CHAPITRE IV
La mesure du continu
Jusqu’ici, quand nous avons parlé du nombre, nous avons eu en vue exclusivement le nombre entier, et il devait logiquement en être ainsi, dès lors que nous regardions la quantité numérique comme étant proprement la quantité discontinue : dans la suite des nombres entiers, il y a toujours, entre deux termes consécutifs, un intervalle parfaitement défini, qui est marqué par la différence d’une unité existant entre ces deux nombres, et qui, quand on s’en tient à la considération des nombres entiers, ne peut être réduit en aucune façon. C’est d’ailleurs, en réalité, le nombre entier seul qui est le nombre véritable, ce qu’on pourrait appeler le nombre pur ; et la série des nombres entiers, partant de l’unité, va en croissant indéfiniment, sans jamais arriver à un dernier terme dont la supposition, comme nous l’avons vu, est contradictoire ; mais il va de soi qu’elle se développe tout entière dans un seul sens, et ainsi l’autre sens opposé, qui serait celui de l’indéfiniment décroissant, ne peut y trouver sa représentation, bien qu’à un autre point de vue il y ait, comme nous le montrerons plus loin, une certaine corrélation et une sorte de symétrie entre la considération des quantités indéfiniment croissantes et celle des quantités indéfiniment décroissantes. Cependant, on ne s’en est pas tenu là, et on a été amené à considérer diverses sortes de nombres, autres que les nombres entiers ; ce sont là, dit-on habituellement, des extensions ou des généralisations de l’idée de nombre, et cela est vrai d’une certaine façon ; mais, en même temps, ces extensions en sont aussi des altérations, et c’est là ce que les mathématiciens modernes semblent oublier trop facilement, parce que leur « conventionnalisme » leur en fait méconnaître l’origine et la raison d’être. En fait, les nombres autres que les nombres entiers se présentent toujours, avant tout, comme la figuration du résultat d’opérations qui sont impossibles quand on s’en tient au point de vue de l’arithmétique pure, celle-ci n’étant en toute rigueur que l’arithmétique des nombres entiers : ainsi, par exemple, un nombre fractionnaire n’est pas autre chose que la représentation du résultat d’une division qui ne s’effectue pas exactement, c’est-à-dire en réalité d’une division que l’on doit dire arithmétiquement impossible, ce qu’on reconnaît d’ailleurs implicitement en disant, suivant la terminologie mathématique ordinaire, que l’un des deux nombres envisagés n’est pas divisible par l’autre. Il y a lieu de remarquer dès maintenant que la définition qu’on donne communément des nombres fractionnaires est absurde : les fractions ne peuvent aucunement être des « parties de l’unité », comme on le dit, car l’unité arithmétique véritable est nécessairement indivisible et sans parties ; et c’est d’ailleurs de là que résulte la discontinuité essentielle du nombre qui est formé à partir d’elle ; mais nous allons voir d’où provient cette absurdité.
En effet, ce n’est pas arbitrairement qu’on en vient à considérer ainsi le résultat des opérations dont nous venons de parler, au lieu de se borner à les regarder purement et simplement comme impossibles ; c’est, d’une façon générale, en conséquence de l’application qui est faite du nombre, quantité discontinue, à la mesure de grandeurs qui, comme les grandeurs spatiales par exemple, sont de l’ordre de la quantité continue. Entre ces modes de la quantité, il y a une différence de nature telle que la correspondance de l’un à l’autre ne saurait s’établir parfaitement ; pour y remédier jusqu’à un certain point, et autant du moins qu’il est possible, on cherche à réduire en quelque sorte les intervalles de ce discontinu qui est constitué par la série des nombres entiers, en introduisant entre ses termes d’autres nombres, et tout d’abord les nombres fractionnaires, qui n’auraient aucun sens en dehors de cette considération. Il est dès lors facile de comprendre que l’absurdité que nous signalions tout à l’heure, en ce qui concerne la définition des fractions, provient tout simplement d’une confusion entre l’unité arithmétique et ce qu’on appelle les « unités de mesure », unités qui ne sont telles que conventionnellement, et qui sont en réalité des grandeurs d’autre sorte que le nombre, notamment des grandeurs géométriques. L’unité de longueur, par exemple, n’est qu’une certaine longueur choisie pour des raisons étrangères à l’arithmétique, et à laquelle on fait correspondre le nombre 1 afin de pouvoir mesurer par rapport à elle toutes les autres longueurs ; mais, par sa nature même de grandeur continue, toute longueur, fût-elle représentée ainsi numériquement par l’unité, n’en est pas moins toujours et indéfiniment divisible ; on pourra donc, en lui comparant d’autres longueurs qui n’en seront pas des multiples exacts, avoir à considérer des parties de cette unité de mesure, mais qui ne seront aucunement pour cela des parties de l’unité arithmétique ; et c’est seulement ainsi que s’introduit réellement la considération des nombres fractionnaires, comme représentation de rapports entre des grandeurs qui ne sont pas exactement divisibles les unes par les autres. La mesure d’une grandeur n’est en effet pas autre chose que l’expression numérique de son rapport à une autre grandeur de même espèce prise comme unité de mesure, c’est-à-dire au fond comme terme de comparaison ; et c’est pourquoi la méthode ordinaire de mesure des grandeurs géométriques est essentiellement fondée sur la division.
