CHAPITRE VII
Les « degrés d’infinité »
Nous n’avons pas encore eu l’occasion de voir, dans ce qui précède, toutes les confusions qui s’introduisent inévitablement quand on admet l’idée de l’infini dans des acceptions différentes de son seul sens véritable et proprement métaphysique ; on en trouverait plus d’un exemple, notamment, dans la longue discussion qu’eut Leibnitz avec Jean Bernoulli sur la réalité des quantités infinies et infiniment petites, discussion qui d’ailleurs n’aboutit à aucune conclusion définitive, et qui ne le pouvait pas, du fait de ces confusions mêmes commises à chaque instant par l’un aussi bien que par l’autre, et du défaut de principes dont elles procédaient ; du reste, dans quelque ordre d’idées qu’on se place, c’est toujours en somme le défaut de principes qui seul rend les questions insolubles. On peut s’étonner, entre autres choses, que Leibnitz ait fait une différence entre « infini » et « interminé », et qu’ainsi il n’ait pas rejeté absolument l’idée, pourtant manifestement contradictoire, d’un « infini terminé », si bien qu’il va jusqu’à se demander « s’il est possible qu’il existe par exemple une ligne droite infinie, et cependant terminée de part et d’autre »(1). Sans doute, il répugne à admettre cette possibilité, « d’autant qu’il m’a paru, dit-il ailleurs, que l’infini pris à la rigueur doit avoir sa source dans l’interminé, sans quoi je ne vois pas moyen de trouver un fondement propre à le distinguer du fini »(2). Mais, si même on dit, d’une façon plus affirmative qu’il ne le fait, que « l’infini a sa source dans l’interminé », c’est encore qu’on ne le considère pas comme lui étant absolument identique, qu’on l’en distingue dans une certaine mesure ; et, tant qu’il en est ainsi, on risque de se trouver arrêté par une foule d’idées étranges et contradictoires. Ces idées, Leibnitz déclare, il est vrai, qu’il ne les admettrait pas volontiers, et qu’il faudrait qu’il y fût « forcé par des démonstrations indubitables » ; mais il est déjà assez grave d’y attacher une certaine importance, et même de pouvoir les envisager autrement que comme de pures impossibilités ; en ce qui concerne, par exemple, l’idée d’une sorte d’« éternité terminée », qui est parmi celles qu’il énonce à ce propos, nous ne pouvons y voir que le produit d’une confusion entre la notion de l’éternité et celle de la durée, qui est absolument injustifiable au regard de la métaphysique. Nous admettons fort bien que le temps dans lequel s’écoule notre vie corporelle soit réellement indéfini, ce qui n’exclut en aucune façon qu’il soit « terminé de part et d’autre », c’est-à-dire qu’il ait à la fois une origine et une fin, conformément à la conception cyclique traditionnelle ; nous admettons aussi qu’il existe d’autres modes de durée, comme celui que les scolastiques appelaient ævum, dont l’indéfinité est, si l’on peut s’exprimer ainsi, indéfiniment plus grande que celle de ce temps ; mais tous ces modes, dans toute leur extension possible, ne sont cependant qu’indéfinis, puisqu’il s’agit toujours de conditions particulières d’existence, propres à tel ou tel état, et aucun d’eux, par là même qu’il est une durée, c’est-à-dire qu’il implique une succession, ne peut être identifié ou assimilé à l’éternité, avec laquelle il n’a réellement pas plus de rapport que le fini, sous quelque mode que ce soit, n’en a avec l’Infini véritable, car la conception d’une éternité relative n’a pas plus de sens que celle d’une infinité relative. En tout ceci, il n’y a lieu d’envisager que divers ordres d’indéfinité, ainsi qu’on le verra encore mieux par la suite ; mais Leibnitz, faute d’avoir fait les distinctions nécessaires et essentielles, et surtout d’avoir posé avant tout le principe qui seul lui aurait permis de ne jamais s’égarer, se trouve fort embarrassé pour réfuter les opinions de Bernoulli, qui le croit même, tellement ses réponses sont équivoques et hésitantes, moins éloigné qu’il ne l’est en réalité de ses propres idées sur l’« infinité des mondes » et les différents « degrés d’infinité ».
