CHAPITRE XXIII
Les arguments de Zénon d’Élée

Les considérations qui précèdent contiennent implicitement la solution de toutes les difficultés du genre de celles que Zénon d’Élée, par ses arguments célèbres, opposait à la possibilité du mouvement, du moins en apparence et à en juger seulement d’après la forme sous laquelle ces arguments sont présentés habituellement, car on peut douter que telle ait été au fond leur véritable signification. Il est peu vraisemblable, en effet, que Zénon ait eu réellement l’intention de nier le mouvement ; ce qui semble plus probable, c’est qu’il a voulu prouver seulement l’incompatibilité de celui-ci avec la supposition, admise notamment par les atomistes, d’une multiplicité réelle et irréductible existant dans la nature des choses. C’est donc contre cette multiplicité même ainsi conçue que ces arguments, à l’origine, devaient être dirigés en réalité ; nous ne disons pas contre toute multiplicité, car il va de soi que la multiplicité existe aussi dans son ordre, tout aussi bien que le mouvement, qui d’ailleurs, comme tout changement de quelque genre que ce soit, la suppose nécessairement ; mais, de même que le mouvement, en raison de son caractère de modification transitoire et momentanée, ne saurait se suffire à lui-même et ne serait qu’une pure illusion s’il ne se rattachait à un principe supérieur, transcendant par rapport à lui, tel que le « moteur immobile » d’Aristote, de même la multiplicité serait véritablement inexistante si elle était réduite à elle-même et si elle ne procédait de l’unité, ainsi que nous en avons une image mathématique, comme nous l’avons vu, dans la formation de la série des nombres. De plus, la supposition d’une multiplicité irréductible exclut forcément toute liaison réelle entre les éléments des choses, et par conséquent toute continuité, car la continuité n’est qu’un cas particulier ou une forme spéciale d’une telle liaison ; précisément, l’atomisme, comme nous l’avons déjà dit précédemment, implique nécessairement la discontinuité de toutes choses ; c’est avec cette discontinuité que, en définitive, le mouvement est réellement incompatible, et nous allons voir que c’est bien ce que montrent en effet les arguments de Zénon.

On fait, par exemple, un raisonnement comme celui-ci : un mobile ne pourra jamais passer d’une position à une autre, parce que, entre ces deux positions, si rapprochées soient-elles, il y en aura toujours, dit-on, une infinité d’autres qui devront être parcourues successivement dans le cours du mouvement, et, quel que soit le temps employé pour les parcourir, cette infinité ne pourra jamais être épuisée. Assurément, il ne saurait ici s’agir d’une infinité comme on le dit, ce qui n’a réellement aucun sens ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a lieu de considérer, dans tout intervalle, une indéfinité véritable de positions du mobile, indéfinité qui ne peut en effet être épuisée de cette façon analytique consistant à les occuper distinctement une à une, comme on prendrait un à un les termes d’une série discontinue. Seulement, c’est cette conception même du mouvement qui est erronée, car elle revient en somme à regarder le continu comme composé de points, ou de derniers éléments indivisibles, de même que dans la conception des corps comme composés d’atomes ; et cela revient à dire qu’en réalité il n’y a pas de continu, car, qu’il s’agisse de points ou d’atomes, ces derniers éléments ne peuvent être que discontinus ; il est d’ailleurs vrai que, sans continuité, il n’y aurait pas de mouvement possible, et c’est là tout ce que cet argument prouve effectivement. Il en est de même de l’argument de la flèche qui vole et qui cependant est immobile, parce que, à chaque instant, on ne la voit que dans une seule position, ce qui revient à supposer que chaque position, en elle-même, peut être regardée comme fixe et déterminée, et qu’ainsi les positions successives forment une sorte de série discontinue. Il faut d’ailleurs remarquer qu’il n’est pas vrai, en fait, qu’un mobile soit jamais vu ainsi comme s’il occupait une position fixe, et que même, tout au contraire, quand le mouvement est assez rapide, on en arrive à ne plus voir distinctement le mobile lui-même, mais seulement une sorte de trace de son déplacement continu : ainsi, par exemple, si l’on fait tournoyer rapidement un tison enflammé, on ne voit plus la forme de ce tison, mais seulement un cercle de feu ; que d’ailleurs on explique ce fait par la persistance des impressions rétiniennes, comme le font les physiologistes, ou de toute autre façon qu’on voudra, cela importe peu, car il n’en est pas moins manifeste que, dans de semblables cas, on saisit en quelque sorte directement et d’une façon sensible la continuité même du mouvement. Au surplus, quand, en formulant un tel argument, on dit « à chaque instant », on suppose par là que le temps est formé d’une série d’instants indivisibles, à chacun desquels correspondrait une position déterminée du mobile ; mais, en réalité, le continu temporel n’est pas plus composé d’instants que le continu spatial n’est composé de points, et, comme nous l’avons déjà indiqué, il faut la réunion ou plutôt la combinaison de ces deux continuités du temps et de l’espace pour rendre compte de la possibilité du mouvement.

On dira encore que, pour parcourir une certaine distance, il faut parcourir d’abord la moitié de cette distance, puis la moitié de l’autre moitié, puis la moitié de ce qui reste, et ainsi de suite indéfiniment(1), de sorte qu’on se trouvera toujours en présence d’une indéfinité qui, envisagée ainsi, sera en effet inépuisable. Un autre argument à peu près équivalent est celui-ci : si l’on suppose deux mobiles séparés par une certaine distance, l’un d’eux, bien qu’allant plus vite que l’autre, ne pourra jamais le rejoindre, car, quand il arrivera au point où celui-ci se trouvait, l’autre sera dans une seconde position, séparée de la première par une distance moindre que la distance initiale ; quand il arrivera à cette seconde position, l’autre sera dans une troisième, séparée de la seconde par une distance encore moindre, et ainsi de suite indéfiniment, si bien que la distance entre ces deux mobiles, quoique décroissant toujours, ne deviendra jamais nulle. Le défaut essentiel de ces arguments, aussi bien que du précédent, consiste en ce qu’ils supposent que, pour atteindre un certain terme, tous les degrés intermédiaires doivent être parcourus distinctement et successivement. Or il arrive de deux choses l’une : ou le mouvement considéré est véritablement continu, et alors il ne peut pas être décomposé de cette façon, puisque le continu n’a pas de derniers éléments ; ou il se compose d’une succession discontinue, ou pouvant tout au moins être considérée comme telle, d’intervalles dont chacun a une grandeur déterminée, comme les pas d’un homme en marche(2), et alors la considération de ces intervalles supprime évidemment celle de toutes les positions intermédiaires possibles, qui n’ont pas à être parcourues effectivement comme autant d’étapes distinctes. En outre, dans le premier cas, qui est proprement celui d’une variation continue, le terme de cette variation, supposé fixe par définition, ne peut pas être atteint dans la variation elle-même, et le fait de l’atteindre effectivement exige l’introduction d’une hétérogénéité qualitative, qui constitue cette fois une véritable discontinuité, et qui se traduit ici par le passage de l’état de mouvement à l’état de repos ; ceci nous ramène à la question du « passage à la limite », dont nous devons encore achever de préciser la véritable notion.