CHAPITRE XIV
Les « quantités évanouissantes »

La justification du « passage à la limite » consiste en somme, pour Leibnitz, en ce que le cas particulier des « quantités évanouissantes », comme il dit, doit, en vertu de la continuité, rentrer en un certain sens dans la règle générale ; et d’ailleurs ces quantités évanouissantes ne peuvent pas être regardées comme « des riens absolument », ou comme de purs zéros, car, toujours en raison de la même continuité, elles gardent entre elles un rapport déterminé, et généralement différent de l’unité, dans l’instant même où elles s’évanouissent, ce qui suppose qu’elles sont encore de véritables quantités, quoique « inassignables » par rapport aux quantités ordinaires(1). Cependant, si les quantités évanouissantes, ou, ce qui revient au même, les quantités infinitésimales, ne sont pas des « riens absolus », et cela même lorsqu’il s’agit des différentielles d’ordres supérieurs au premier, elles doivent être considérées comme des « riens relatifs », c’est-à-dire que, tout en gardant le caractère de véritables quantités, elles peuvent et doivent même être négligées au regard des quantités ordinaires, avec lesquelles elles sont « incomparables »(2) ; mais, multipliées par des quantités « infinies », ou incomparablement plus grandes que les quantités ordinaires, elles reproduisent des quantités ordinaires, ce qui ne se pourrait pas si elles n’étaient absolument rien. On peut voir, par les définitions que nous avons données précédemment, que la considération du rapport entre les quantités évanouissantes demeurant déterminé se réfère au calcul différentiel, et que celle de la multiplication de ces mêmes quantités évanouissantes par des quantités « infinies » donnant des quantités ordinaires se réfère au calcul intégral. La difficulté, en tout ceci, est d’admettre que des quantités qui ne sont pas absolument nulles doivent cependant être traitées comme nulles dans le calcul, ce qui risque de donner l’impression qu’il ne s’agit que d’une simple approximation ; à cet égard encore, Leibnitz semble parfois invoquer la « loi de continuité », par laquelle le « cas-limite » se trouve ramené à la règle générale, comme le seul postulat qu’exige sa méthode ; mais cet argument est d’ailleurs fort peu clair, et il faut plutôt revenir à la notion des « incomparables », comme il le fait du reste le plus souvent, pour justifier l’élimination des quantités infinitésimales dans les résultats du calcul.

Leibnitz considère en effet comme égales, non seulement les quantités dont la différence est nulle, mais encore celles dont la différence est incomparable à ces quantités elles-mêmes ; c’est sur cette notion des « incomparables » que repose pour lui, non seulement l’élimination des quantités infinitésimales, qui disparaissent ainsi devant les quantités ordinaires, mais aussi la distinction des différents ordres de quantités infinitésimales ou de différentielles, les quantités de chacun de ces ordres étant incomparables avec celles du précédent, comme celles du premier ordre le sont avec les quantités ordinaires, mais sans qu’on arrive jamais à des « riens absolus ». « J’appelle grandeurs incomparables, dit Leibnitz, celles dont l’une multipliée par quelque nombre fini que ce soit ne saurait excéder l’autre, de la même façon qu’Euclide l’a pris dans sa cinquième définition du cinquième livre »(3). Il n’y a d’ailleurs là rien qui indique si cette définition doit s’entendre de quantités fixes et déterminées ou de quantités variables ; mais on peut admettre que, dans toute sa généralité, elle doit s’appliquer indistinctement à l’un et à l’autre cas : toute la question serait alors de savoir si deux quantités fixes, si différentes qu’elles soient dans l’échelle des grandeurs, peuvent jamais être regardées comme réellement « incomparables », ou si elles ne sont telles que relativement aux moyens de mesure dont nous disposons. Mais il n’y a pas lieu d’insister ici sur ce point, puisque Leibnitz a déclaré lui-même, par ailleurs, que ce cas n’est pas celui des différentielles(4), d’où il faut conclure, non seulement que la comparaison du grain de sable était manifestement fautive en elle-même, mais encore qu’elle ne répondait pas au fond, dans sa propre pensée, à la véritable notion des « incomparables », du moins en tant que cette notion doit s’appliquer aux quantités infinitésimales.

