CHAPITRE XVII
Représentation de l’équilibre des forces

À propos des nombres négatifs, et bien que ce ne soit là qu’une digression par rapport au sujet principal de notre étude, nous parlerons encore des conséquences très contestables de l’emploi de ces nombres au point de vue de la mécanique ; celle-ci, d’ailleurs, est en réalité, par son objet, une science physique, et le fait même de la traiter comme une partie intégrante des mathématiques, conséquence du point de vue exclusivement quantitatif de la science actuelle, n’est pas sans y introduire d’assez singulières déformations. Disons seulement, à cet égard, que les prétendus « principes » sur lesquels les mathématiciens modernes font reposer cette science telle qu’ils la conçoivent, et qui ne sont appelés ainsi que d’une façon tout à fait abusive, ne sont proprement que des hypothèses plus ou moins bien fondées, ou encore, dans le cas le plus favorable, de simples lois plus ou moins générales, peut-être plus générales que d’autres, si l’on veut, mais qui n’ont en tout cas rien de commun avec les véritables principes universels, et qui, dans une science constituée suivant le point de vue traditionnel, ne seraient tout au plus que des applications de ces principes à un domaine encore très spécial. Sans vouloir entrer dans de trop longs développements, nous citerons, comme exemple du premier cas, le soi-disant « principe d’inertie », que rien ne saurait justifier, ni l’expérience qui montre au contraire qu’il n’y a nulle part d’inertie dans la nature, ni l’entendement qui ne peut concevoir cette prétendue inertie, celle-ci ne pouvant consister que dans l’absence complète de toute propriété ; on pourrait seulement appliquer légitimement un tel mot à la potentialité pure de la substance universelle, ou de la materia prima des scolastiques, qui est d’ailleurs, pour cette raison même, proprement « inintelligible » ; mais cette materia prima est assurément tout autre chose que la « matière » des physiciens(1). Un exemple du second cas est ce qu’on appelle le « principe de l’égalité de l’action et de la réaction », qui est si peu un principe qu’il se déduit immédiatement de la loi générale de l’équilibre des forces naturelles : chaque fois que cet équilibre est rompu d’une façon quelconque, il tend aussitôt à se rétablir, d’où une réaction dont l’intensité est équivalente à celle de l’action qui l’a provoquée ; ce n’est donc là qu’un simple cas particulier de ce que la tradition extrême-orientale appelle les « actions et réactions concordantes », qui ne concernent point le seul monde corporel comme les lois de la mécanique, mais bien l’ensemble de la manifestation sous tous ses modes et dans tous ses états ; c’est précisément sur cette question de l’équilibre et de sa représentation mathématique que nous nous proposons d’insister ici quelque peu, car elle est assez importante en elle-même pour mériter qu’on s’y arrête un instant.

On représente habituellement deux forces qui se font équilibre par deux « vecteurs » opposés, c’est-à-dire par deux segments de droite d’égale longueur, mais dirigés en sens contraires : si deux forces appliquées en un même point ont la même intensité et la même direction, mais en sens contraires, elles se font équilibre ; comme elles sont alors sans action sur leur point d’application, on dit même communément qu’elles se détruisent, sans prendre garde que, si l’on supprime l’une de ces forces, l’autre agit aussitôt, ce qui prouve qu’elle n’était nullement détruite en réalité. On caractérise les forces par des coefficients numériques proportionnels à leurs intensités respectives, et deux forces de sens contraires sont affectées de coefficients de signes différents, l’un positif et l’autre négatif : l’un étant f, l’autre sera -f. Dans le cas que nous venons de considérer, les deux forces ayant la même intensité, les coefficients qui les caractérisent doivent être égaux « en valeur absolue », et l’on a ff’, d’où l’on déduit, comme condition de l’équilibre, ff’ = 0, c’est-à-dire que la somme algébrique des deux forces, ou des deux « vecteurs » qui les représentent, est nulle, de telle sorte que l’équilibre est ainsi défini par zéro. Les mathématiciens ayant d’ailleurs, ainsi que nous l’avons déjà dit plus haut, le tort de regarder le zéro comme une sorte de symbole du néant, comme si le néant pouvait être symbolisé par quoi que ce soit, il semble résulter de là que l’équilibre est l’état de non-existence, ce qui est une conséquence assez singulière ; c’est même sans doute pour cette raison que, au lieu de dire que deux forces qui se font équilibre se neutralisent, ce qui serait exact, on dit qu’elles se détruisent, ce qui est contraire à la réalité, ainsi que nous venons de le faire voir par une remarque des plus simples.