Cette conception des prétendus « degrés d’infinité » revient en somme à supposer qu’il peut exister des mondes incomparablement plus grands et plus petits que le nôtre, les parties correspondantes de chacun d’eux gardant entre elles des proportions équivalentes, de telle sorte que les habitants de l’un quelconque de ces mondes pourraient le regarder comme infini avec autant de raison que nous le faisons à l’égard du nôtre ; nous dirions plutôt, pour notre part, avec aussi peu de raison. Une telle façon d’envisager les choses n’aurait a priori rien d’absurde sans l’introduction de l’idée de l’infini, qui n’a certes rien à y voir : chacun de ces mondes, si grand qu’on le suppose, n’en est pas moins limité, et alors comment peut-on le dire infini ? La vérité est qu’aucun d’eux ne peut l’être réellement, ne serait-ce que parce qu’ils sont conçus comme multiples, car nous revenons encore ici à la contradiction d’une pluralité d’infinis ; et d’ailleurs, s’il arrive à certains et même à beaucoup de considérer notre monde comme tel, il n’en est pas moins vrai que cette assertion ne peut offrir aucun sens acceptable. Du reste, on peut se demander si ce sont bien là des mondes différents, ou si ce ne sont pas plutôt, tout simplement, des parties plus ou moins étendues d’un même monde, puisque, par hypothèse, ils doivent être tous soumis aux mêmes conditions d’existence, et notamment à la condition spatiale, se développant à une échelle simplement agrandie ou diminuée. C’est en un tout autre sens que celui-là qu’on peut parler véritablement, non point de l’infinité, mais de l’indéfinité des mondes, et c’est seulement parce que, en dehors des conditions d’existence, telles que l’espace et le temps, qui sont propres à notre monde envisagé dans toute l’extension dont il est susceptible, il y en a une indéfinité d’autres également possibles ; un monde, c’est-à-dire en somme un état d’existence, se définira ainsi par l’ensemble des conditions auxquelles il est soumis ; mais, par là même qu’il sera toujours conditionné, c’est-à-dire déterminé et limité, et que dès lors il ne comprendra pas toutes les possibilités, il ne pourra jamais être regardé comme infini, mais seulement comme indéfini(3).
Au fond, la considération des « mondes » au sens où l’entend Bernoulli, incomparablement plus grands et plus petits les uns par rapport aux autres, n’est pas extrêmement différente de celle à laquelle Leibnitz a recours quand il envisage « le firmament par rapport à la terre, et la terre par rapport à un grain de sable », et celui-ci par rapport à « une parcelle de matière magnétique qui passe à travers du verre ». Seulement, Leibnitz ne prétend pas parler ici de « gradus infinitatis » au sens propre ; il entend même montrer au contraire par là qu’« on n’a pas besoin de prendre l’infini ici à la rigueur », et il se contente d’envisager des « incomparables », ce contre quoi on ne peut rien lui objecter logiquement. Le défaut de sa comparaison est d’un tout autre ordre, et il consiste, comme nous l’avons déjà dit, en ce qu’elle ne pouvait donner qu’une idée inexacte, voire même tout à fait fausse, des quantités infinitésimales telles qu’elles s’introduisent dans le calcul. Nous aurons par la suite l’occasion de substituer à cette considération celle des véritables degrés multiples d’indéfinité, pris tant dans l’ordre croissant que dans l’ordre décroissant ; nous n’y insisterons donc pas davantage pour le moment.
