CHAPITRE VI
Les « fictions bien fondées »

La pensée que Leibnitz exprime de la façon la plus constante, bien qu’il ne l’affirme pas toujours avec la même force, et que même parfois, mais exceptionnellement, il semble ne pas vouloir se prononcer catégoriquement à cet égard, c’est que, au fond, les quantités infinies et infiniment petites ne sont que des fictions ; mais, ajoute-t-il, ce sont des « fictions bien fondées », et, par là, il n’entend pas simplement qu’elles sont utiles pour le calcul(1), ou même pour faire « trouver des vérités réelles », bien qu’il lui arrive d’insister également sur cette utilité ; mais il répète constamment que ces fictions sont « fondées en réalité », qu’elles ont « fundamentum in re », ce qui implique évidemment quelque chose de plus qu’une valeur purement utilitaire ; et, en définitive, cette valeur elle-même doit, pour lui, s’expliquer par le fondement que ces fictions ont dans la réalité. En tout cas, il estime qu’il suffit, pour que la méthode soit sûre, d’envisager, non pas des quantités infinies et infiniment petites au sens rigoureux de ces expressions, puisque ce sens rigoureux ne correspond pas à des réalités, mais des quantités aussi grandes ou aussi petites qu’on le veut, ou qu’il est nécessaire pour que l’erreur soit rendue moindre que n’importe quelle quantité donnée ; encore faudrait-il examiner s’il est vrai que, comme il le déclare, cette erreur est nulle par là même, c’est-à-dire si cette façon d’envisager le calcul infinitésimal lui donne un fondement parfaitement rigoureux, mais nous aurons à revenir plus tard sur cette question. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, les énoncés où figurent les quantités infinies et infiniment petites rentrent pour lui dans la catégorie des assertions qui, dit-il, ne sont que « toleranter veræ », ou ce qu’on appellerait en français « passables », et qui ont besoin d’être « redressées » par l’explication qu’on en donne, de même que lorsqu’on regarde les quantités négatives comme « plus petites que zéro », et que dans bien d’autres cas où le langage des géomètres implique « une certaine façon de parler figurée et cryptique »(2) ; ce dernier mot semblerait être une allusion au sens symbolique et profond de la géométrie, mais celui-ci est tout autre chose que ce que Leibnitz a en vue, et peut-être n’y a-t-il là, comme il arrive assez souvent chez lui, que le souvenir de quelque donnée ésotérique plus ou moins mal comprise.

Quant au sens dans lequel il faut entendre que les quantités infinitésimales sont des « fictions bien fondées », Leibnitz déclare que « les infinis et infiniment petits sont tellement fondés que tout se fait dans la géométrie, et même dans la nature, comme si c’étaient de parfaites réalités »(3) ; pour lui, en effet, tout ce qui existe dans la nature implique en quelque façon la considération de l’infini, ou du moins de ce qu’il croit pouvoir appeler ainsi : « La perfection de l’analyse des transcendantes ou de la géométrie où il entre la considération de quelque infini, dit-il, serait sans doute la plus importante à cause de l’application qu’on en peut faire aux opérations de la nature, qui fait entrer l’infini en tout ce qu’elle fait »(4) ; mais c’est peut-être seulement, il est vrai, parce que nous ne pouvons pas en avoir des idées adéquates, et parce qu’il y entre toujours des éléments que nous ne percevons pas tous distinctement. S’il en est ainsi, il ne faudrait pas prendre trop littéralement des assertions comme celle-ci par exemple : « Notre méthode étant proprement cette partie de la mathématique générale qui traite de l’infini, c’est ce qui fait qu’on en a fort besoin en appliquant les mathématiques à la physique, parce que le caractère de l’Auteur infini entre ordinairement dans les opérations de la nature »(5). Mais, si même Leibnitz entend seulement par là que la complexité des choses naturelles dépasse incomparablement les bornes de notre perception distincte, il n’en reste pas moins que les quantités infinies et infiniment petites doivent avoir leur « fundamentum in re » ; et ce fondement qui se trouve dans la nature des choses, du moins de la façon dont elle est conçue par lui, ce n’est pas autre chose que ce qu’il appelle la « loi de continuité », que nous aurons à examiner un peu plus loin, et qu’il regarde, à tort ou à raison, comme n’étant en somme qu’un cas particulier d’une certaine « loi de justice », qui elle-même se rattache en définitive à la considération de l’ordre et de l’harmonie, et qui trouve également son application toutes les fois qu’une certaine symétrie doit être observée, ainsi que cela arrive par exemple dans les combinaisons et permutations.

Maintenant, si les quantités infinies et infiniment petites ne sont que des fictions, et même en admettant que celles-ci soient réellement « bien fondées », on peut se demander ceci : pourquoi employer de telles expressions, qui, même si elles peuvent être regardées comme « toleranter veræ », n’en sont pas moins incorrectes ? Il y a là quelque chose qui présage déjà, pourrait-on dire, le « conventionalisme » de la science actuelle, bien qu’avec cette notable différence que celui-ci ne se préoccupe plus aucunement de savoir si les fictions auxquelles il a recours sont fondées ou non, ou, suivant une autre expression de Leibnitz, si elles peuvent être interprétées « sano sensu », ni même si elles ont une signification quelconque. Puisqu’on peut d’ailleurs se passer de ces quantités fictives, et se contenter d’envisager à leur place des quantités que l’on peut simplement rendre aussi grandes et aussi petites qu’on le veut, et qui, pour cette raison, peuvent être dites indéfiniment grandes et indéfiniment petites, il aurait sans doute mieux valu commencer par là, et éviter ainsi d’introduire des fictions qui, quel que puisse être d’ailleurs leur « fundamentum in re », ne sont en somme d’aucun usage effectif, non seulement pour le calcul, mais pour la méthode infinitésimale elle-même. Les expressions d’« indéfiniment grand » et « indéfiniment petit », ou, ce qui revient au même, mais est peut-être encore plus précis, d’« indéfiniment croissant » et « indéfiniment décroissant », n’ont pas seulement l’avantage d’être les seules qui soient rigoureusement exactes ; elles ont encore celui de montrer clairement que les quantités auxquelles elles s’appliquent ne peuvent être que des quantités variables et non déterminées. Comme l’a dit avec raison un mathématicien, « l’infiniment petit n’est pas une quantité très petite, ayant une valeur actuelle, susceptible de détermination ; son caractère est d’être éminemment variable et de pouvoir prendre une valeur moindre que toutes celles qu’on voudrait préciser ; il serait beaucoup mieux nommé indéfiniment petit »(6).