La véritable notion de l’équilibre est tout autre que celle-là : pour la comprendre, il suffit de remarquer que toutes les forces naturelles, et non pas seulement les forces mécaniques, qui, redisons-le encore, n’en sont rien de plus qu’un cas très particulier, mais les forces de l’ordre subtil aussi bien que celles de l’ordre corporel, sont ou attractives ou répulsives ; les premières peuvent être considérées comme forces compressives ou de contraction, les secondes comme forces expansives ou de dilatation(2) ; et, au fond, ce n’est pas là autre chose qu’une expression, dans ce domaine, de la dualité cosmique fondamentale elle-même. Il est facile de comprendre que, dans un milieu primitivement homogène, à toute compression se produisant en un point correspondra nécessairement en un autre point une expansion équivalente, et inversement, de sorte qu’on devra toujours envisager corrélativement deux centres de forces dont l’un ne peut pas exister sans l’autre ; c’est là ce qu’on peut appeler la loi de la polarité, qui est, sous des formes diverses, applicable à tous les phénomènes naturels, parce qu’elle dérive, elle aussi, de la dualité des principes mêmes qui président à toute manifestation ; cette loi, dans le domaine spécial dont s’occupent les physiciens, est surtout évidente dans les phénomènes électriques et magnétiques, mais elle ne se limite aucunement à ceux-là. Si maintenant deux forces, l’une compressive et l’autre expansive, agissent sur un même point, la condition pour qu’elles se fassent équilibre ou se neutralisent, c’est-à-dire pour qu’en ce point il ne se produise ni contraction ni dilatation, est que les intensités de ces deux forces soient équivalentes ; nous ne disons pas égales, puisque ces forces sont d’espèces différentes, et que d’ailleurs il s’agit bien en cela d’une différence réellement qualitative et non pas simplement quantitative. On peut caractériser les forces par des coefficients proportionnels à la contraction ou à la dilatation qu’elles produisent, de telle sorte que, si l’on envisage une force compressive et une force expansive, la première sera affectée d’un coefficient n > 1, et la seconde d’un coefficient n’ < 1 ; chacun de ces coefficients peut être le rapport de la densité que prend le milieu ambiant au point considéré, sous l’action de la force correspondante, à la densité primitive de ce même milieu, supposé homogène à cet égard lorsqu’il ne subit l’action d’aucune force, en vertu d’une simple application du principe de raison suffisante(3). Lorsqu’il ne se produit ni compression ni dilatation, ce rapport est forcément égal à l’unité, puisque la densité du milieu n’est pas modifiée ; pour que deux forces agissant en un point se fassent équilibre, il faut donc que leur résultante ait pour coefficient l’unité. Il est facile de voir que le coefficient de cette résultante est le produit, et non plus la somme comme dans la conception ordinaire, des coefficients des deux forces considérées ; ces deux coefficients n et n’ devront donc être deux nombres inverses l’un de l’autre : n’ ( 1 ) / n , et l’on aura, comme condition de l’équilibre, nn’ = 1 ; ainsi, l’équilibre sera défini, non plus par le zéro, mais par l’unité(4). On voit que cette définition de l’équilibre par l’unité, qui est la seule réelle, correspond au fait que l’unité occupe le milieu dans la suite doublement indéfinie des nombres entiers et de leurs inverses, tandis que cette place centrale est en quelque sorte usurpée par le zéro dans la suite artificielle des nombres positifs et négatifs. Bien loin d’être l’état de non-existence, l’équilibre est au contraire l’existence envisagée en elle-même, indépendamment de ses manifestations secondaires et multiples ; il est d’ailleurs bien entendu que ce n’est point le Non-Être, au sens métaphysique de ce mot, car l’existence, même dans cet état primordial et indifférencié, n’est encore que le point de départ de toutes les manifestations différenciées, comme l’unité est le point de départ de toute la multiplicité des nombres. Cette unité, telle que nous venons de la considérer, et dans laquelle réside l’équilibre, est ce que la tradition extrême-orientale appelle l’« Invariable Milieu » ; et, suivant cette même tradition, cet équilibre ou cette harmonie est, au centre de chaque état et de chaque modalité de l’être, le reflet de l’« Activité du Ciel ».