CHAPITRE II
La contradiction du « nombre infini »

Il y a des cas où il suffit, comme nous le verrons encore plus clairement par la suite, de remplacer l’idée du prétendu infini par celle de l’indéfini pour faire disparaître immédiatement toute difficulté ; mais il en est d’autres où cela même n’est pas possible, parce qu’il s’agit de quelque chose de nettement déterminé, d’« arrêté » en quelque sorte par hypothèse, et qui, comme tel, ne peut pas être dit indéfini, suivant la remarque que nous avons faite en dernier lieu : ainsi, par exemple, on peut dire que la suite des nombres est indéfinie, mais on ne peut pas dire qu’un certain nombre, si grand qu’on le suppose et quelque rang qu’il occupe dans cette suite, est indéfini. L’idée du « nombre infini », entendu comme le « plus grand de tous les nombres » ou le « nombre de tous les nombres », ou encore le « nombre de toutes les unités », est une idée véritablement contradictoire en elle-même, dont l’impossibilité subsisterait alors même que l’on renoncerait à l’emploi injustifiable du mot « infini » : il ne peut pas y avoir un nombre qui soit plus grand que tous les autres, car, si grand que soit un nombre, on peut toujours en former un plus grand en lui ajoutant l’unité, conformément à la loi de formation que nous avons formulée plus haut. Cela revient à dire que la suite des nombres ne peut pas avoir de dernier terme, et c’est précisément parce qu’elle n’est pas « terminée » qu’elle est véritablement indéfinie ; comme le nombre de tous ses termes ne pourrait être que le dernier d’entre eux, on peut dire encore qu’elle n’est pas « nombrable », et c’est là une idée sur laquelle nous aurons à revenir plus amplement par la suite.

L’impossibilité du « nombre infini » peut encore être établie par divers arguments ; Leibnitz, qui du moins la reconnaissait très nettement(1), employait celui qui consiste à comparer la suite des nombres pairs à celle de tous les nombres entiers : à tout nombre correspond un autre nombre qui est égal à son double, de sorte qu’on peut faire correspondre les deux suites terme à terme, d’où il résulte que le nombre des termes doit être le même dans l’une et dans l’autre ; mais, d’autre part, il y a évidemment deux fois plus de nombres entiers que de nombres pairs, puisque les nombres pairs se placent de deux en deux dans la suite des nombres entiers ; on aboutit donc ainsi à une contradiction manifeste. On peut généraliser cet argument en prenant, au lieu de la suite des nombres pairs, c’est-à-dire des multiples de deux, celle des multiples d’un nombre quelconque, et le raisonnement est identique ; on peut encore prendre de la même façon la suite des carrés des nombres entiers(2), ou, plus généralement, celle de leurs puissances d’un exposant quelconque. Dans tous les cas, la conclusion à laquelle on arrive est toujours la même : c’est qu’une suite qui ne comprend qu’une partie des nombres entiers devrait avoir le même nombre de termes que celle qui les comprend tous, ce qui reviendrait à dire que le tout ne serait pas plus grand que sa partie ; et, dès lors qu’on admet qu’il y a un nombre de tous les nombres, il est impossible d’échapper à cette contradiction. Pourtant, certains ont cru pouvoir y échapper en admettant en même temps qu’il y a des nombres à partir desquels la multiplication par un certain nombre ou l’élévation à une certaine puissance ne serait plus possible, parce qu’elle donnerait un résultat qui dépasserait le prétendu « nombre infini » ; il en est même qui ont été conduits à envisager en effet des nombres dits « plus grands que l’infini », d’où des théories comme celle du « transfini » de Cantor, qui peuvent être fort ingénieuses, mais qui n’en sont pas plus valables logiquement(3) : est-il même concevable qu’on puisse songer à appeler « infini » un nombre qui est, au contraire, tellement « fini » qu’il n’est même pas le plus grand de tous ? D’ailleurs, avec de semblables théories, il y aurait des nombres auxquels aucune des règles du calcul ordinaire ne s’appliquerait plus, c’est-à-dire, en somme, des nombres qui ne seraient pas vraiment des nombres, et qui ne seraient appelés ainsi que par convention(4) ; c’est ce qui arrive forcément lorsque, cherchant à concevoir le « nombre infini » autrement que comme le plus grand des nombres, on envisage différents « nombres infinis », supposés inégaux entre eux, et auxquels on attribue des propriétés qui n’ont plus rien de commun avec celles des nombres ordinaires ; ainsi, on n’échappe à une contradiction que pour tomber dans d’autres, et, au fond, tout cela n’est que le produit du « conventionalisme » le plus vide de sens qui se puisse imaginer.

Ainsi, l’idée du prétendu « nombre infini », de quelque façon qu’elle se présente et par quelque nom qu’on veuille la désigner, contient toujours des éléments contradictoires ; d’ailleurs, on n’a aucun besoin de cette supposition absurde dès lors qu’on se fait une juste conception de ce qu’est réellement l’indéfinité du nombre, et qu’on reconnaît en outre que le nombre, malgré son indéfinité, n’est nullement applicable à tout ce qui existe. Nous n’avons pas à insister ici sur ce dernier point, l’ayant déjà suffisamment expliqué ailleurs : le nombre n’est qu’un mode de la quantité, et la quantité elle-même n’est qu’une catégorie ou un mode spécial de l’être, non coextensif à celui-ci, ou, plus précisément encore, elle n’est qu’une condition propre à un certain état d’existence dans l’ensemble de l’existence universelle ; mais c’est là justement ce que la plupart des modernes ont peine à comprendre, habitués qu’ils sont à vouloir tout réduire à la quantité et même tout évaluer numériquement(5). Cependant, dans le domaine même de la quantité, il y a des choses qui échappent au nombre, ainsi que nous le verrons au sujet du continu ; et, même sans sortir de la seule considération de la quantité discontinue, on est déjà forcé d’admettre, au moins implicitement, que le nombre n’est pas applicable à tout, lorsqu’on reconnaît que la multitude de tous les nombres ne peut pas constituer un nombre, ce qui, du reste, n’est en somme qu’une application de cette vérité incontestable que ce qui limite un certain ordre de possibilités doit être nécessairement en dehors et au delà de celui-ci(6). Seulement, il doit être bien entendu qu’une telle multitude, considérée soit dans le discontinu, comme c’est le cas quand il s’agit de la suite des nombres, soit dans le continu, sur lequel nous aurons à revenir un peu plus loin, ne peut aucunement être dite infinie, et qu’il n’y a jamais là que de l’indéfini ; c’est d’ailleurs cette notion de la multitude que nous allons avoir maintenant à examiner de plus près.