CHAPITRE IX
Indéfiniment croissant
et indéfiniment décroissant

Avant de continuer l’examen des questions qui se rapportent proprement au continu, nous devons revenir sur ce qui a été dit plus haut de l’inexistence d’une « fractio omnium infima », ce qui nous permettra de voir comment la corrélation ou la symétrie qui existe à certains égards entre les quantités indéfiniment croissantes et les quantités indéfiniment décroissantes est susceptible d’être représentée numériquement. Nous avons vu que, dans le domaine de la quantité discontinue, tant que l’on n’a à considérer que la suite des nombres entiers, ceux-ci doivent être regardés comme croissant indéfiniment à partir de l’unité, mais que, l’unité étant essentiellement indivisible, il ne peut évidemment pas être question d’une décroissance indéfinie ; si l’on prenait les nombres dans le sens décroissant, on se trouverait nécessairement arrêté à l’unité elle-même, de sorte que la représentation de l’indéfini par les nombres entiers est limitée à un seul sens, qui est celui de l’indéfiniment croissant. Par contre, quand il s’agit de la quantité continue, on peut envisager des quantités indéfiniment décroissantes aussi bien que des quantités indéfiniment croissantes ; et la même chose se produit dans la quantité discontinue elle-même aussitôt que, pour traduire cette possibilité, on y introduit la considération des nombres fractionnaires. En effet, on peut envisager une suite de fractions allant en décroissant indéfiniment, c’est-à-dire que, si petite que soit une fraction, on peut toujours en former une plus petite, et cette décroissance ne peut jamais aboutir à une « fractio minima », pas plus que la croissance des nombres entiers ne peut aboutir à un « numerus maximus ».

Pour rendre évidente, par la représentation numérique, la corrélation de l’indéfiniment croissant et de l’indéfiniment décroissant, il suffit de considérer, en même temps que la suite des nombres entiers, celle de leurs inverses : un nombre est dit inverse d’un autre quand son produit par celui-ci est égal à l’unité, et, pour cette raison, l’inverse du nombre n est représenté par la notation ( 1 ) / n . Tandis que la suite des nombres entiers va en croissant indéfiniment à partir de l’unité, la suite de leurs inverses va en décroissant indéfiniment à partir de cette même unité, qui est à elle-même son propre inverse, et qui ainsi est le point de départ commun des deux séries ; à chaque nombre de l’une des suites correspond un nombre de l’autre et inversement, de sorte que ces deux suites sont également indéfinies, et qu’elles le sont exactement de la même façon, bien qu’en sens contraire. L’inverse d’un nombre est évidemment d’autant plus petit que ce nombre est lui-même plus grand, puisque leur produit demeure toujours constant ; si grand que soit un nombre N, le nombre N + 1 sera encore plus grand, en vertu de la loi même de formation de la série indéfinie des nombres entiers, et de même, si petit que soit un nombre ( 1 ) / N , le nombre ( 1 ) / N + 1 sera encore plus petit ; c’est ce qui prouve nettement l’impossibilité du « plus petit des nombres », dont la notion n’est pas moins contradictoire que celle du « plus grand des nombres », car, s’il n’est pas possible de s’arrêter à un nombre déterminé dans le sens croissant, il ne le sera pas davantage de s’arrêter dans le sens décroissant. Du reste, comme cette corrélation qui se remarque dans le discontinu numérique se présente tout d’abord comme une conséquence de l’application de ce discontinu au continu, ainsi que nous l’avons dit au sujet des nombres fractionnaires dont elle suppose naturellement l’introduction, elle ne peut que traduire à sa façon, conditionnée nécessairement par la nature du nombre, la corrélation qui existe dans le continu lui-même entre l’indéfiniment croissant et l’indéfiniment décroissant. Il y a donc lieu, lorsque l’on considère les quantités continues comme susceptibles de devenir aussi grandes et aussi petites qu’on le veut, c’est-à-dire plus grandes et plus petites que toute quantité déterminée, d’observer toujours la symétrie et, pourrait-on dire en quelque sorte, le parallélisme qu’offrent entre elles ces deux variations inverses ; cette remarque nous aidera à mieux comprendre, par la suite, la possibilité des différents ordres de quantités infinitésimales.

