CHAPITRE XI
La « Loi de continuité »

Dès lors qu’il existe du continu, nous pouvons dire avec Leibnitz qu’il y a de la continuité dans la nature, ou, si l’on veut, qu’il doit y avoir une certaine « loi de continuité » qui s’applique à tout ce qui présente les caractères du continu ; cela est en somme évident, mais il n’en résulte nullement qu’une telle loi doive être applicable à tout comme il le prétend, car, s’il y a du continu, il y a aussi du discontinu, et cela même dans le domaine de la quantité(1) : le nombre, en effet, est essentiellement discontinu, et c’est même cette quantité discontinue, et non pas la quantité continue, qui est réellement, comme nous l’avons dit ailleurs, le mode premier et fondamental de la quantité, ou ce qu’on pourrait appeler proprement la quantité pure(2). D’autre part, rien ne permet de supposer a priori que, en dehors de la quantité, une continuité quelconque puisse être partout envisagée, et même, à vrai dire, il serait bien étonnant que le nombre seul, parmi toutes les choses possibles, eût la propriété d’être essentiellement discontinu ; mais notre intention n’est pas de rechercher ici dans quelles limites une « loi de continuité » est vraiment applicable, et quelles restrictions il conviendrait d’y apporter pour tout ce qui dépasse le domaine de la quantité entendue dans son sens le plus général. Nous nous bornerons à donner, en ce qui concerne les phénomènes naturels, un exemple très simple de discontinuité : s’il faut une certaine force pour rompre une corde, et si l’on applique à cette corde une force dont l’intensité soit moindre que celle-là, on n’obtiendra pas une rupture partielle, c’est-à-dire la rupture d’une partie des fils qui composent la corde, mais seulement une tension, ce qui est tout à fait différent ; si l’on augmente la force d’une façon continue, la tension croîtra d’abord aussi d’une façon continue, mais il viendra un moment où la rupture se produira, et on aura alors, d’une façon soudaine et en quelque sorte instantanée, un effet d’une tout autre nature que le précédent, ce qui implique manifestement une discontinuité ; et ainsi il n’est pas vrai de dire, en termes tout à fait généraux et sans restrictions d’aucune sorte, que « natura non facit saltus ».

Quoi qu’il en soit, il suffit en tout cas que les grandeurs géométriques soient continues, comme elles le sont en effet, pour qu’on y puisse toujours prendre des éléments aussi petits qu’on veut, donc pouvant devenir plus petits que toute grandeur assignable ; et, comme le dit Leibnitz, « c’est sans doute en cela que consiste la démonstration rigoureuse du calcul infinitésimal », qui s’applique précisément à ces grandeurs géométriques. La « loi de continuité » peut donc être le « fundamentum in re » de ces fictions que sont les quantités infinitésimales, aussi bien d’ailleurs que de ces autres fictions que sont les racines imaginaires, puisque Leibnitz fait un rapprochement entre les unes et les autres sous ce rapport, sans qu’il faille pour cela y voir, comme il l’aurait peut-être voulu, « la pierre de touche de toute vérité »(3). D’autre part, si l’on admet une « loi de continuité », tout en faisant certaines restrictions sur sa portée, et même si l’on reconnaît que cette loi peut servir à justifier les bases du calcul infinitésimal, « modo sano sensu intelligantur », il ne s’ensuit nullement de là qu’on doive la concevoir exactement comme le faisait Leibnitz, ni accepter toutes les conséquences que lui-même prétendait en tirer ; c’est cette conception et ces conséquences qu’il nous faut maintenant examiner d’un peu plus près.

