CHAPITRE XIX
Les différentiations successives

Ce qui précède laisse encore subsister une difficulté en ce qui concerne la considération des différents ordres de quantités infinitésimales : comment peut-on concevoir des quantités qui soient infinitésimales, non seulement par rapport aux quantités ordinaires, mais par rapport à d’autres quantités qui sont elles-mêmes infinitésimales ? Ici encore, Leibnitz a recours à la notion des « incomparables », mais cette notion est beaucoup trop vague pour que nous puissions nous en contenter, et elle n’explique pas suffisamment la possibilité des différentiations successives. Sans doute, cette possibilité peut être mieux comprise par une comparaison ou un exemple tiré de la mécanique : « Quant aux d(dx), elles sont aux dx comme les conatus de la pesanteur ou les sollicitations centrifuges sont à la vitesse »(1). Et Leibnitz développe cette idée dans sa réponse aux objections du mathématicien hollandais Nieuwentijt, qui, tout en admettant les différentielles du premier ordre, soutenait que celles des ordres supérieurs ne pouvaient être que nulles : « La quantité ordinaire, la quantité infinitésimale première ou différentielle, et la quantité différentio-différentielle ou infinitésimale seconde, sont entre elles comme le mouvement, la vitesse et la sollicitation, qui est un élément de la vitesse(2). Le mouvement décrit une ligne, la vitesse un élément de ligne, et la sollicitation un élément d’élément »(3). Mais ce n’est là qu’un exemple ou un cas particulier, qui ne peut en somme servir que de simple « illustration » et non pas d’argument, et il est nécessaire de fournir une justification d’ordre général, que cet exemple, en un certain sens, contient d’ailleurs implicitement.

En effet, les différentielles du premier ordre représentent les accroissements, ou mieux les variations, puisqu’elles peuvent être aussi bien, suivant les cas, dans le sens décroissant que dans le sens croissant, que reçoivent à chaque instant les quantités ordinaires : telle est la vitesse par rapport à l’espace parcouru dans un mouvement quelconque. De la même façon, les différentielles d’un certain ordre représentent les variations instantanées de celles de l’ordre précédent, prises à leur tour comme des grandeurs existant dans un certain intervalle : telle est l’accélération par rapport à la vitesse. C’est donc sur la considération de différents degrés de variation, bien plutôt que de grandeurs incomparables entre elles, que repose véritablement la distinction des différents ordres de quantités infinitésimales.

Pour préciser la façon dont ceci doit être entendu, nous ferons simplement la remarque suivante : on peut établir, parmi les variables elles-mêmes, des distinctions analogues à celle que nous avons établie précédemment entre les quantités fixes et les variables ; dans ces conditions, pour reprendre la définition de Carnot, une quantité sera dite infinitésimale par rapport à d’autres quand on pourra la rendre aussi petite qu’on le veut « sans qu’on soit obligé pour cela de faire varier ces autres quantités ». C’est que, en effet, une quantité qui n’est pas absolument fixe, ou même qui est essentiellement variable, ce qui est le cas des quantités infinitésimales, de quelque ordre qu’elles soient d’ailleurs, peut cependant être regardée comme relativement fixe et déterminée, c’est-à-dire comme susceptible de jouer le rôle de quantité fixe par rapport à certaines autres variables. C’est dans ces conditions seulement qu’une quantité variable peut être considérée comme la limite d’une autre variable, ce qui, d’après la définition même de la limite, suppose qu’elle est regardée comme fixe, au moins sous un certain rapport, c’est-à-dire relativement à celle dont elle est la limite ; inversement, une quantité pourra être variable, non seulement en elle-même ou, ce qui revient au même, par rapport aux quantités absolument fixes, mais encore par rapport à d’autres variables, en tant que ces dernières peuvent être regardées comme relativement fixes.

Au lieu de parler à cet égard de degrés de variation comme nous venons de le faire, on pourrait encore parler tout aussi bien de degrés d’indétermination, ce qui, au fond, serait exactement la même chose, envisagée seulement à un point de vue un peu différent : une quantité, bien qu’indéterminée de sa nature, peut cependant être déterminée, dans un sens relatif, par l’introduction de certaines hypothèses, qui laissent en même temps subsister l’indétermination d’autres quantités ; ces dernières seront donc, si l’on peut dire, plus indéterminées que les autres, ou indéterminées à un degré supérieur, et ainsi elles pourront avoir avec elles un rapport comparable à celui que les quantités indéterminées ont avec les quantités véritablement déterminées. Nous nous bornerons à ces quelques indications sur ce sujet, car, si sommaires qu’elles soient, nous pensons qu’elles sont tout au moins suffisantes pour faire comprendre la possibilité de l’existence des différentielles de divers ordres successifs ; mais il nous reste encore, en connexion avec cette même question, à montrer plus explicitement qu’il n’y a réellement aucune difficulté logique à considérer des degrés multiples d’indéfinité, tant dans l’ordre des quantités décroissantes, qui est celui auquel appartiennent les infinitésimales ou les différentielles, que dans celui des quantités croissantes, où l’on peut envisager de même des intégrales de différents ordres, symétriques en quelque sorte des différentielles successives, ce qui est d’ailleurs conforme à la corrélation qui existe, ainsi que nous l’avons expliqué, entre l’indéfiniment croissant et l’indéfiniment décroissant. Bien entendu, c’est de degrés d’indéfinité qu’il s’agit en cela, et non point de « degrés d’infinité » tels que les entendait Jean Bernoulli, dont Leibnitz n’osait ni admettre ni rejeter absolument la conception à cet égard ; et ce cas est encore de ceux où les difficultés se trouvent immédiatement résolues par la substitution de la notion de l’indéfini à celle du prétendu infini.