Il est bon de remarquer que, bien que le symbole ( 1 ) / n évoque l’idée des nombres fractionnaires, et qu’en fait il en tire incontestablement son origine, il n’est pas nécessaire que les inverses des nombres entiers soient définis ici comme tels, et ceci afin d’éviter l’inconvénient que présente la notion ordinaire des nombres fractionnaires au point de vue proprement arithmétique, c’est-à-dire la conception des fractions comme « parties de l’unité ». Il suffit en effet de considérer les deux séries comme constituées par des nombres respectivement plus grands et plus petits que l’unité, c’est-à-dire comme deux ordres de grandeurs qui ont en celle-ci leur commune limite, en même temps qu’ils peuvent être regardés l’un et l’autre comme également issus de cette unité, qui est véritablement la source première de tous les nombres ; de plus, si l’on voulait considérer ces deux ensembles indéfinis comme formant une suite unique, on pourrait dire que l’unité occupe exactement le milieu dans cette suite des nombres, puisque, comme nous l’avons vu, il y a exactement autant de nombres dans l’un de ces ensembles que dans l’autre. D’autre part, si l’on voulait, pour généraliser davantage, introduire les nombres fractionnaires proprement dits, au lieu de considérer seulement la série des nombres entiers et celle de leurs inverses, rien ne serait changé quant à la symétrie des quantités croissantes et des quantités décroissantes : on aurait d’un côté tous les nombres plus grands que l’unité, et de l’autre tous les nombres plus petits que l’unité ; ici encore, à tout nombre ( a ) / b > 1, il correspondrait dans l’autre groupe un nombre ( b ) / a < 1, et réciproquement, de telle façon que ( a ) / b ×  ( b ) / a = 1, de même qu’on avait tout à l’heure n ×  ( 1 ) / n = 1, et ainsi il y aurait toujours exactement autant de nombres dans l’un et dans l’autre de ces deux groupes indéfinis séparés par l’unité ; il doit d’ailleurs être bien entendu que, quand nous disons « autant de nombres », cela signifie qu’il y a là deux multitudes se correspondant terme à terme, mais sans que ces multitudes elles-mêmes puissent aucunement être considérées pour cela comme « nombrables ». Dans tous les cas, l’ensemble de deux nombres inverses, se multipliant l’un par l’autre, reproduit toujours l’unité dont ils sont sortis ; on peut dire encore que l’unité, occupant le milieu entre les deux groupes, et étant le seul nombre qui puisse être regardé comme appartenant à la fois à l’un et à l’autre(1), si bien qu’en réalité il serait plus exact de dire qu’elle les unit plutôt qu’elle ne les sépare, correspond à l’état d’équilibre parfait, et qu’elle contient en elle-même tous les nombres, qui sont issus d’elle par couples de nombres inverses ou complémentaires, chacun de ces couples constituant, du fait de ce complémentarisme, une unité relative en son indivisible dualité(2) ; mais nous reviendrons un peu plus tard sur cette dernière considération et sur les conséquences qu’elle implique.

