’il appartient de le prouver. En attendant, nous sommes bien obligé de déclarer que jusqu’ici nous n’avons pas aperçu le moindre indice qui nous autoriserait à supposer que l’Occident livré à lui-même soit réellement capable d’accomplir cette tâche, avec quelque force que s’impose à lui l’idée de sa nécessité.