En somme, la différence entre Bernoulli et Leibnitz, c’est que, pour le premier, il s’agit véritablement de « degrés d’infinité », bien qu’il ne les donne que pour une conjecture probable, tandis que le second, doutant de leur probabilité et même de leur possibilité, se borne à les remplacer par ce qu’on pourrait appeler des « degrés d’incomparabilité ». À part cette différence, d’ailleurs fort importante assurément, la conception d’une série de mondes semblables entre eux, mais à des échelles différentes, leur est commune ; cette conception n’est pas sans avoir un certain rapport, au moins occasionnel, avec les découvertes dues à l’emploi du microscope, à la même époque, et avec certaines vues qu’elles suggérèrent alors, mais qui ne furent aucunement justifiées par les observations ultérieures, comme la théorie de l’« emboîtement des germes » : il n’est pas vrai que, dans le germe, l’être vivant soit actuellement et corporellement « préformé » dans toutes ses parties, et l’organisation d’une cellule n’a aucune ressemblance avec celle de l’ensemble du corps dont elle est un élément. Pour ce qui est de Bernoulli tout au moins, il ne semble pas douteux que ce soit bien là, en fait, l’origine de sa conception ; il dit en effet, entre autres choses très significatives à cet égard, que les particules d’un corps coexistent dans le tout « comme, selon Harvey et d’autres, mais non selon Leuwenhœck, il y a dans un animal d’innombrables ovules, dans chaque ovule un animalcule ou plusieurs, dans chaque animalcule encore d’innombrables ovules, et ainsi à l’infini »(4). Quant à Leibnitz, il y a vraisemblablement chez lui quelque chose de tout autre au point de départ : ainsi, l’idée que tous les astres que nous voyons pourraient n’être que des éléments du corps d’un être incomparablement plus grand que nous rappelle la conception du « Grand Homme » de la Kabbale, mais singulièrement matérialisée et « spatialisée », par une sorte d’ignorance de la véritable valeur analogique du symbolisme traditionnel ; de même, l’idée de l’« animal », c’est-à-dire de l’être vivant, subsistant corporellement après la mort, mais « réduit en petit », est manifestement inspirée de la conception du luz ou « noyau d’immortalité » suivant la tradition judaïque(5), conception que Leibnitz déforme également en la mettant en rapport avec celle de mondes incomparablement plus petits que le nôtre, car, dit-il, « rien n’empêche que les animaux en mourant soient transférés dans de tels mondes ; je pense en effet que la mort n’est rien d’autre qu’une contraction de l’animal, de même que la génération n’est rien d’autre qu’une évolution »(6), ce dernier mot étant pris ici simplement dans son sens étymologique de « développement ». Tout cela n’est, au fond, qu’un exemple du danger qu’il y a à vouloir faire concorder des notions traditionnelles avec les vues de la science profane, ce qui ne peut se faire qu’au détriment des premières ; celles-ci étaient assurément bien indépendantes des théories suscitées par les observations microscopiques, et Leibnitz, en rapprochant et en mêlant les unes et les autres, agissait déjà comme devaient le faire plus tard les occultistes, qui se plaisent tout spécialement à ces sortes de rapprochements injustifiés. D’autre part, la superposition des « incomparables » d’ordres différents lui paraissait conforme à sa conception du « meilleur des mondes », comme fournissant un moyen d’y placer, suivant la définition qu’il en donne, « tout autant d’être ou de réalité qu’il est possible » ; et cette idée du « meilleur des mondes » provient encore, elle aussi, d’une autre donnée traditionnelle mal appliquée, donnée empruntée à la géométrie symbolique des Pythagoriciens, ainsi que nous l’avons déjà indiqué ailleurs(7) : la circonférence est, de toutes les lignes d’égale longueur, celle qui enveloppe la surface maxima, et de même la sphère est, de tous les corps d’égale surface, celui qui contient le volume maximum, et c’est là une des raisons pour lesquelles ces figures étaient regardées comme les plus parfaites ; mais, s’il y a à cet égard un maximum, il n’y a pas de minimum, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de figures enfermant une surface ou un volume moindre que toutes les autres, et c’est pourquoi Leibnitz a été amené à penser que, s’il y a un « meilleur des mondes », il n’y a pas un « pire des mondes », c’est-à-dire un monde contenant moins d’être que tout autre monde possible. On sait d’ailleurs que c’est à cette conception du « meilleur des mondes », en même temps qu’à celle des « incomparables », que se rattachent ses comparaisons bien connues du « jardin plein de plantes » et de l’« étang rempli de poissons », où « chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang »(8) ; et ceci nous conduit naturellement à aborder une autre question connexe, qui est celle de la « division de la matière à l’infini ».