Au lieu de dire que la série des nombres entiers est indéfiniment croissante et celle de leurs inverses indéfiniment décroissante, on pourrait dire aussi, dans le même sens, que les nombres tendent ainsi d’une part vers l’indéfiniment grand et de l’autre vers l’indéfiniment petit, à la condition d’entendre par là les limites mêmes du domaine dans lequel on considère ces nombres, car une quantité variable ne peut tendre que vers une limite. Le domaine dont il s’agit est, en somme, celui de la quantité numérique envisagée dans toute l’extension dont elle est susceptible(3) ; cela revient encore à dire que les limites n’en sont point déterminées par tel ou tel nombre particulier, si grand ou si petit qu’on le suppose, mais par la nature même du nombre comme tel. C’est par là même que le nombre, comme toute autre chose de nature déterminée, exclut tout ce qui n’est pas lui, qu’il ne peut nullement être question ici d’infini ; d’ailleurs, nous venons de dire que l’indéfiniment grand doit forcément être conçu comme une limite, bien qu’il ne soit en aucune façon un « terminus ultimus » de la série des nombres, et l’on peut remarquer à ce propos que l’expression « tendre vers l’infini », employée fréquemment par les mathématiciens dans le sens de « croître indéfiniment », est encore une absurdité, puisque l’infini implique évidemment l’absence de toute limite, et que par conséquent il n’y aurait là rien vers quoi il soit possible de tendre. Ce qui est assez singulier aussi, c’est que certains, tout en reconnaissant l’incorrection et le caractère abusif de cette expression « tendre vers l’infini », n’éprouvent d’autre part aucun scrupule à prendre l’expression « tendre vers zéro » dans le sens de « décroître indéfiniment » ; cependant, zéro, ou la « quantité nulle », est exactement symétrique, par rapport aux quantités décroissantes, de ce qu’est la prétendue « quantité infinie » par rapport aux quantités croissantes ; mais nous aurons à revenir par la suite sur les questions qui se posent plus particulièrement au sujet du zéro et de ses différentes significations.

Puisque la suite des nombres, dans son ensemble, n’est pas « terminée » par un certain nombre, il en résulte qu’il n’y a pas de nombre, si grand qu’il soit, qui puisse être identifié à l’indéfiniment grand au sens où nous venons de l’entendre ; et, naturellement, la même chose est également vraie pour ce qui est de l’indéfiniment petit. On peut seulement regarder un nombre comme pratiquement indéfini, s’il est permis de s’exprimer ainsi, lorsqu’il ne peut plus être exprimé par le langage ni représenté par l’écriture, ce qui, en fait, arrive inévitablement à un moment donné quand on considère des nombres qui vont toujours en croissant ou en décroissant ; c’est là, si l’on veut, une simple question de « perspective », mais cela même s’accorde en somme avec le caractère de l’indéfini, en tant que celui-ci n’est pas autre chose, en définitive, que ce dont les limites peuvent être, non point supprimées, puisque cela serait contraire à la nature même des choses, mais simplement reculées jusqu’à en être entièrement perdues de vue. À ce propos, il y aurait lieu de se poser certaines questions assez curieuses : ainsi, on pourrait se demander pourquoi la langue chinoise représente symboliquement l’indéfini par le nombre dix mille ; l’expression « les dix mille êtres », par exemple, signifie tous les êtres, qui sont réellement en multitude indéfinie ou « innombrable ». Ce qui est très remarquable, c’est que la même chose précisément se produit aussi en grec, où un seul mot, avec une simple différence d’accentuation qui n’est évidemment qu’un détail tout à fait accessoire, et qui n’est due sans doute qu’au besoin de distinguer dans l’usage les deux significations, sert également à exprimer à la fois l’une et l’autre de ces deux idées : μύριοι, dix mille ; μυρίοι, une indéfinité. La véritable raison de ce fait est celle-ci : ce nombre dix mille est la quatrième puissance de dix ; or, suivant la formule du Tao-te-king, « un a produit deux, deux a produit trois, trois a produit tous les nombres », ce qui implique que quatre, produit immédiatement par trois, équivaut d’une certaine façon à tout l’ensemble des nombres, et cela parce que, dès qu’on a le quaternaire, on a aussi, par l’addition des quatre premiers nombres, le dénaire, qui représente un cycle numérique complet : 1 + 2 + 3 + 4 = 10, ce qui est, comme nous l’avons déjà dit en d’autres occasions, la formule numérique de la Tétraktys pythagoricienne. On peut encore ajouter que cette représentation de l’indéfinité numérique a sa correspondance dans l’ordre spatial : on sait que l’élévation à une puissance supérieure d’un degré représente, dans cet ordre, l’adjonction d’une dimension ; or, notre étendue n’ayant que trois dimensions, ses limites sont dépassées lorsqu’on va au delà de la troisième puissance, ce qui, en d’autres termes, revient à dire que l’élévation à la quatrième puissance marque le terme même de son indéfinité, puisque, dès qu’elle est effectuée, on est par là même sorti de cette étendue et passé à un autre ordre de possibilités.