Certains ont cru cependant que le calcul infinitésimal ne pourrait être rendu parfaitement rigoureux qu’à la condition que les quantités infinitésimales puissent être regardées comme nulles, et, en même temps, ils ont pensé à tort qu’une erreur pouvait être supposée nulle dès lors qu’elle pouvait être supposée aussi petite qu’on le veut ; à tort, disons-nous, car cela revient au même que d’admettre qu’une variable, comme telle, peut atteindre sa limite. Voici d’ailleurs ce que Carnot dit à ce sujet : « Il y a des personnes qui croient avoir suffisamment établi le principe de l’analyse infinitésimale lorsqu’elles ont fait ce raisonnement : il est évident, disent-elles, et avoué de tout le monde que les erreurs auxquelles les procédés de l’analyse infinitésimale donneraient lieu, s’il y en avait, pourraient toujours être supposées aussi petites qu’on le voudrait ; il est évident encore que toute erreur qu’on est maître de supposer aussi petite qu’on le veut est nulle, car, puisqu’on peut la supposer aussi petite qu’on le veut, on peut la supposer zéro ; donc les résultats de l’analyse infinitésimale sont rigoureusement exacts. Ce raisonnement, plausible au premier aspect, n’est cependant rien moins que juste, car il est faux de dire que, parce qu’on est maître de rendre une erreur aussi petite qu’on le veut, on puisse pour cela la rendre absolument nulle… On se trouve dans l’alternative nécessaire ou de commettre une erreur, quelque petite qu’on veuille la supposer, ou de tomber sur une formule qui n’apprend rien et tel est précisément le nœud de la difficulté dans l’analyse infinitésimale »(5).

Il est certain qu’une formule dans laquelle entre un rapport qui se présente sous la forme ( 0 ) / 0 « n’apprend rien », et on peut même dire qu’elle n’a aucun sens par elle-même ; ce n’est qu’en vertu d’une convention, d’ailleurs justifiée, que l’on peut donner un sens à cette forme ( 0 ) / 0 en la regardant comme un symbole d’indétermination(6) ; mais cette indétermination même fait que le rapport, pris sous cette forme, pourrait être égal à n’importe quoi, tandis qu’il doit au contraire, dans chaque cas particulier, conserver une valeur déterminée : c’est l’existence de cette valeur déterminée qu’allègue Leibnitz(7), et cet argument est, en lui-même, parfaitement inattaquable(8). Seulement, il faut bien reconnaître que la notion des « quantités évanouissantes » a, suivant l’expression de Lagrange, « le grand inconvénient de considérer les quantités dans l’état où elles cessent, pour ainsi dire, d’être quantités » ; mais, contrairement à ce que pensait Leibnitz, on n’a pas besoin de les considérer précisément dans l’instant où elles s’évanouissent, ni même d’admettre qu’elles puissent véritablement s’évanouir, car, dans ce cas, elles cesseraient effectivement d’être quantités. Ceci suppose d’ailleurs essentiellement qu’il n’y a pas d’« infiniment petit » pris « à la rigueur », car cet « infiniment petit », ou du moins ce qu’on appellerait ainsi en adoptant le langage de Leibnitz, ne pourrait être que zéro, de même qu’un « infiniment grand », entendu dans le même sens, ne pourrait être que le « nombre infini » ; mais, en réalité, zéro n’est pas un nombre, et il n’y a pas plus de « quantité nulle » que de « quantité infinie ». Le zéro mathématique, dans son acception stricte et rigoureuse, n’est qu’une négation, du moins sous le rapport quantitatif, et on ne peut pas dire que l’absence de quantité constitue encore une quantité ; c’est là un point sur lequel nous allons revenir bientôt pour développer plus complètement les diverses conséquences qui en résultent.

En somme, l’expression de « quantités évanouissantes » a surtout le tort de prêter à une équivoque, et de faire croire que l’on considère les quantités infinitésimales comme des quantités qui s’annulent effectivement, car, à moins de changer le sens des mots, il est difficile de comprendre que « s’évanouir », quand il s’agit de quantités, puisse vouloir dire autre chose que s’annuler. En réalité, ces quantités infinitésimales, entendues comme des quantités indéfiniment décroissantes, ce qui est leur véritable signification, ne peuvent jamais être dites « évanouissantes » au sens propre de ce mot, et il eût été assurément préférable de ne pas introduire cette notion, qui, au fond, tient à la conception que Leibnitz se faisait de la continuité, et qui, comme telle, comporte inévitablement l’élément de contradiction qui est inhérent à l’illogisme de cette conception elle-même. Maintenant, si une erreur, tout en pouvant être rendue aussi petite qu’on le veut, ne peut jamais devenir absolument nulle, comment le calcul infinitésimal pourra-t-il être vraiment rigoureux, et, si en fait l’erreur n’est que pratiquement négligeable, faudra-t-il conclure de là que ce calcul se réduit à une simple méthode d’approximation, ou du moins, comme l’a dit Carnot, de « compensation » ? C’est là une question que nous aurons encore à résoudre par la suite ; mais, puisque nous avons été amené à parler ici du zéro et de la prétendue « quantité nulle », il vaut mieux traiter d’abord cet autre sujet, dont l’importance, comme on le verra, est fort loin d’être négligeable.