CHAPITRE X
Infini et continu

L’idée de l’infini tel que l’entend le plus souvent Leibnitz, et qui est seulement, il ne faut jamais le perdre de vue, celle d’une multitude qui surpasse tout nombre, se présente quelquefois sous l’aspect d’un « infini discontinu », comme dans le cas des séries numériques dites infinies ; mais son aspect le plus habituel, et aussi le plus important en ce qui concerne la signification du calcul infinitésimal, est celui de l’« infini continu ». Il convient de se souvenir à ce propos que, quand Leibnitz, en commençant les recherches qui devaient, du moins suivant ce qu’il dit lui-même, le conduire à la découverte de sa méthode, opérait sur des séries de nombres, il n’avait à considérer que des différences finies au sens ordinaire de ce mot ; les différences infinitésimales ne se présentèrent à lui que quand il s’agit d’appliquer le discontinu numérique au continu spatial. L’introduction des différentielles se justifiait donc par l’observation d’une certaine analogie entre les variations respectives de ces deux modes de la quantité ; mais leur caractère infinitésimal provenait de la continuité des grandeurs auxquelles elles devaient s’appliquer, et ainsi la considération des « infiniment petits » se trouvait, pour Leibnitz, étroitement liée à la question de la « composition du continu ».

Les « infiniment petits » pris « à la rigueur » seraient, comme le pensait Bernoulli, des « partes minimæ » du continu ; mais précisément le continu, tant qu’il existe comme tel, est toujours divisible, et, par suite, il ne saurait avoir de « partes minimæ ». Les « indivisibles » ne sont pas même des parties de ce par rapport à quoi ils sont indivisibles, et le « minimum » ne peut ici se concevoir que comme limite ou extrémité, non comme élément : « La ligne n’est pas seulement moindre que n’importe quelle surface, dit Leibnitz, mais elle n’est pas même une partie de la surface, mais seulement un minimum ou une extrémité »(1) ; et l’assimilation entre extremum et minimum peut ici se justifier, à son point de vue, par la « loi de continuité », en tant que celle-ci permet, suivant lui, le « passage à la limite », ainsi que nous le verrons plus loin. Il en est de même, comme nous l’avons déjà dit, du point par rapport à la ligne, et aussi, d’autre part, de la surface par rapport au volume ; mais, par contre, les éléments infinitésimaux doivent être des parties du continu, sans quoi ils ne seraient même pas des quantités ; et ils ne peuvent l’être qu’à la condition de ne pas être des « infiniment petits » véritables, car ceux-ci ne seraient autre chose que ces « partes minimæ » ou ces « derniers éléments » dont, à l’égard du continu, l’existence même implique contradiction. Ainsi, la composition du continu ne permet pas que les infiniment petits soient plus que de simples fictions ; mais, d’un autre côté, c’est pourtant l’existence de ce même continu qui fait que ce sont, du moins aux yeux de Leibnitz, des « fictions bien fondées » : si « tout se fait dans la géométrie comme si c’étaient de parfaites réalités », c’est parce que l’étendue, qui est l’objet de la géométrie, est continue ; et, s’il en est de même dans la nature, c’est parce que les corps sont également continus, et parce qu’il y a aussi de la continuité dans tous les phénomènes tels que le mouvement, dont ces corps sont le siège, et qui sont l’objet de la mécanique et de la physique. D’ailleurs, si les corps sont continus, c’est parce qu’ils sont étendus, et qu’ils participent de la nature de l’étendue ; et, de même, la continuité du mouvement et des divers phénomènes qui peuvent s’y ramener plus ou moins directement provient essentiellement de leur caractère spatial. C’est donc, en somme, la continuité de l’étendue qui est le véritable fondement de toutes les autres continuités qui se remarquent dans la nature corporelle ; et c’est d’ailleurs pourquoi, introduisant à cet égard une distinction essentielle que Leibnitz n’avait pas faite, nous avons précisé que ce n’est pas à la « matière » comme telle, mais bien à l’étendue, que doit être attribuée en réalité la propriété de « divisibilité indéfinie ».

Nous n’avons pas à examiner ici la question des autres formes possibles de la continuité, indépendantes de sa forme spatiale ; en effet, c’est toujours à celle-ci qu’il faut en revenir quand on envisage des grandeurs, et ainsi sa considération suffit pour tout ce qui se rapporte aux quantités infinitésimales. Nous devons cependant y joindre la continuité du temps, car, contrairement à l’étrange opinion de Descartes à ce sujet, le temps est bien réellement continu en lui-même, et non pas seulement dans la représentation spatiale par le mouvement qui sert à sa mesure(2). À cet égard, on pourrait dire que le mouvement est en quelque sorte doublement continu, car il l’est à la fois par sa condition spatiale et par sa condition temporelle ; et cette sorte de combinaison du temps et de l’espace, d’où résulte le mouvement, ne serait pas possible si l’un était discontinu tandis que l’autre est continu. Cette considération permet en outre d’introduire la continuité dans certaines catégories de phénomènes naturels qui se rapportent plus directement au temps qu’à l’espace, bien que s’accomplissant dans l’un et dans l’autre également, comme, par exemple, le processus d’un développement organique quelconque. On pourrait d’ailleurs, pour la composition du continu temporel, répéter tout ce que nous avons dit pour celle du continu spatial, et, en vertu de cette sorte de symétrie qui existe sous certains rapports, comme nous l’avons expliqué ailleurs, entre l’espace et le temps, on aboutirait à des conclusions strictement analogues : les instants, conçus comme indivisibles, ne sont pas plus des parties de la durée que les points ne sont des parties de l’étendue, ainsi que le reconnaît également Leibnitz, et c’était d’ailleurs là encore une thèse tout à fait courante chez les scolastiques ; en somme, c’est un caractère général de tout continu que sa nature ne comporte pas l’existence de « derniers éléments ».

Tout ce que nous avons dit jusqu’ici montre suffisamment dans quel sens on peut comprendre que, au point de vue où se place Leibnitz, le continu enveloppe nécessairement l’infini ; mais, bien entendu, nous ne saurions admettre qu’il s’agisse là d’une « infinité actuelle », comme si toutes les parties possibles devaient être effectivement données quand le tout est donné, ni d’ailleurs d’une véritable infinité, qui est exclue par toute détermination, quelle qu’elle soit, et qui ne peut par conséquent être impliquée par la considération d’aucune chose particulière. Seulement, ici comme dans tous les cas où se présente l’idée d’un prétendu infini, différent du véritable Infini métaphysique, et qui pourtant, en eux-mêmes, représentent autre chose que des absurdités pures et simples, toute contradiction disparaît, et avec elle toute difficulté logique, si l’on remplace ce soi-disant infini par de l’indéfini, et si l’on dit simplement que tout continu enveloppe une certaine indéfinité lorsqu’on l’envisage sous le rapport de ses éléments. C’est encore faute de faire cette distinction fondamentale de l’Infini et de l’indéfini que certains ont cru à tort qu’il n’était possible d’échapper à la contradiction d’un infini déterminé qu’en rejetant absolument le continu et en le remplaçant par du discontinu ; c’est ainsi notamment que Renouvier, qui nie avec raison l’infini mathématique, mais à qui l’idée de l’Infini métaphysique est d’ailleurs tout à fait étrangère, s’est cru obligé, par la logique de son « finitisme », d’aller jusqu’à admettre l’atomisme, tombant ainsi dans une autre conception qui, comme nous l’avons vu précédemment, n’est pas moins contradictoire que celle qu’il voulait écarter.