CHAPITRE XXIV
Véritable conception
du passage à la limite

La considération du « passage à la limite », avons-nous dit plus haut, est nécessaire, sinon aux applications pratiques de la méthode infinitésimale, du moins à sa justification théorique, et cette justification est précisément la seule chose qui nous importe ici, car de simples règles pratiques de calcul, réussissant d’une façon en quelque sorte « empirique » et sans qu’on sache trop pour quelle raison, sont évidemment sans aucun intérêt à notre point de vue. Sans doute, on n’a pas besoin en fait, pour effectuer les calculs et même pour les conduire jusqu’au bout, de se poser la question de savoir si la variable atteint sa limite et comment elle peut l’atteindre ; mais pourtant, si elle ne l’atteint pas, ces calculs n’auront jamais que la valeur de simples calculs d’approximation. Il est vrai qu’il s’agit ici d’une approximation indéfinie, puisque la nature même des quantités infinitésimales permet de rendre l’erreur aussi petite qu’on le veut, sans toutefois qu’il soit possible pour cela de la supprimer entièrement, puisque ces mêmes quantités infinitésimales, dans leur décroissance indéfinie, ne deviennent jamais nulles. On dira peut-être que c’est là, pratiquement, l’équivalent d’un calcul parfaitement rigoureux ; mais, outre que ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour nous, cette approximation indéfinie elle-même peut-elle garder un sens si, dans les résultats auxquels on doit aboutir, on n’a plus à envisager des variables, mais bien uniquement des quantités fixes et déterminées ? Dans ces conditions, on ne peut pas, au point de vue des résultats, sortir de cette alternative : ou la limite n’est pas atteinte, et alors le calcul infinitésimal n’est que la moins grossière des méthodes d’approximation ; ou la limite est atteinte, et alors on a affaire à une méthode qui est vraiment rigoureuse. Mais nous avons vu que la limite, en raison de sa définition même, ne peut jamais être atteinte exactement par la variable ; comment donc aurons-nous le droit de dire qu’elle peut cependant être atteinte ? Elle peut l’être précisément, non pas dans le cours du calcul, mais dans les résultats, parce que, dans ceux-ci, il ne doit figurer que des quantités fixes et déterminées, comme la limite elle-même, et non plus des variables ; c’est donc bien la distinction des quantités variables et des quantités fixes, distinction d’ailleurs proprement qualitative, qui est, comme nous l’avons déjà dit, la seule véritable justification de la rigueur du calcul infinitésimal.

Ainsi, nous le répétons encore, la limite ne peut pas être atteinte dans la variation et comme terme de celle-ci ; elle n’est pas la dernière des valeurs que doit prendre la variable, et la conception d’une variation continue aboutissant à une « dernière valeur » ou à un « dernier état » serait aussi incompréhensible et contradictoire que celle d’une série indéfinie aboutissant à un « dernier terme », ou que celle de la division d’un ensemble continu aboutissant à des « derniers éléments ». La limite n’appartient donc pas à la série des valeurs successives de la variable ; elle est en dehors de cette série, et c’est pourquoi nous avons dit que le « passage à la limite » implique essentiellement une discontinuité. S’il en était autrement, nous serions en présence d’une indéfinité qui pourrait être épuisée analytiquement, et c’est ce qui ne peut pas avoir lieu ; mais c’est ici que la distinction que nous avons établie à cet égard prend toute son importance, car nous nous trouvons dans un des cas où il s’agit d’atteindre, suivant l’expression que nous avons déjà employée, les limites d’une certaine indéfinité ; ce n’est donc pas sans raison que le même mot de « limite » se retrouve, avec une autre acception plus spéciale, dans le cas particulier que nous envisageons maintenant. La limite d’une variable doit véritablement limiter, au sens général de ce mot, l’indéfinité des états ou des modifications possibles que comporte la définition de cette variable ; et c’est justement pour cela qu’il faut nécessairement qu’elle se trouve en dehors de ce qu’elle doit limiter ainsi. Il ne saurait être aucunement question d’épuiser cette indéfinité par le cours même de la variation qui la constitue ; ce dont il s’agit en réalité, c’est de passer au delà du domaine de cette variation, dans lequel la limite ne se trouve pas comprise, et c’est ce résultat qui est obtenu, non pas analytiquement et par degrés, mais synthétiquement et d’un seul coup, d’une façon en quelque sorte « soudaine » par laquelle se traduit la discontinuité qui se produit alors, par le passage des quantités variables aux quantités fixes(1).

La limite appartient essentiellement au domaine des quantités fixes : c’est pourquoi le « passage à la limite » exige logiquement la considération simultanée, dans la quantité, de deux modalités différentes, en quelque sorte superposées ; il n’est pas autre chose alors que le passage à la modalité supérieure, dans laquelle est pleinement réalisé ce qui, dans la modalité inférieure, n’existe qu’à l’état de simple tendance, et c’est là, pour employer la terminologie aristotélicienne, un véritable passage de la puissance à l’acte, ce qui n’a assurément rien de commun avec la simple « compensation d’erreurs » qu’envisageait Carnot. La notion mathématique de la limite implique, par sa définition même, un caractère de stabilité et d’équilibre, caractère qui est celui de quelque chose de permanent et de définitif, et qui ne peut évidemment être réalisé par les quantités en tant qu’on les considère, dans la modalité inférieure, comme essentiellement variables ; il ne peut donc jamais être atteint graduellement, mais il l’est immédiatement par le passage d’une modalité à l’autre, qui permet seul de supprimer tous les stades intermédiaires, parce qu’il comprend et enveloppe synthétiquement toute leur indéfinité, et par lequel ce qui n’était et ne pouvait être qu’une tendance dans les variables s’affirme et se fixe en un résultat réel et défini. Autrement, le « passage à la limite » serait toujours un illogisme pur et simple, car il est évident que, tant qu’on reste dans le domaine des variables, on ne peut obtenir cette fixité qui est le propre de la limite, où les quantités qui étaient considérées précédemment comme variables ont précisément perdu ce caractère transitoire et contingent. L’état des quantités variables est, en effet, un état éminemment transitoire et en quelque sorte imparfait, puisqu’il n’est que l’expression d’un « devenir », dont nous avons également trouvé l’idée au fond de la notion de l’indéfinité elle-même, qui est d’ailleurs étroitement liée à cet état de variation. Aussi le calcul ne peut-il être parfait, au sens de vraiment achevé, que lorsqu’il est parvenu à des résultats dans lesquels il n’entre plus rien de variable ni d’indéfini, mais seulement des quantités fixes et définies ; et nous avons déjà vu comment cela même est susceptible de s’appliquer, par transposition analogique, au delà de l’ordre quantitatif, qui n’a plus alors qu’une valeur de symbole, et jusque dans ce qui concerne directement la « réalisation » métaphysique de l’être.