CHAPITRE V
Questions soulevées
par la méthode infinitésimale

Quand Leibnitz donna le premier exposé de la méthode infinitésimale(1), et même encore dans plusieurs autres travaux qui suivirent(2), il insista surtout sur les usages et les applications du nouveau calcul, ce qui était assez conforme à la tendance moderne à attribuer plus d’importance aux applications pratiques de la science qu’à la science elle-même comme telle ; il serait d’ailleurs difficile de dire si cette tendance existait vraiment chez Leibnitz, ou s’il n’y avait, dans cette façon de présenter sa méthode, qu’une sorte de concession de sa part. Quoi qu’il en soit, il ne suffit certes pas, pour justifier une méthode, de montrer les avantages qu’elle peut avoir sur les autres méthodes antérieurement admises, et les commodités qu’elle peut fournir pratiquement pour le calcul, ni même les résultats qu’elle a pu donner en fait ; c’est ce que les adversaires de la méthode infinitésimale ne manquèrent pas de faire valoir, et ce sont seulement leurs objections qui décidèrent Leibnitz à s’expliquer sur les principes, et même sur les origines de sa méthode. Sur ce dernier point, il est d’ailleurs fort possible qu’il n’ait jamais tout dit, mais cela importe peu au fond, car, bien souvent, les causes occasionnelles d’une découverte ne sont que des circonstances assez insignifiantes en elles-mêmes ; en tout cas, tout ce qu’il y a à retenir d’intéressant pour nous dans les indications qu’il donne à ce sujet(3), c’est qu’il est parti de la considération des différences « assignables » qui existent entre les nombres, pour passer de là aux différences « inassignables » qui peuvent être conçues entre les grandeurs géométriques en raison de leur continuité, et qu’il attachait même à cet ordre une grande importance, comme étant en quelque sorte « exigé par la nature des choses ». Il résulte de là que les quantités infinitésimales, pour lui, ne se présentent pas naturellement à nous d’une façon immédiate, mais seulement comme un résultat du passage de la variation de la quantité discontinue à celle de la quantité continue, et de l’application de la première à la mesure de la seconde.

Maintenant, quelle est exactement la signification de ces quantités infinitésimales qu’on a reproché à Leibnitz d’employer sans avoir préalablement défini ce qu’il entendait par là, et cette signification lui permettait-elle de regarder son calcul comme absolument rigoureux, ou seulement, au contraire, comme une simple méthode d’approximation ? Répondre à ces deux questions, ce serait résoudre par là même les objections les plus importantes qui lui aient été adressées ; mais, malheureusement, il ne l’a jamais fait très nettement, et même ses diverses réponses ne semblent pas toujours parfaitement conciliables entre elles. À ce propos, il est bon de remarquer que Leibnitz avait du reste, d’une façon générale, habitude d’expliquer différemment les mêmes choses suivant les personnes à qui il s’adressait ; ce n’est certes pas nous qui lui ferions grief de cette façon d’agir, irritante seulement pour les esprits systématiques, car, en principe, il ne faisait en cela que se conformer à un précepte initiatique et plus particulièrement rosicrucien, suivant lequel il convient de parler à chacun son propre langage ; seulement, il lui arrivait parfois de l’appliquer assez mal. En effet, s’il est évidemment possible de revêtir une même vérité de différentes expressions, il est bien entendu que cela doit se faire sans jamais la déformer ni l’amoindrir, et qu’il faut toujours s’abstenir soigneusement de toute façon de parler qui pourrait donner lieu à des conceptions fausses ; c’est là ce que Leibnitz n’a pas su faire dans bien des cas(4). Ainsi, il pousse l’« accommodation » jusqu’à sembler parfois donner raison à ceux qui n’ont voulu voir dans son calcul qu’une méthode d’approximation, car il lui arrive de le présenter comme n’étant pas autre chose qu’une sorte d’abrégé de la « méthode d’exhaustion » des anciens, propre à faciliter les découvertes, mais dont les résultats doivent être ensuite vérifiés par cette méthode si l’on veut en donner une démonstration rigoureuse ; et pourtant il est bien certain que ce n’était pas là le fond de sa pensée, et que, en réalité, il y voyait bien plus qu’un simple expédient destiné à abréger les calculs.