Sous sa forme la plus générale, cette loi revient en somme à ceci, que Leibnitz énonce à plusieurs reprises en termes différents, mais dont le sens est toujours le même au fond : dès lors qu’il y a un certain ordre dans les principes, entendus ici en un sens relatif comme les données qu’on prend pour point de départ, il doit y avoir toujours un ordre correspondant dans les conséquences qu’on en tirera. C’est alors, comme nous l’avons déjà indiqué, un cas particulier de la « loi de justice », c’est-à-dire d’ordre, que postule l’« universelle intelligibilité » ; c’est donc au fond, pour Leibnitz, une conséquence ou une application du « principe de raison suffisante », sinon ce principe lui-même en tant qu’il s’applique plus spécialement aux combinaisons et aux variations de la quantité : « la continuité est une chose idéale », dit-il, ce qui est d’ailleurs loin d’être aussi clair qu’on pourrait le souhaiter, mais « le réel ne laisse pas de se gouverner par l’idéal et l’abstrait, …parce que tout se gouverne par raison »(4). Il y a assurément un certain ordre dans les choses, et ce n’est pas là ce qui est en question, mais on peut concevoir cet ordre tout autrement que ne le faisait Leibnitz, dont les idées à cet égard étaient toujours influencées plus ou moins directement par son prétendu « principe du meilleur », qui perd toute signification dès qu’on a compris l’identité métaphysique du possible et du réel(5) ; au surplus, bien qu’il fût un adversaire déclaré de l’étroit rationalisme cartésien, on pourrait, quant à sa conception de l’« universelle intelligibilité », lui reprocher d’avoir trop facilement confondu « intelligible » et « rationnel » ; mais nous n’insisterons pas davantage sur ces considérations d’ordre général, car elles nous entraîneraient beaucoup trop loin de notre sujet. Nous ajouterons seulement, à ce propos, qu’il est permis de s’étonner que, après avoir affirmé qu’« on n’a pas besoin de faire dépendre l’analyse mathématique des controverses métaphysiques », ce qui est d’ailleurs tout à fait contestable, puisque cela revient à en faire, suivant le point de vue purement profane, une science entièrement ignorante de ses propres principes, et que du reste l’incompréhension seule peut faire naître des controverses dans le domaine métaphysique, Leibnitz en arrive finalement à invoquer, à l’appui de sa « loi de causalité » à laquelle il rattache cette même analyse mathématique, un argument non plus métaphysique en effet, mais bien théologique, qui pourrait se prêter encore à bien d’autres controverses : « C’est parce que tout se gouverne par raison, dit-il, et qu’autrement il n’y aurait point de science ni de règle, ce qui ne serait point conforme à la nature du souverain principe »(6), à quoi on pourrait répondre que la raison n’est en réalité qu’une faculté purement humaine et d’ordre individuel, et que, sans même qu’il faille remonter jusqu’au « souverain principe », l’intelligence entendue au sens universel, c’est-à-dire l’intellect pur et transcendant, est tout autre chose que la raison et ne saurait lui être assimilée en aucune façon, de telle sorte que, s’il est vrai qu’il n’y a rien d’« irrationnel », il ne l’est pas moins qu’il y a pourtant beaucoup de choses qui sont « supra-rationnelles », mais qui d’ailleurs n’en sont pas pour cela moins « intelligibles ».

Nous passerons maintenant à un autre énoncé plus précis de la « loi de continuité », énoncé qui se rapporte d’ailleurs plus directement que le précédent aux principes du calcul infinitésimal : « Si un cas se rapproche d’une façon continue d’un autre cas dans les données et s’évanouit finalement en lui, il faut nécessairement que les résultats de ces cas se rapprochent également d’une façon continue dans les solutions cherchées et que finalement ils se terminent réciproquement l’un dans l’autre »(7). Il y a ici deux choses qu’il importe de distinguer : d’abord, si la différence de deux cas diminue jusqu’à devenir moindre que toute grandeur assignable « in datis », il doit en être de même « in quæsitis » ; ce n’est là, en somme, que l’application de l’énoncé le plus général, et ce n’est pas cette partie de la loi qui est susceptible de soulever des objections, dès lors qu’on admet qu’il existe des variations continues et que c’est précisément au domaine où s’effectuent de telles variations, c’est-à-dire au domaine géométrique, que se rapporte proprement le calcul infinitésimal ; mais faut-il admettre en outre que « casus in casum tandem evanescat », et que par suite « eventus casuum tandem in se invicem desinant » ? En d’autres termes, la différence des deux cas deviendra-t-elle jamais rigoureusement nulle, par suite de sa décroissance continue et indéfinie, ou bien, si l’on préfère, cette décroissance, quoique indéfinie, parviendra-t-elle à atteindre son terme ? C’est là, au fond, la question de savoir si, dans une variation continue, la limite peut être atteinte ; et, sur ce point, nous ferons tout d’abord remarquer ceci : comme l’indéfini, tel qu’il est impliqué dans le continu, comporte toujours en un certain sens quelque chose d’« inépuisable », et comme Leibnitz n’admet d’ailleurs pas que la division du continu puisse aboutir à un terme final, ni même que ce terme existe véritablement, est-il parfaitement logique et cohérent de sa part d’admettre en même temps qu’une variation continue, qui s’effectue « per infinitos gradus intermedios »(8), puisse atteindre sa limite ? Ceci ne veut pas dire, assurément, que la limite ne puisse être atteinte en aucune façon, ce qui réduirait le calcul infinitésimal à ne pouvoir être rien de plus qu’une simple méthode d’approximation ; mais, si elle est effectivement atteinte, ce ne doit pas être dans la variation continue elle-même, ni comme dernier terme de la série indéfinie des « gradus mutationis ». C’est pourtant par la « loi de continuité » que Leibnitz prétend justifier le « passage à la limite », qui n’est pas la moindre des difficultés auxquelles sa méthode donne lieu au point de vue logique, et c’est précisément là que ses conclusions deviennent tout à fait inacceptables ; mais, pour que ce côté de la question puisse être entièrement compris, il nous faut commencer par préciser la notion mathématique de la limite elle-même.