CHAPITRE XVIII
Quantités variables et quantités fixes

Revenons maintenant à la question de la justification de la rigueur du calcul infinitésimal : nous avons vu déjà que Leibnitz regarde comme égales les quantités dont la différence, sans être nulle, est incomparable à ces quantités elles-mêmes ; en d’autres termes, les quantités infinitésimales, qui ne sont pas des « nihila absoluta », sont néanmoins des « nihila respectiva », et doivent comme telles être négligées au regard des quantités ordinaires. Malheureusement, la notion des « incomparables » demeure trop imprécise pour qu’un raisonnement qui ne s’appuie que sur cette notion puisse suffire pleinement à établir le caractère rigoureux du calcul infinitésimal ; sous cet aspect, ce calcul ne se présente en somme que comme une méthode d’approximation indéfinie, et nous ne pouvons pas dire avec Leibnitz que, « cela posé, il s’ensuit non seulement que l’erreur est infiniment petite, mais qu’elle est entièrement nulle »(1) ; mais n’y aurait-il pas un autre moyen plus rigoureux de parvenir à cette conclusion ? Nous devons admettre, en tout cas, que l’erreur introduite dans le calcul peut être rendue aussi petite qu’on le veut, ce qui est déjà beaucoup ; mais, précisément, ce caractère infinitésimal de l’erreur ne la supprime-t-il pas tout à fait lorsque l’on considère, non plus le cours même du calcul, mais les résultats auxquels il permet d’aboutir finalement ?

Une différence infinitésimale, c’est-à-dire indéfiniment décroissante, ne peut être que la différence de deux quantités variables, car il est évident que la différence de deux quantités fixes ne peut être elle-même qu’une quantité fixe ; la considération d’une différence infinitésimale entre deux quantités fixes ne saurait donc avoir aucun sens. Dès lors, nous avons le droit de dire que deux quantités fixes « sont rigoureusement égales entre elles du moment que leur différence prétendue peut être supposée aussi petite qu’on le veut »(2) ; or, « le calcul infinitésimal, comme le calcul ordinaire, n’a réellement en vue que des quantités fixes et déterminées »(3) ; il n’introduit en somme les quantités variables qu’à titre d’auxiliaires, avec un caractère purement transitoire, et ces variables doivent disparaître des résultats, qui ne peuvent exprimer que des relations entre des quantités fixes. Il faut donc, pour obtenir ces résultats, passer de la considération des quantités variables à celle des quantités fixes ; et ce passage a précisément pour effet d’éliminer les quantités infinitésimales, qui sont essentiellement variables, et qui ne peuvent se présenter que comme différences entre des quantités variables.

Il est facile de comprendre maintenant pourquoi Carnot, dans la définition que nous avons citée précédemment, insiste sur la propriété qu’ont les quantités infinitésimales, telles qu’elles sont employées dans le calcul, de pouvoir être rendues aussi petites qu’on le veut « sans qu’on soit obligé pour cela de faire varier les quantités dont on cherche la relation ». C’est que ces dernières doivent être en réalité des quantités fixes ; il est vrai qu’elles sont considérées dans le calcul comme des limites de quantités variables, mais celles-ci ne jouent que le rôle de simples auxiliaires, aussi bien que les quantités infinitésimales qu’elles introduisent avec elles. Le point essentiel, pour justifier la rigueur du calcul infinitésimal, c’est que, dans les résultats, il ne doit figurer que des quantités fixes ; il faut donc en définitive, au terme du calcul, passer des quantités variables aux quantités fixes, et c’est bien là un « passage à la limite », mais conçu tout autrement que ne le faisait Leibnitz, puisqu’il n’est pas une conséquence ou un « dernier terme » de la variation elle-même ; or, et c’est là ce qui importe, les quantités infinitésimales, dans ce passage, s’éliminent d’elles-mêmes, et cela tout simplement en raison de la substitution des quantités fixes aux quantités variables(4).

Faut-il cependant ne voir dans cette élimination, comme le voudrait Carnot, que l’effet d’une simple « compensation d’erreurs » ? Nous ne le pensons pas, et il semble bien qu’on puisse y voir en réalité quelque chose de plus, dès lors qu’on fait la distinction des quantités variables et des quantités fixes comme constituant en quelque sorte deux domaines séparés, entre lesquels il existe sans doute une corrélation et une analogie, ce qui est d’ailleurs nécessaire pour qu’on puisse passer effectivement de l’un à l’autre, de quelque façon que s’effectue ce passage, mais sans que leurs rapports réels puissent jamais établir entre eux une interpénétration ou même une continuité quelconque ; cela implique d’ailleurs, entre ces deux sortes de quantités, une différence d’ordre essentiellement qualitatif, conformément à ce que nous avons dit plus haut au sujet de la notion de la limite. C’est cette distinction que Leibnitz n’a jamais faite nettement, et, ici encore, c’est sans doute sa conception d’une continuité universellement applicable qui l’en a empêché ; il ne pouvait voir que le « passage à la limite » implique essentiellement une discontinuité, puisque, pour lui, il n’y avait nulle part de discontinuité. C’est pourtant cette distinction seule qui nous permet de formuler la proposition suivante : si la différence de deux quantités variables peut être rendue aussi petite qu’on le veut, les quantités fixes qui correspondent à ces variables, et qui sont regardées comme leurs limites respectives, sont rigoureusement égales. Ainsi, une différence infinitésimale ne peut jamais devenir nulle, mais elle ne peut exister qu’entre des variables, et, entre les quantités fixes correspondantes, la différence doit être nulle ; de là, il résulte immédiatement qu’à une erreur qui peut être rendue aussi petite qu’on le veut dans le domaine des quantités variables, où il ne peut être effectivement question, en raison du caractère même de ces quantités, de rien de plus que d’une approximation indéfinie, il correspond nécessairement une erreur rigoureusement nulle dans le domaine des quantités fixes ; c’est là uniquement, et non dans d’autres considérations qui, quelles qu’elles soient, sont toujours plus ou moins en dehors ou à côté de la question, que réside essentiellement la véritable justification de la rigueur du calcul infinitésimal.