Leibnitz déclare fréquemment que les quantités infinitésimales ne sont que des « incomparables », mais, pour ce qui est du sens précis dans lequel ce mot doit être entendu, il lui est arrivé d’en donner une explication non seulement peu satisfaisante, mais même fort regrettable, car elle ne pouvait que fournir des armes à ses adversaires, qui d’ailleurs ne manquèrent pas de s’en servir ; là encore, il n’a certainement pas exprimé sa véritable pensée, et nous pouvons y voir un autre exemple, encore plus grave que le précédent, de cette « accommodation » excessive qui fait substituer des vues erronées à une expression « adaptée » de la vérité. En effet, Leibnitz écrivit ceci : « On n’a pas besoin de prendre l’infini ici à la rigueur, mais seulement comme lorsqu’on dit dans l’optique que les rayons du soleil viennent d’un point infiniment éloigné et ainsi sont estimés parallèles. Et quand il y a plusieurs degrés d’infini ou d’infiniment petit, c’est comme le globe de la terre est estimé un point à l’égard de la distance des fixes, et une boule que nous manions est encore un point en comparaison du semi-diamètre du globe de la terre, de sorte que la distance des fixes est comme un infini de l’infini par rapport au diamètre de la boule. Car au lieu de l’infini ou de l’infiniment petit, on prend des quantités aussi grandes et aussi petites qu’il faut pour que l’erreur soit moindre que l’erreur donnée, de sorte qu’on ne diffère du style d’Archimède que dans les expressions qui sont plus directes dans notre méthode, et plus conformes à l’art d’inventer »(5). On ne manqua pas de faire remarquer à Leibnitz que, si petit que soit le globe de la terre par rapport au firmament, ou un grain de sable par rapport au globe de la terre, ce n’en sont pas moins des quantités fixes et déterminées, et que, si une de ces quantités peut être regardée comme pratiquement négligeable en comparaison de l’autre, il n’y a pourtant là qu’une simple approximation ; il répondit qu’il avait seulement voulu « éviter les subtilités » et « rendre le raisonnement sensible à tout le monde »(6), ce qui confirme bien notre interprétation, et ce qui, au surplus, est déjà comme une manifestation de la tendance « vulgarisatrice » des savants modernes. Ce qui est assez extraordinaire, c’est qu’il ait pu écrire ensuite : « Au moins n’y avait-il pas la moindre chose qui dût faire juger que j’entendais une quantité très petite à la vérité, mais toujours fixe et déterminée », à quoi il ajoute : « Au reste, j’avais écrit il y a déjà quelques années à M. Bernoulli de Groningue que les infinis et infiniment petits pourraient être pris pour des fictions, semblables aux racines imaginaires(7), sans que cela dût faire tort à notre calcul, ces fictions étant utiles et fondées en réalité »(8). D’ailleurs, il semble bien qu’il n’ait jamais vu exactement en quoi la comparaison dont il s’était servi était fautive, car il la reproduit encore dans les mêmes termes une dizaine d’années plus tard(9) ; mais, puisque du moins il déclare expressément que son intention n’a pas été de présenter les quantités infinitésimales comme déterminées, nous devons en conclure que, pour lui, le sens de cette comparaison se réduit à ceci : un grain de sable, bien que n’étant pas infiniment petit, peut cependant, sans inconvénient appréciable, être considéré comme tel par rapport à la terre, et ainsi il n’y a pas besoin d’envisager des infiniment petits « à la rigueur », qu’on peut même, si l’on veut, ne regarder que comme des fictions ; mais, qu’on l’entende comme on voudra, une telle considération n’en est pas moins manifestement impropre à donner du calcul infinitésimal une autre idée que celle, assurément insuffisante aux yeux de Leibnitz lui-même, d’un simple calcul d’approximation.