Il faut dire d’ailleurs que, malgré cela, il subsiste toujours forcément quelque chose de la nature discontinue du nombre, qui ne permet pas qu’on obtienne ainsi un équivalent parfait du continu ; on peut réduire les intervalles autant qu’on le veut, c’est-à-dire en somme les réduire indéfiniment, en les rendant plus petits que toute quantité qu’on se sera donnée à l’avance, mais on n’arrivera jamais à les supprimer entièrement. Pour le faire mieux comprendre, nous prendrons l’exemple le plus simple d’un continu géométrique, c’est-à-dire une ligne droite : considérons une demi-droite s’étendant indéfiniment dans un certain sens(1), et convenons de faire correspondre à chacun de ses points le nombre qui exprime la distance de ce point à l’origine ; celle-ci sera représentée par zéro, sa distance à elle-même étant évidemment nulle ; à partir de cette origine, les nombres entiers correspondront aux extrémités successives de segments tous égaux entre eux et égaux à l’unité de longueur ; les points compris entre ceux-là ne pourront être représentés que par des nombres fractionnaires, puisque leurs distances à l’origine ne sont pas des multiples exacts de l’unité de longueur. Il va de soi que, à mesure qu’on prendra des nombres fractionnaires dont le dénominateur sera de plus en plus grand, donc dont la différence sera de plus en plus petite, les intervalles entre les points auxquels correspondront ces nombres se trouveront réduits dans la même proportion ; on peut ainsi faire décroître ces intervalles indéfiniment, théoriquement tout au moins, puisque les dénominateurs des nombres fractionnaires possibles sont tous les nombres entiers, dont la suite croît indéfiniment(2). Nous disons théoriquement, parce que, en fait, la multitude des nombres fractionnaires étant indéfinie, on ne pourra jamais arriver à l’employer ainsi tout entière ; mais supposons cependant qu’on fasse correspondre idéalement tous les nombres fractionnaires possibles à des points de la demi-droite considérée : malgré la décroissance indéfinie des intervalles, il restera encore sur cette ligne une multitude de points auxquels ne correspondra aucun nombre. Ceci peu sembler singulier et même paradoxal à première vue, et pourtant il est facile de s’en rendre compte, car un tel point peut être obtenu au moyen d’une construction géométrique fort simple : construisons le carré ayant pour côté le segment de droite dont les extrémités sont les points zéro et 1, et traçons celle des diagonales de ce carré qui part de l’origine, puis la circonférence ayant l’origine pour centre et cette diagonale pour rayon ; le point où cette circonférence coupe la demi-droite ne pourra être représenté par aucun nombre entier ou fractionnaire, puisque sa distance à l’origine est égale à la diagonale du carré et que celle-ci est incommensurable avec son côté, c’est-à-dire ici avec l’unité de longueur. Ainsi, la multitude des nombres fractionnaires, malgré la décroissance indéfinie de leurs différences, ne peut suffire encore à remplir, si l’on peut dire, les intervalles entre les points contenus dans la ligne(3), ce qui revient à dire que cette multitude n’est pas un équivalent réel et adéquat du continu linéaire ; on est donc forcé, pour exprimer la mesure de certaines longueurs, d’introduire encore d’autres sortes de nombres, qui sont ce qu’on appelle les nombres incommensurables, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas de commune mesure avec l’unité. Tels sont les nombres irrationnels, c’est-à-dire ceux qui représentent le résultat d’une extraction de racine arithmétiquement impossible, par exemple la racine carrée d’un nombre qui n’est pas un carré parfait ; c’est ainsi que, dans l’exemple précédent, le rapport de la diagonale du carré à son côté, et par suite le point dont la distance à l’origine est égale à cette diagonale, ne peuvent être représentés que par le nombre irrationnel √2, qui est bien véritablement incommensurable, car il n’existe aucun nombre entier ou fractionnaire dont le carré soit égal à 2 ; et, outre ces nombres irrationnels, il y a encore d’autres nombres incommensurables dont l’origine géométrique est évidente, comme, par exemple, le nombre π qui représente le rapport de la circonférence à son diamètre.
Sans entrer encore dans la question de la « composition du continu », on voit donc que le nombre, quelque extension qu’on donne à sa notion, ne lui est jamais parfaitement applicable : cette application revient en somme toujours à remplacer le continu par un discontinu dont les intervalles peuvent être très petits, et même le devenir de plus en plus par une série indéfinie de divisions successives, mais sans jamais pouvoir être supprimés, car, en réalité, il n’y a pas de « derniers éléments » auxquels ces divisions puissent aboutir, une quantité continue, si petite qu’elle soit, demeurant toujours indéfiniment divisible. C’est à ces divisions du continu que répond proprement la considération des nombres fractionnaires ; mais, et c’est là ce qu’il importe particulièrement de remarquer, une fraction, si infime qu’elle soit, est toujours une quantité déterminée, et entre deux fractions, si peu différentes l’une de l’autre qu’on les suppose, il y a toujours un intervalle également déterminé. Or la propriété de divisibilité indéfinie qui caractérise les grandeurs continues exige évidemment qu’on puisse toujours y prendre des éléments aussi petits qu’on le veut, et que les intervalles qui existent entre ces éléments puissent aussi être rendus moindres que toute quantité donnée ; mais en outre, et c’est ici qu’apparaît l’insuffisance des nombres fractionnaires, et nous pouvons même dire de tout nombre quel qu’il soit, ces éléments et ces intervalles, pour qu’il y ait réellement continuité, ne doivent pas être conçus comme quelque chose de déterminé. Par suite, la représentation la plus parfaite de la quantité continue sera obtenue par la considération de grandeurs, non plus fixes et déterminées comme celles dont nous venons de parler, mais au contraire variables, parce qu’alors leur variation pourra elle-même être regardée comme s’effectuant d’une façon continue ; et ces quantités devront être susceptibles de décroître indéfiniment, par leur variation, sans jamais s’annuler ni parvenir à un « minimum », qui ne serait pas moins contradictoire que les « derniers éléments » du continu : c’est là précisément, comme nous le verrons, la véritable notion des quantités infinitésimales.