CONCLUSION

Il n’est pas besoin d’insister sur l’importance que les considérations que nous avons exposées au cours de cette étude présentent au point de vue proprement mathématique, en ce qu’elles apportent la solution de toutes les difficultés qui ont été soulevées à propos de la méthode infinitésimale, soit en ce qui concerne sa véritable signification, soit en ce qui concerne sa rigueur. La condition nécessaire et suffisante pour que cette solution puisse être donnée n’est rien d’autre que la stricte application des véritables principes ; mais ce sont justement les principes que les mathématiciens modernes, tout autant que les autres savants profanes, ignorent entièrement, et cette ignorance est, au fond, la seule raison de tant de discussions qui, dans ces conditions, peuvent se poursuivre indéfiniment sans jamais aboutir à aucune conclusion valable, et en ne faisant au contraire qu’embrouiller davantage les questions et multiplier les confusions, comme la querelle des « finitistes » et des « infinitistes » ne le montre que trop ; il eût été pourtant bien facile d’y couper court si l’on avait su poser nettement, avant tout, la vraie notion de l’Infini métaphysique et la distinction fondamentale de l’Infini et de l’indéfini. Leibnitz lui-même, s’il a eu du moins le mérite d’aborder franchement certaines questions, ce que n’ont même pas fait ceux qui sont venus après lui, n’a trop souvent dit à ce sujet que des choses fort peu métaphysiques, et parfois même presque aussi nettement antimétaphysiques que les spéculations ordinaires de la généralité des philosophes modernes ; c’est donc déjà le même défaut de principes qui l’a empêché de répondre à ses contradicteurs d’une façon satisfaisante et en quelque sorte définitive, et qui a par là ouvert la porte à toutes les discussions ultérieures. Sans doute, on peut dire avec Carnot que, « si Leibnitz s’est trompé, ce serait uniquement en formant des doutes sur l’exactitude de sa propre analyse, si tant est qu’il eût réellement ces doutes »(1) ; mais, même s’il ne les avait pas au fond, il ne pouvait en tout cas démontrer rigoureusement cette exactitude, parce que sa conception de la continuité, qui n’est assurément ni métaphysique ni même logique, l’empêchait de faire les distinctions nécessaires à cet égard et, par suite, de formuler la notion précise de la limite, qui est, comme nous l’avons montré, d’une importance capitale pour le fondement de la méthode infinitésimale.

On voit donc par tout cela de quel intérêt la considération des principes peut être, même pour une science spéciale envisagée en elle-même, et sans qu’on se propose d’aller, en s’appuyant sur cette science, plus loin que le domaine relatif et contingent auquel elle s’applique d’une façon immédiate ; c’est là, bien entendu, ce que méconnaissent totalement les modernes, qui se vantent volontiers d’avoir, par leur conception profane de la science, rendu celle-ci indépendante de la métaphysique, voire même de la théologie(2), alors que la vérité est qu’ils n’ont fait par là que la priver de toute valeur réelle en tant que connaissance. Au surplus, si l’on comprenait la nécessité de rattacher la science aux principes, il va de soi qu’il n’y aurait dès lors aucune raison de s’en tenir là, et qu’on serait tout naturellement ramené à la conception traditionnelle suivant laquelle une science particulière, quelle qu’elle soit, vaut moins par ce qu’elle est en elle-même que par la possibilité de s’en servir comme d’un « support » pour s’élever à une connaissance d’ordre supérieur(3). Nous avons voulu précisément donner ici, par un exemple caractéristique, une idée de ce qu’il serait possible de faire, dans certains cas tout au moins, pour restituer à une science, mutilée et déformée par les conceptions profanes, sa valeur et sa portée réelles, à la fois au point de vue de la connaissance relative qu’elle représente directement et à celui de la connaissance supérieure à laquelle elle est susceptible de conduire par transposition analogique ; on a pu voir notamment ce qu’il est possible de tirer, sous ce dernier rapport, de notions comme celles de l’intégration et du « passage à la limite ». Il faut d’ailleurs dire que les mathématiques, plus que toute autre science, fournissent ainsi un symbolisme tout particulièrement apte à l’expression des vérités métaphysiques, dans la mesure où celles-ci sont exprimables, ainsi que peuvent s’en rendre compte ceux qui ont lu quelques-uns de nos précédents ouvrages ; c’est pourquoi ce symbolisme mathématique est d’un usage si fréquent, soit au point de vue traditionnel en général, soit au point de vue initiatique en particulier(4). Seulement, il est bien entendu que, pour qu’il puisse en être ainsi, il faut avant tout que ces sciences soient débarrassées des erreurs et des confusions multiples qui y ont été introduites par les vues faussées des modernes, et nous serions heureux si le présent travail pouvait tout au moins contribuer en quelque façon à ce résultat.