L’emploi de ces termes aurait évité bien des difficultés et bien des discussions, et il n’y a rien d’étonnant à cela, car ce n’est pas là une simple question de mots, mais c’est le remplacement d’une idée fausse par une idée juste, d’une fiction par une réalité ; il n’aurait pas permis, notamment, de prendre les quantités infinitésimales pour des quantités fixes et déterminées, car le mot « indéfini » comporte toujours par lui-même une idée de « devenir » comme nous le disions plus haut, et par conséquent de changement ou, quand il s’agit de quantités, de variation ; et, si Leibnitz s’en était habituellement servi, il ne se serait sans doute pas laissé entraîner si facilement à la fâcheuse comparaison du grain de sable. Au surplus, réduire « infinite parva ad indefinite parva » eût été en tout cas plus clair que de les réduire « ad incomparabiliter parva » ; la précision y aurait gagné, sans que l’exactitude eût rien à y perdre, bien au contraire. Les quantités infinitésimales sont assurément « incomparables » aux quantités ordinaires, mais cela pourrait s’entendre de plus d’une façon, et on l’a effectivement entendu assez souvent en d’autres sens que celui où il l’aurait fallu ; il est mieux de dire qu’elles sont « inassignables », suivant une autre expression de Leibnitz, car ce terme paraît bien ne pouvoir s’entendre rigoureusement que de quantités qui sont susceptibles de devenir aussi petites qu’on le veut, c’est-à-dire plus petites que toute quantité donnée, et auxquelles on ne peut, par conséquent, « assigner » aucune valeur déterminée, quelque petite qu’elle soit, et c’est bien là en effet le sens des « indefinite parva ». Malheureusement, il est à peu près impossible de savoir si, dans la pensée de Leibnitz, « incomparable » et « inassignable » sont vraiment et complètement synonymes ; mais, en tout cas, il est tout au moins certain qu’une quantité proprement « inassignable », en raison de la possibilité de décroissance indéfinie qu’elle comporte, est par là même « incomparable » avec toute quantité donnée, et même, pour étendre cette idée aux différents ordres infinitésimaux, avec toute quantité par rapport à laquelle elle peut décroître indéfiniment, tandis que cette même quantité est regardée comme possédant une fixité au moins relative.

S’il est un point sur lequel tout le monde peut en somme se mettre facilement d’accord, même sans approfondir davantage les questions de principes, c’est que la notion de l’indéfiniment petit, au point de vue purement mathématique tout au moins, suffit parfaitement à l’analyse infinitésimale, et les « infinitistes » eux-mêmes le reconnaissent sans grande peine(7). On peut donc, à cet égard, s’en tenir à une définition comme celle de Carnot : « Qu’est-ce qu’une quantité dite infiniment petite en mathématiques ? Rien autre chose qu’une quantité que l’on peut rendre aussi petite qu’on le veut, sans qu’on soit obligé pour cela de faire varier celles dont on cherche la relation »(8). Mais, pour ce qui est de la signification véritable des quantités infinitésimales, toute la question ne se borne pas là : peu importe, pour le calcul, que les infiniment petits ne soient que des fictions, puisqu’on peut se contenter de la considération des indéfiniment petits, qui ne soulève aucune difficulté logique ; et d’ailleurs, dès lors que, pour les raisons métaphysiques que nous avons exposées au début, nous ne pouvons admettre un infini quantitatif, que ce soit un infini de grandeur ou de petitesse(9), ni aucun infini d’un ordre déterminé et relatif quelconque, il est bien certain que ce ne peuvent être en effet que des fictions et rien d’autre ; mais, si ces fictions ont été introduites, à tort ou à raison, à l’origine du calcul infinitésimal, c’est que, dans l’intention de Leibnitz, elles devaient tout de même correspondre à quelque chose, si défectueuse que soit la façon dont elles l’exprimaient. Puisque c’est des principes que nous nous occupons ici, et non pas d’un procédé de calcul réduit en quelque sorte à lui-même, ce qui serait sans intérêt pour nous, nous devons donc nous demander quelle est au juste la valeur de ces fictions, non pas seulement au point de vue logique, mais encore au point de vue ontologique, si elles sont aussi « bien fondées » que le croyait Leibnitz, et si même nous pouvons dire avec lui qu’elles sont « toleranter veræ » et les accepter tout au moins comme telles, « modo sano sensu intelligantur » ; pour répondre à ces questions, il nous faudra examiner de plus près sa conception de la « loi de continuité », puisque c’est dans celle-ci qu’il pensait trouver le « fundamentum in re » des infiniment petits.